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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 9

Le Sacre du Printemps

4 juin 2003

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Propos de Jacques Lacombe, premier chef invité de l'OSM, recueillis et mis en forme par Réjean Beaucage

Stravinski reste certainement pour moi l'un des grands génies du XXe siècle. Pourtant, il a à la fois, et ça peut paraître choquant, un côté un peu anti-académique et qui sort complètement des sentiers battus. La force de Stravinski est d'arriver à créer quelque chose de complètement nouveau, tout en conservant derrière les notes, si j'ose dire, un enracinement profond dans la tradition, contrairement à beaucoup de compositeurs d'avant-garde (même s'il peut paraître étonnant de parler aujourd'hui du Sacre comme d'une œuvre d'avant-garde). Il y avait au début de ce siècle un courant romantique qui commençait à être suranné. C'est dans ce contexte-là que Stravinski est arrivé avec une vision radicalement nouvelle, anti-académique, mais qui dénote toutefois une technique très solide et un génie pour l'orchestration. Ce devait être une époque magnifique. Si j'avais personnellement le choix, je retournerais soit à Vienne au tournant du siècle ou à Paris à l'époque du Sacre. Bien sûr, le travail de Stravinski n'a pas forcément été compris de tous à l'époque et sa musique représentait un série de défis pour les musiciens. Pour un orchestre qui monte cette pièce pour la première fois, il y a encore aujourd'hui des difficultés à surmonter. Ça reste toujours une œuvre stimulante à diriger, tant sur le plan de la direction d'orchestre que sur celui de la technique. Il n'y a pratiquement pas de moment de répit pour la centaine de musiciens requis et ils sont tous sollicités de manière virtuose.

Le mélange des timbres, qui réclame des musiciens une nouvelle sensibilité à leurs collègues, est une autre particularité de la musique de Stravinski. Par exemple, un thème passe de la trompette au hautbois ou du cor anglais à la flûte. Trouver la couleur juste pour que les transitions de timbres s'effectuent avec une certaine subtilité – parce que, bien sûr, il y a des moments où ce doit être choquant, mais d'autres où ce sont des modulations de timbres d'une subtilité géniale –, requiert un travail de finesse et d'écoute collective. On revient toujours à l'aspect rythmique de cette partition, mais, lorsqu'on la possède bien, cela devient pour ainsi dire un jeu supplémentaire. Certains changements de tempo paraissent surprenants lorsque l'on regarde la partition pour la première fois, mais il y a beaucoup de relations de tempo entre les différentes sections, de sorte qu'une fois que l'on connaît la pulsation, ce n'est pas le tempo qui change, mais l'accentuation. Dans la « Danse Sacrale », par exemple, cette série de mesures irrégulières est vraiment du sport à diriger, mais le tempo en tant que tel ne change pas. La pulsation reste la même et l'on doit placer des accents très rapides. C'est ce qui donne à l'œuvre son côté dansant, mais il ne faut vraiment pas donner un accent à côté !

On raconte que Pierre Boulez se serait amusé, peut-être à des fins pédagogiques, à retranscrire le Sacre en 4/4. Je pense cependant qu'il y a aussi un aspect psychologique dans la notation musicale et, même s'il était possible de trouver sur papier une façon plus simple d'écrire l'équivalent, il reste que la façon dont la musique est notée détermine le message reçu par le musicien et influence sa façon de l'interpréter. Brahms, par exemple, écrit souvent sa musique en utilisant des valeurs anormalement longues. Si l'unité musicale de base est la noire, un compositeur qui écrit une mesure à quatre temps notera quatre noires (donc 4/4). Brahms utilise fréquemment la blanche, plutôt que la noire. On pourrait réécrire ses symphonies en 4/4 plutôt qu'en 4/2, mais, à la lecture, la blanche donne une impression de lenteur et une volonté de « soutenu », parce qu'il s'agit d'une valeur longue. Stravinski a choisi quant à lui la croche, notamment dans la « Danse Sacrale », d'où l'impression d'un style très nerveux rythmiquement et l'utilité de cette notation, qui n'est pas là seulement pour « faire compliqué ».

Le Sacre du Printemps (1913), d'Igor Stravinski, est bien sûr une des œuvres-phares du répertoire d'orchestre. Je crois que c'est le rêve de tout chef de la diriger un jour. C'est l'une des premières partitions que j'ai apprises, lorsque j'étudiais à l'Académie de musique de Vienne. Cependant, je la dirigerai pour la première fois en public. Par contre, j'ai déjà interprété sa version pour piano à quatre mains, lorsque j'étais au Conservatoire de musique du Québec. Je la possède donc bien. D'ailleurs, lorsque nous l'avons jouée à Vienne, il y avait certainement 10 ans que je l'avais apprise et je ne l'avais pas regardée depuis un bon bout de temps. Cependant, au cours d'analyse, le professeur s'est tourné vers moi et m'a demandé, comme j'étais l'un des deux finissants, d'en diriger la première partie. Je l'ai fait, pratiquement sans préparation, et tout ce que j'avais appris 8 ou 10 ans auparavant m'est très clairement revenu. Il s'est produit le même phénomène il y a deux semaines, lorsque nous l'avons répétée avec l'OSM.

Bien sûr, la commande qui nous a été faite de nous produire avec la troupe de danse de Marie Chouinard est particulière. Je sais par ailleurs que la chorégraphe a travaillé à partir de la version révisée de 1947, interprétée par le Cleveland Symphony Orchestra sous la direction de Pierre Boulez, alors qu'à l'OSM, les musiciens sont habitués à interpréter la version originale de 1913. Bien sûr, pour accompagner adéquatement la chorégraphie, nous devons dans ce cas-ci nous rapprocher de la version de Boulez. La flexibilité que cela exige est précisément la marque d'un grand orchestre. Il faut tout de même ajouter que les modifications apportées par Stravinski à la partition originale sont plutôt mineures. Le compositeur a usé à quelques reprises de ce stratagème qui lui permettait, en révisant les œuvres de sa première période, d'en prolonger les droits d'auteur... Il n'y apportait donc pas de changements cruciaux. Bien entendu, comme chef de ballet depuis une douzaine d'années, j'ai l'habitude de prendre en compte la partition à partir de laquelle a été conçu la chorégraphie. Ça peut à prime abord paraître contraignant, mais ce le serait tout autant de créer ensemble le spectacle de toutes pièces. Nous devrions convenir de la façon d'interpréter, chacun, notre part de l'œuvre afin de parvenir à ce que toutes ses composantes aillent dans la même direction. Dans ce cas-ci, nous travaillons à partir d'un cadre déjà établi. C'est un défi stimulant de créer à partir de ces paramètres ma propre interprétation du Sacre. Parce que, bien sûr, lorsque l'on travaille avec la danse, les nuances entre un tempo rapide, plus rapide ou moins rapide sont très subtiles. Dans ces cas-là, la différence au métronome entre 50 et 52 pulsations à la minute est vraiment minime, mais les danseurs la ressentent.

Évidemment, le sujet « tribal » du Sacre a fourni au compositeur la possibilité d'aller un peu plus loin dans ses recherches et de faire en sorte que cette partition soit un peu plus provocante que ses autres œuvres, dont certaines sont par ailleurs plus difficiles d'écoute. On peut penser au ballet Agon, par exemple. Mais le Sacre reste bien entendu un incontournable.

Debussy : Prélude à l'après-midi d'un faune – Stravinski : Le Sacre du Printemps

La Compagnie Marie Chouinard et l'Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Jacques Lacombe, le 26 juillet, à 20 h, à l'Amphithéâtre de Lanaudière. Au même programme, création par le Trio Hochelaga du Triple concerto, opus 69, pour violon, violoncelle et piano, de Jacques Hétu.


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