La Scena Musicale

Tuesday, November 4, 2008

Puccini 150

Le meilleur de Puccini sur disque
Joseph So

[English]

L’année 2008 marque le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Giacomo Puccini (1858-1924). Partout en Italie, mais particulièrement à Lucques et à Torre del Lago, des représentations spéciales, des expositions, des films, des conférences et des colloques ont célébré cet anniversaire. Ici au Canada, les Disques XXI-21, en partenariat avec La Scena Musicale, ont fait paraître deux CD des plus célèbres enregistrements de Puccini. Je viens de passer la journée à écouter les joyaux de ce coffret. Quel voyage dans le temps ! Je retrouve les enregistrements de ma jeunesse, j’en ai encore bon nombre dans ma collection de vieux vinyles, dont certaines plages sont tellement usées qu’elles ne sont plus écoutables. J’ai donc été enchanté d’en retrouver les meilleurs extraits rassemblés sur deux disques, qui iront directement dans le lecteur de ma voiture ! J’ai retrouvé sur ces disques des moments inoubliables. Voici mes préférés, mes choix pour une île déserte, si vous voulez, rangés par opéra.

La Bohème

L’enregistrement de 1956 par RCA avec sir Thomas Beecham au podium est difficile à battre – la douce et tragique Mimi de Victoria de los Angeles nous fend le cœur alors que le timbre éclatant de Jussi Bjoerling en Rodolfo peut difficilement être surpassé, pace Luciano Pavarotti. J’aurai toujours cependant un faible pour Renata Tebaldi dans l’enregistrement Decca de 1959 dirigé par le grand Tullio Serafin. C’est l’un des premiers enregistrements d’opéra que j’ai achetés et il demeure l’un de mes grands favoris. La Mimi de Tebaldi fait moins jouvencelle, mais la pure beauté du son est à couper le souffle. L’Addio, senza rancor du 3e acte est bien capté ici.

Tosca

Les généreuses trente minutes sont tirées du légendaire Tosca de Callas et di Stefano sur EMI (1953) dirigé par Victor de Sabata. Les deux artistes étaient à leur zénith absolu – Callas n’a jamais sonné aussi bien, l’intonation est sûre et l’instinct dramatique électrisant. Giuseppe di Stefano est également impressionnant : son timbre est d’une grande beauté, l’aisance technique est remarquable. Ajoutons le grand Tito Gobbi en Scarpia et voilà un Tosca immortel.

Manon Lescaut

Nous avons choisi l’enregistrement injustement méconnu de Decca paru en 1954, avec une jeune Tebaldi dans une voix resplendissante – son In quelle trine morbide est exquis. Son partenaire est un puissant Mario del Monaco à son meilleur, pas toujours subtil, mais peu de ténors peuvent rivaliser avec son squillo !

Madama Butterfly

Les enregistrements de Callas et de Tebaldi choisis ici permettent une comparaison directe entre les deux divas. La Cio-Cio San de Tebaldi est un tantinet mûre – on sent pas qu’elle n’est pas vraiment Butterfly, mais plutôt une soprano spinto italienne incarnant une geisha. Sauf que le timbre est si somptueux qu’il serait bête de chicaner. Quant à Callas, elle tient son tempérament fougueux en sourdine et sa Butterfly est particulièrement touchante. Les Pinkerton sont deux excellents ténors alors à leur sommet – Carlo Bergonzi et Nicolai Gedda. Je ne voudrais me passer ni de l’un ni de l’autre.

La Fanciulla del West

J’ai vu la Tebaldi dans cet opéra au Metropolitan en 1970, alors que sa voix avait connu des jours meilleurs. Mais dans cet enregistrement Decca de 1958, elle a douze de moins, elle est dans une forme splendide et sa Minnie est craquante. Minnie n’a pas d’arias renversants, mais Tebaldi chante l’arioso de l’acte I, Laggiù nel soledad, avec une pureté de timbre et un contre-ut admirables, facultés qu’elle ne possédait plus en 1970. Dans le rôle de Dick Johnson, Mario del Monaco chante bellement Ch’ella mi creda, avec une sensibilité étonnante.

Turandot

S’il existe une omission regrettable dans ce coffret, c’est l’absence de Birgit Nilsson, la Turandot du milieu du XXe siècle. Nous avons à sa place la soprano allemande Inge Borkh dans l’enregistrement Decca de 1955. Borkh, mieux connue en opéra allemand, a été éclipsée par Nilsson, mais sa Turandot est une révélation. Son aria In questa reggia est magnifique, tellement en fait que n’importe quelle maison d’opéra d’aujourd’hui serait enchantée de l’engager ! Dans ces extraits, nous avons droit en plus à Tebaldi en Liu, un rôle qu’elle n’a jamais chanté sur scène. Elle chante un charmant Signor, ascolta! Des trois Calaf représentés – di Stefano, del Monaco et Bjoerling, je préfère l’élégance et le timbre résonant de Bjoerling.

Bonus Tracks

À mes yeux, la partie la plus fascinante de ce coffret est la collection d’airs quasi-introuvables chantés par des voix du passé. La brésilienne Bidù Sayao est une délicieuse Lauretta dans O mio babbino caro enregistré à New York en 1947 sous la direction d’Eric Leinsdorf. Le grand Beniamino Gigli, avec sa suavité proverbiale, chante un court extrait, O dolci mani du 3e acte de Tosca. Deux autres sopranos nous donnent de beaux, quoique peu idiomatiques Si, mi chiamano Mimi – Ina Souez dans une jolie voix de soubrette, mais son parlando est laborieux et son portamento est discutable. La version légendaire de Maria Cebotari est plus convaincante, mais l’air paraît fort étrange en allemand. On peut dire la même chose du Senza mamma de Joan Hammond, traduit en anglais par Dying thus without a mother’s blessing. La voix est jolie, mais la diction est si mauvaise qu’elle pourrait chanter en mongol que nous n’en saurions rien. Le grand ténor français Georges Thill chante un élégant Nessun dorma. L’extrait le plus curieux est peut-être celui d’Enrico Caruso chantant Vecchia zimarra, l’air du manteau de Colline au 4e acte, enregistré par RCA Victor en 1916. Caruso assombrit sa voix, mais s’il se tire d’affaire comme baryton, il est carrément dépassé dans le registre de la basse. La légende veut qu’un jour, pendant une représentation de La Bohème, le Colline de la production a perdu la voix. Caruso le remplaça et chanta l’aria de deux minutes le dos tourné au public. Il enregistra ensuite l’aria, mais demanda plus tard que l’enregistrement soit détruit. Pour notre plus grand bonheur, une copie a survécu.

Tout considéré, voici une anthologie aussi fascinante qu’agréable, un ajout précieux à toute collection de disques de Puccini.

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Review of Puccini 150

The Best of Puccini on Record
Joseph So

[Français]

This year is the 150th anniversary of the birth of Giacomo Puccini (1858-2008). Throughout Italy but particularly in Lucca and Torre del Lago, special performances, exhibitions, screenings, lectures and academic conferences will mark the occasion. Here in Canada, XXI-21Records, in partnership with La Scena Musicale, is issuing a 2-CD set of some of the greatest Puccini recordings ever made. I just spent a day listening to the gems contained in this release – what a trip down memory lane! These are recordings of my youth, many of which I have in my old LP collection, with tracks so worn out that they are practically unplayable. It is great to have the best bits now put together on two discs, which will go straight into my car CD player. There are many memorable moments on the discs. Here are some of my favourites, my personal desert-island selections, arranged by opera:

La bohème

The 1956 RCA recording with Sir Thomas Beecham at the podium is hard to beat – the gentle and tragic Mimi of Victoria de los Angeles tugs at the heart strings while the clarion tones of Jussi Bjoerling as Rodolfo can’t be surpassed, pace Luciano Pavarotti. But I’ll always have a soft spot for Renata Tebaldi in the 1959 Decca recording under the great Tullio Serafin. This was one of the first opera recordings I bought, and it remains one of my favourites. Tebaldi’s Mimi isn’t girlish, but the sheer beauty of her sound takes your breath away. The Act 3 “ Addio, senza rancor” is well captured here.

Tosca

The generous, 30+ minutes comes from the legendary Callas and di Stefano Tosca on EMI (1953), conducted by Victor de Sabata. It caught both artists at their absolute peak – Callas never sounded better, with rock solid intonation and spitfire dramatic instinct. Giuseppe di Stefano is equally impressive, singing with great beauty of tone and technical ease. With the wonderful Tito Gobbi as Scarpia, this is a Tosca for the ages.

Manon Lescaut

Here we have the much-underrated 1954 Decca recording, featuring a youthful Tebaldi in resplendent voice – her “In quelle trine morbide” is exquisite. Partnering her is Mario del Monaco at his stentorian best, not exactly subtle but few tenors can touch him when it comes to squillo!

Madama Butterfly

The Callas and Tebaldi recordings chosen here allow a direct comparison of the two divas. Tebaldi’s Cio-Cio San is a tad mature – one never gets the sense that she is really Butterfly, but is rather an Italian spinto soprano impersonating a geisha. But with such opulent tone, I won’t quibble over characterization. Callas keeps her fiery temperament in check here, and her Butterfly is quite moving. Partnering the ladies as Pinkerton are two excellent tenors caught in their respective primes – Carlo Bergonzi and Nicolai Gedda. I wouldn’t want to do without either one.

La fanciulla del West

I actually saw Tebaldi in this opera at the Metropolitan in 1970, when her voice was past its prime. But here we have her twelve years earlier, in great form as a knock-‘em-dead Minnie, in the 1958 Decca recording. Minnie doesn’t have any show-stopping arias, but Tebaldi brings off this Act 1 arioso “Laggiù nel soledad” with purity of tone and a firm high C, something she no longer possessed in 1970. The Dick Johnson is Mario del Monaco, who sang with beauty of tone and surprising sensitivity in “Ch’ella mi creda.”

Turandot

If there’s one regrettable omission on this set, it is the absence of Birgit Nilsson, the reigning Turandot of mid 20th century. In her place we have German soprano Inge Borkh on the 1955 Decca recording. Borkh is better known in German opera and she was overshadowed by Nilsson, but her Turandot here is a revelation. Her “In questa Reggia” is good, so good in fact that any opera house today would be thrilled to have her! On this recording we have the added bonus of Tebaldi as Liu, a role she never sang on stage. She contributes a lovely “Signor, ascolta!” Of the three Calafs represented – di Stefano, del Monaco, and Bjoerling, I prefer Bjoerling for his elegance and plangent tone.

Bonus Tracks

For me, this is the most fascinating part of the set, with eight hard-to-find arias by famous singers of the past. Brazilian soubrette Bidù Sayao is a delicious Lauretta in “O mio babbino caro” under the baton of Eric Leinsdorf, recorded in New York in 1947. The great Beniamino Gigli sings a short excerpt, “O dolci mani” from Act 3 Tosca with his trademark honeyed tone. Two more sopranos offer a beautiful if unidiomatic “Si, mi chiamano Mimi”. Ina Souez has a nice soubrette sound, but she doesn’t have the facility with parlando, and she sings with little portamento. The legendary Maria Cebotari’s version is better, but the aria sounds very strange in German. The same can be said about Joan Hammond’s “Senza mamma”, translated into English as “Dying thus without a mother’s blessing.” The voice is lovely, but her diction is so indistinct that she could have been singing in Mongolian and we wouldn’t know. The great French tenor Georges Thill sings a stylish “Nessun dorma.” Perhaps the most curious selection is Enrico Caruso singing “Vecchia zimarra”, Colline’s Act 4 “Coat Song”, recorded by RCA Victor in 1916. Caruso darkens his voice here, but you can tell he can manage the baritone tessitura though not basso. Legend has it that once in a performance of La bohème, the Colline lost his voice and Caruso turned his back to the audience and sang the two-minute aria! He went on to make this recording, but later asked to have it destroyed. It is our great good fortune that a copy of it survived.

Overall this is a thoroughly fascinating and enjoyable release, and a great addition to any collection of Puccini recordings.

Part of the proceeds from the sale of this recording goes to fund the mission of the charity La Scène musicale, to promote music and the arts.

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Thursday, October 9, 2008

Puccini : Tosca

Catherine Malfitano (Floria Tosca), Richard Margison (Mario Cavaradossi), Bryn Terfel (Scarpia), Mario Luperi (Cesare Angelotti), Enrico Fissore (le Sacristain), John Graham-Hall (Spoletta), Jef Van Wersch (Sciarrone), Tom Kemperman (un geôlier), Andreas Burkhart (un berger)
Chœurs du Nederlandse Opera et Utrecht Cathedral Choirschool
Orchestre du Royal Concertgebouw / Riccardo Chailly
Mise en scène : Nikolaus Lehnhoff
Decca 0743201 (137 min)
**** $$$$

En 1953, une Maria Callas à son zénith – entourée de l'incomparable Giuseppe Di Stefano et d'un Tito Gobbi envoûtant – enregistrait la version définitive de Tosca, insurpassée depuis au plan musical, un miracle discographique (Naxos 8.110256-57). Mais depuis l'avènement de la vidéo, l'amateur qui tient l’opéra pour une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk disait Wagner) et qui en demande autant pour charmer l’œil que pour ravir l’oreille, peut satisfaire ce désir. Il a le choix entre une captation de spectacle monté par une maison d’opéra, et une version purement cinématographique. À cette dernière catégorie appartiennent deux excellents films : celui de Benoît Jacquot, mettant en vedette le trio Gheorghiu-Alagna-Raimondi (DVD Kultur D4010, 2001), et celui de Brian Large, tourné à Rome sur les lieux mêmes de l’action: église Sant'Andrea della Valle, Palais Farnese, château Saint-Ange (VHS Teldec Video, 1992). Si l'on préfère la représentation en salle, le présent DVD, gravé en 1998, est une acquisition intéressante. Malfitano y incarne un personnage qu’elle a beaucoup joué (y compris dans le film de Brian Large). Elle dégage le mélange de sensualité et de fragilité qu'on associe à Tosca. Moins charismatique que sa partenaire, Margison fait entendre une voix puissante qui insuffle de l'ardeur à Cavaradossi. Terfel, de son côté, campe un Scarpia de luxe, conjuguant le talent de comédien des Gobbi et Raimondi à une technique vocale supérieure. Ses altercations avec Malfitano laissent deviner une profonde connivence entre les deux comédiens-chanteurs (encore plus remarquable toutefois dans la Salomé mise en scène par Luc Bondy en 1997). Terfel incarne un vilain machiavélique, en parfaite adéquation avec l'oppressante scénographie. Lehnhoff opte pour des décors carcéraux presque kafkaïens qui ménagent peu d’issues; ainsi, l’escalier du deuxième acte se volatilise, forçant le saut final dans le vide. Et puis il y a cette immense hélice, dont le tranchant symbolise l'impitoyable cruauté du chef de la police de Rome… Il manque à cette production l’énergie qu'assure habituellement la présence du public (où est-il ?). Mais si la foule est silencieuse, l’orchestre du Royal Concertgebouw lui est éloquent, soulignant en un chatoiement de couleurs et de nuances les multiples états d'âme des protagonistes.

- Pierre Demers

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Wednesday, April 16, 2008

Giacomo Puccini : La Bohème

« Simulcast » du Metropolitan Opera House de New York
Le samedi 5 avril 2008, à 13 h 30
Distribution (en ordre d'apparition vocale) : Ludovic Tézier (Marcello), Ramon Vargas (Rodolfo), Oren Gradus (Colline), Quinn Kelsey (Schaunard), Paul Plishka (Benoît), Angela Gheorghiu (Mimi), Meredith Derr (Parpignol), Paul Plishka (Alcindoro), Ainhoa Arteta (Musetta), Robert Maher (sergent des douanes), Richard Pearson (agent des douanes).
Production, mise en scène et décors : Franco Zeffirelli
Costumes : Peter J. Hall
Éclairages : Gil Wechsler
Chœurs et Orchestre du Metropolitan Opera House de New York dirigés par Nicola Luisotti

On murmure entre les branches que le film du simulcast de la représentation de La Bohème de samedi dernier est destiné à remplacer le DVD maison, qui date de 1982 : il s’agit de la version mettant en vedette Teresa Stratas, Renata Scotto et José Carreras, sous la direction de James Levine (Pioneer, indisponible). Sans doute est-il permis de préférer la distribution de 1982 qui, entre autres choses, comportait davantage de « grands noms » ou, en tout cas, de noms connus (en plus de ceux qu’on a déjà mentionnés : Richard Stilwell, Allan Monk, James Morris) que celle de 2008, où il n’y a guère que le Rodolfo et la Mimi qui soient des vedettes internationales.

Le divo, Ramon Vargas, a la voix de Rodolfo, mais pas le physique de l’emploi, au contraire de Carreras qui avait les deux. Mais cela on l’oublie vite, tant il est sincère, entier et au sommet de sa forme vocale. Certains lui ont reproché un contre-ut un peu trop prudent, dans le duo de la fin du premier acte, mais ce ne sont là que des vétilles. Il existe entre lui et sa diva une chimie particulière et qui se manifeste, avec splendeur, lorsque, ensemble, ils traversent divers états de la passion, les joies et les douleurs de l’amour.

Angela Gheorghiu, par ailleurs, a à la fois le physique et la voix de Mimi. Son instrument est un peu petit, mais elle compense ce défaut par sa maîtrise vocale et l’intelligence et l’intensité de son jeu de comédienne. À cet égard, elle rappelle Stratas, à cette différence près que le style dramatique de la chanteuse canadienne était beaucoup plus spontané, beaucoup moins calculé que le sien. Alors même que Mme Gheorghiu exécute le moindre geste, chante la moindre note à la perfection, elle nous laisse toujours un peu un retrait de l’illusion. C’est notamment le cas dans la scène finale où, alors que les autres personnages, bouleversés, se pressent autour de son cadavre, étendu sur le lit, elle seule n’a pas l’air de croire qu’elle est vraiment morte.

Le soprano Ainhoa Arteta n’a pas les moyens vocaux de Renato Scotto et ne sera jamais une artiste du même calibre. Mais elle a ce qui a toujours un peu manqué à Scotto : une sensualité authentique. Et quelle fougue ! À partir du moment où elle fait son entrée au deuxième acte, la scène lui appartient, et elle ne la lâchera pas, demeurant l’objet de l’attention universelle jusqu’au tout dernier moment, au risque même de compromettre la mise en scène.

Le public new-yorkais a réservé un accueil enthousiaste aux détenteurs de rôles « mineurs » (si tant est qu’il y en ait dans cette œuvre) qu’il connaissait déjà, tels le vétéran Paul Plishka, en Benoît et Alcidoro, et Quinn Kelsey, en Schaunard, et ce, en dépit de son physique pachydermique. Par contre, on s’est montré beaucoup plus réservé envers Oren Gradus. Le chanteur auquel on risque de s’intéresser de plus en plus, c’est le Français Ludovic Tézier, très admiré en Europe et même au-delà, grâce au DVD, mais encore inconnu de la plupart des opéraphiles américains. Or, il vient de démontrer ce qu’une voix splendide alliée à un solide métier d’acteur peut contribuer à un rôle comme celui de Marcello et, partant, à La Bohème tout entière, dont c’est l’un des rôles pivots. Il faut s’attendre à le revoir à nouveau, et dans des emplois de plus en plus importants, sur la scène du Met.

Au podium, Nicola Luisotti dirigeait comme s’il était en amour avec la partition.

Le jeune maestro (45 ans), originaire de Lucques en Toscane, s’impose depuis quelques années comme l’un des grands chefs italiens de sa génération. Il vient d’être nommé directeur artistique de l’Opéra de San Francisco pour la saison 2008-2009 et il faut s’attendre à ce qu’il devienne lui aussi un habitué du Met et de ses simulcasts, d’autant plus que son répertoire de prédilection est constitué en partie d’ouvrages qui laissent James Levine indifférent, en partie d’œuvres qui ont cessé de l’intéresser.

La mise en scène était celle de Franco Zeffirelli dans – il faut le préciser – sa version new-yorkaise, car c’est un fait que lorsque, en 1981, le Met a invité le metteur en scène florentin à monter une nouvelle production de La Bohème, il y avait déjà près de vingt ans qu’il travaillait à mettre au point son « concept » de l’œuvre, et il n’a pas cessé d’expérimenter depuis. En conséquence, vingt-sept ans après, « sa » mise en scène existe en de multiples variantes dont plusieurs ont mérité les honneurs de la vidéo, et dans certains cas plus d’une fois, comme c’est le cas de celle du Met. À force d’être trimballlée et imitée aux quatre coins du monde, elle est devenue « classique », la vision canonique, si l’on peut dire, d’un opéra qui lui-même l’emporte en popularité sur tous les autres. Le troisième acte a toujours été très admiré. Le premier, par contre, est un peu sombre, un défaut particulièrement accentué au Met samedi dernier. C’était alors exactement la 349e fois qu’on y montait la production en question. L’événement avait déjà, un peu plus tôt dans la semaine, donné lieu à une célébration qui marquait aussi la fin d’une ère. Zeffirelli a quatre-vingt-cinq ans et, quand il n’est pas occupé à prodiguer des conseils vestimentaires au pape Benoît XVI, consacre les énergies qui lui restent à tenter de convaincre l’industrie cinématographique de lui donner les moyens de compléter son dernier film, une suite à son grand succès des années 1970, François et les chemins du soleil.

-Pierre Marc Bellemare

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Monday, February 18, 2008

Puccini : Manon Lescaut

Simulcast du Metropolitan Opera House de New York

Samedi 16 février 2008, 13 h 00

Distribution : Karita Mattila (Manon Lescaut), Marcello Giordani (chevalier des Grieux), Sean Panikkar (Edmondo), Dwayne Croft (Lescaut), Dale Travis (Geronte), Paul Phlishka (l’aubergiste), Tamara Mumford (une musicienne), Bernard Fitch (un maître de danse), un allumeur de lampadaires (Tony Stevenson)

Chœurs et orchestre du Metropolitan Opera House de New York dirigés par James Levine

Costumes et décors : Desmond Heeley.

Mise en scène : Gina Lapinski.

Production originellement (1980) conçue et mise en scène par Gian Carlo Menotti

***

La production de Manon Lescaut de Puccini que l’on a pu voir lors du simulcast de samedi est virtuellement la même (décors, costumes, mise en scène) que celle, signée Gian Carlo Menotti, dont témoignait, il y a déjà près de trente ans, une représentation de l’œuvre mettant en vedette Renata Scotto et Placido Domingo qui est disponible en DVD sous étiquette Deutsche Grammophon (00440 073 4241). Tout au plus a-t-on rafraîchi quelques éléments de décor. L’ensemble est d’un réalisme efficace dont il n’y a pas lieu de se plaindre, sauf peut-être au dernier acte, excessivement sombre et dépouillé, où l’on a raté une occasion de nous montrer un coin de ces fameux « déserts de la Lousiane », qui n’existent que dans cet opéra.

Le principal atout que les deux enregistrements ont en commun est la présence, au pupitre, de James Levine, qui n’a jamais caché son admiration pour l’œuvre et son impatience de la faire mieux connaître. Il est instructif de constater à quel point tant sa conception de la partition que sa maîtrise de son métier ont évolué sur trois décennies. En 1980, sa direction, certainement, était plus fougueuse, plus passionnée, mais aussi moins subtile. Aujourd’hui il s’attache davantage aux détails qu’il distingue soigneusement de la masse orchestrale avec un doigté qui est devenu comme une seconde nature. Trop de doigté peut-être. Son deuxième acte, en tout cas, a déçu, de même que l’intermezzo qui précède l’acte suivant. Se pourrait-il que la partition, trop souvent dirigée, trop familière, commence à l’ennuyer?

Par contre, on se félicitera du fait que, cette fois-ci, le maestro ait accordé davantage de soin à la distribution des rôles secondaires, notamment à celui, assez ample, d’Edmondo, au premier acte. Le prestataire du rôle en 1980, et dont on taira le nom par charité, était à peine audible. Son successeur de 2008, Sean Panikkar, sans être transcendant, est de loin supérieur, et pourrait être promis à un bel avenir de ténor lyrique. Ont également droit à des médailles l’allumeur de lampadaires, Tony Stevenson, qui a fait bien davantage impression que son prédécesseur de 1980, et le maître de danse, Bernard Fitch, qui a su conférer un relief inhabituel à son emploi de comprimario en le dotant d’une parodie d’accent français très réussie.

Dwayne Croft (Lescaut) et Dale Travis (Geronte) sont de vieux routiers qui savent comment se glisser dans la peau d’un personnage pour ensuite l’ajuster à leur façon. Croft, très en voix cet après-midi, était le parfait roué, aussi méprisable que séduisant. Travis n’était peut-être pas en aussi bonne forme, mais cela ne l’a pas empêché de tirer tous les effets voulus des bouffonneries de son personnage.

Venons-en aux deux principaux chanteurs...

On se demande quel diablotin a pu suggérer à Mme Mattila l’idée de chanter la Manon de Puccini, rôle auquel rien, semble-t-il, ne la destinait. Non seulement a-t-elle le faciès d’une Gretchen plutôt que d’une Manon, mais elle a aussi l’âge de la sœur aînée de la mère de son personnage. Et pourtant, une fois sur scène, elle fait preuve d’une telle sincérité, d’une telle intensité, d’un tel talent de comédienne qu’elle réussit presque à triompher de ces obstacles, ainsi que de quelques gros plans peu charitables. Là où elle y parvient peut-être un peu moins, c’est au deuxième acte, où certains de ses efforts pour incarner une petite écervelée tombent carrément dans la niaiserie. Par contre, au dernier acte, où le facteur âge ne compte plus vraiment, elle emporte la conviction et, faisant appel aux ressources qu’elle a appris à faire fructifier au contact de Wagner, Janáček et Strauss, du coup transforme ce qui, trop souvent, n’est qu’un épilogue plus ou moins ennuyeux en un minidrame passionnant et quasi autonome, une sorte d’Erwartung vériste. À ce moment, et rien qu’à ce moment-là, je la préfère (oserai-je l’avouer ?) même à Renata Scotto, la Manon de 1980, pourtant une puccinienne consommée, ce que Karita Mattila n’est pas et ne sera jamais.

Mais qu’à cela ne tienne. Il y a des paris, même condamnés d’avance, qu’il vaut la peine de tenir au vu de certains des résultats. C’est le cas de la Manon de Mattila.

Marcello Giordani (des Grieux) est un artiste d’une grande intelligence et parfaitement au fait des difficultés de son rôle. Ce dernier est assez lourd, techniquement difficile et quelque peu composite, comme c’est souvent le cas dans les premiers essais de composition d’un futur grand maître. Non seulement le chanteur est-il, comme Manon d’ailleurs, confronté à des masses orchestrales qui, par moments, menacent de l’engloutir, mais le style vocal de ce qu’on lui demande de chanter tend à varier d’un acte à l’autre. L’approche de Giordani, comme il s’en est lui-même franchement expliqué dans un entracte, consiste à faire fond sur sa formation de belcantiste pour ensuite s’investir pleinement dans les passages qui mettent en valeur sa voix de lirico spinto. Sans doute le chanteur, qui n’a pas les moyens d’un Pavarotti, se ménage-t-il un peu au début, en prévision des défis des actes subséquents, mais lorsque le moment vient de montrer de quoi il est capable, il se dépense sans compter. Il sait également faire preuve d’esprit chevaleresque, au point d’appuyer discrètement, avec puissance et retenue, sa prima donna chaque fois que celle-ci risque de s’exposer un peu trop, en particulier dans leurs scènes d’intimité du deuxième acte. Quant à sa conception du rôle, j’avouerai que je la préfère à celle de Domingo. Tandis que ce dernier concevait des Grieux comme un jeune possédé à peine plus responsable de ses actes que sa Manon, le des Grieux de Giordani sait parfaitement qu’il agit comme un imbécile, sauf qu’il est incapable de faire autrement.

-Pierre Marc Bellemare

Le prochain simulcast du Met aura lieu le 15 mars prochain. On présentera alors Peter Grimes de Benjamin Britten.

> Lire : Critique en anglais par Joseph So

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Met in HD: Manon Lescaut

Puccini's third opera and his first major success, Manon Lescaut had its premiere in 1893. Although its popularity isn't quite on the same level of Madama Butterfly and La Boheme, this opera has earned a rightful place in the standard repertoire. For me, it represents verismo at its best. If you are a tenor fan, you'll love his four arias and the extended Act Two duet. And of course the title role has been a great vehicle for many a spinto soprano the likes of Tebaldi and Olivero. Indeed this piece demands great voices and strong stage personalities. I remember the last time the COC did it, the soprano (who shall remain nameless) was so singularly lacking in vocal allure and dramatic verisimilitude that the performance fell totally flat. The audience responded with the most tepid applause I've experienced at the COC. To be sure, great Manon Lescauts don't grow on trees. Even the Met had not staged this opera for eighteen years, the last time with Mirella Freni. So there was considerable excitement and interest over the current revival.

I am happy to report that the Met's revial is a triumph. First, it is cast from strength, with Finnish soprano Karita Mattila in the title role. Since her win in the first Cardiff Singer of the World Competition, Mattila has built her enviable reputation first in Mozart, then in the German and Slavic operatic repertoire, as a great Eva, Elsa, Jenufa, Katya, Lisa, Tatyana, Arabella, Salome, and Leonore. In more recent years, she also had success as Elisabetta and Amelia, and she is one of the most glamorous Hanna Glawari one is ever going to encounter on the opera stage. But Puccini? I was among the skeptics as to whether Puccini would be a good fit for her, since her Nordic sound with its cool timbre and relatively "straight tone" would not seem ideal in the "blood and guts" verismo genre. She defied the critics by singing Manon Lescaut in her native Finland to great acclaim in 1999, and more recently she has scored a triumph in this role in San Francisco and Chicago. Partnering her on this Met revival is Italian tenor Marcello Giordani, who is having a big season there as Pinkerton, Romeo, Ernani, and Des Grieux. Rounding out the cast is American baritones Dwayne Croft as the callous brother Lescaut and character baritone Dale Travis as Geronte.

Seen and heard on Saturday Feb. 16 at the Sheppard Grande, this Manon Lescaut proved to be another big success. Three cinemas were totally sold out, but I was told by Greg the manager that the upcoming Boheme is so popular that it will be shown in no less than four cinemas, and tickets are going fast. Unlike last season when the signal was hit or miss, the satellite feed this year is much more reliable. Other than a little problem with the subtitles at the very beginning, and a six-second glitch of distorted picture and loss of sound - thankfully occuring after "In quelle trine morbide"! - the transmission was flawless. I give credit to Sheppard Grande for being so organized when it comes to crowds. At intermission, theatre staff were positioned in strategic locations in the washrooms to ensure proper traffic flow. Cinemas were spotless, and the newly built concession a nice addition. However, the highly perishable sandwiches (chicken caesar wrap, tuna salad etc.) were sitting on the counter while they should instead be refigerated - a potential food safety issue.

This quarter-century old production of Manon Lescaut appears to have undergone some refurbishing. It still looks fine, with Act Two particularly sumptuous. With a live audience AND a movie audience, the balancing act to satisfy both can be tricky. In the house, one is used to large gestures so those sitting in the gallery can still see what is going on. Heavy make-up is the order of the day, lest singers' faces will look washed out to those sitting at the back. But such exaggerated acting and heavy make-up would look ridiculous at closeup, in High Definition no less! So I think both were considerably toned down for the benefit of the camera. At intermission, Mattila casually mentioned that she is 47. She remains remarkably youthful, but there is no point in pretending that she is the embodiment of a teenage Manon, especially when closeups cameras are so unforgiving when it comes to her wrinkled forehead. Still, all is forgiven when one encounters such exceptional vocalism. No, hers is not a particularly Italianate sound, but it didn't matter on this afternoon. Her two high Cs and loads of Bs on this occasion were thrilling. It made up for her relatively weak middle and lower ranges. Her Manon is also dramatically nuanced, vulnerable and sympathetic. As Des Grieux, Giordani may look a bit mature to be a young student, and his singing wasn't particularly elegant. But he was an ardent Des Grieux, with a completely secure high register. Act One was a bit slow - it always is in this opera, but gathered momentum in Act Two. By the last two acts, Mattila and Giordani burned up the stage and they received a well deserved ovation. American baritone Dwyane Croft was good if a little anonymous in the rather thankless role of Lescaut. Dale Travis, whom I saw last summer as an unimpressive Don Alfonso in a Santa Fe Cosi fan Tutte, was excellent as Geronte, a character role. Perhaps the greatest revelation on this afternoon was the conducting of James Levine. Not known as a Puccini conductor (despite his professed love for Puccini at the intermission chat), Levine's best work has been reserved for Wagner, Strauss and Verdi. So it came as a complete surprise how committed and involved he was in an opera he had not touched in more than twenty years. His conducting on this afternoon had all the passion and excitement one could possibly want, drawing torrents of sound from the orchestra at the climaxes.

There you have it. Perhaps not a Manon Lescaut for the ages, but overall a very satisfying performance on a wintry afternoon.

> Pierre Bellemare's review [in French]


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