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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 3

Le Forum international des jeunes compositeurs : mémoires d'« outretemps »

Par Jacques Desjardins / 2 novembre 2002

English Version...


Le Forum international des jeunes compositeurs revient cette année à Montréal, après avoir fait escale en Australie il y a deux ans. Lancé en 1991, le Forum est organisé conjointement par le Nouvel Ensemble Moderne et la Faculté de musique de l'Université de Montréal. La formule demeure la même : on invite sept jeunes compositeurs à écrire une nouvelle œuvre pour le NEM et à séjourner pendant près d'un mois à Montréal pour assister aux répétitions, présenter des forums d'analyse et participer à des tables rondes sur la musique contemporaine. J'ai fait partie de la toute première cohorte de compositeurs invités à l'édition inaugurale, Forum 91, et c'est avec plaisir qu'à la demande de La Scena Musicale, je partage ces quelques réflexions sur mon expérience.

Première constatation : l'importance de l'événement et la réputation du NEM. En novembre 1991, j'étais inscrit à temps plein à l'Université du Michigan et j'y enseignais même une charge de cours. Je ne pouvais interrompre mes études pour un semestre sans risquer de perdre la bourse que l'université m'avait accordée pour toute la durée de mon doctorat. J'ai expliqué la situation et, sans hésiter, un de mes professeurs a accepté de donner mes cours à ma place pendant tout le mois de novembre. Il avait entendu parler du Forum et connaissait déjà le NEM, qui n'en était pourtant qu'à sa troisième saison.

Je me retrouve donc le 3 novembre 1991 à la Faculté de musique de l'Université de Montréal, où je rencontre autour d'un buffet tous les musiciens et la directrice artistique de l'ensemble. Le comité d'accueil comprend aussi tous les membres de l'équipe administrative : Pierrette Gingras, Claire Métras, Maryse Vaillancourt, Marie Marais et Linda Bouchard. C'est le premier contact avec mes collègues compositeurs : Marco Beltrami, Mary Finsterer, Stefano Gervasoni, Erik Oña, Bernfried Pröve et Hiroyuki Yamamoto. Le courant passe et on sent tout de suite une fébrilité dans l'air, comme le calme avant la tempête. On sait qu'on va participer à quelque chose de grand et d'unique. Les musiciens nous « adoptent » le premier jour et hébergent même certains d'entre nous. Ils forment une bande de joyeux surdoués dont l'enthousiasme contagieux n'a d'égale que leur passion sans bornes pour la musique contemporaine.

Dès le lendemain, les activités commencent et les tempéraments ne tardent pas à s'afficher... Pour Bernfried, il faut que ça bouge et la composition doit servir un engagement plus grand que l'art et la musique. Sa pièce fuse de toutes parts et surprend par sa construction angulaire et la violence du propos. Il faut dire qu'il venait tout juste d'assister, depuis les frontières de son pays, à la chute du communisme et que les deux Allemagnes entamaient à peine un douloureux processus de réunification. Stefano, quant à lui, regarde la musique au microscope. À l'instar de Webern, il explore l'essence du son comme un physicien étudie les particules subélémentaires. Dans son monde, les silences deviennent assourdissants et le vide prend toute la place. À l'autre bout du spectre, Mary offre un univers sonore qui tranche par son abondance. Ses sonorités riches combinent les cloches tubulaires et les multiphoniques pour faire sonner le NEM comme un orchestre de soixante musiciens ! Marco, l'Américain, accouche d'une œuvre qui respire la joie de vivre. Il affiche résolument son affection pour le système tonal, qu'il présente sous un visage personnel et dans une orchestration limpide qui ne laisse aucun doute sur la force de son métier. Hiroyuki, en revanche, ne cache pas sa prédilection pour le système sériel ! Son œuvre pour piano concertant révèle la rigueur de son travail, toujours assujetti à la finesse de son oreille intérieure. Enfin, Erik et moi représentons des pays américains qui ne sont pas des superpuissances et qui ne prétendent pas exporter leurs valeurs dans le reste du monde. En ce sens, nous ne sentons pas le besoin d'imposer des idées dans nos œuvres. Nos musiques se ressemblent par notre goût pour la beauté pure du son. Nous sommes deux contemplatifs qui aiment les harmonies naturelles en privilégiant les structures consonantes et le lyrisme mélodique.

Des identités si différentes auront tôt fait de croiser le fer aux nombreuses activités du forum ! Bernfried ne comprenait pas qu'Erik et moi puissions composer de la musique sans servir à la fois une cause « extra-musicale ». Stefano trouvait que l'ensemble jouait toujours trop fort, lui qui insistait pour que les détails de sa partition soit plus suggérés que joués, alors que Mary, elle, n'en avait jamais assez ! Et Hiroyuki était étonné que tout le monde lui demande son avis, lui qui venait d'un pays où l'on ne sollicitait jamais son opinion...

Notre groupe passe d'ailleurs pour le plus contestataire de l'histoire du Forum. À preuve, cette mémorable anecdote. Les concerts étaient diffusés en direct par Radio-Canada à l'émission Radio-concert. Des haut-parleurs avaient été installés dans la salle Claude-Champagne pour permettre aux spectateurs d'entendre les commentaires de l'animatrice. Le soir du 28 novembre 1991, tout juste avant d'entendre la création de ma pièce, je vois Mary, Erik et Bernfried se lever en bloc pour se rendre en coulisse et sommer l'animatrice de ne plus émettre d'opinions sur les œuvres au programme. Les haut-parleurs ont été illico débranchés... Et le lendemain, on s'est fait sermonner par Radio-Canada !

Nous avions aussi distribué un manifeste qui émettait notre position commune sur l'avancement de la musique contemporaine et sur l'expérience inoubliable que le forum nous avait fait vivre. Nous avions fondé « Le groupe des sept » et gardé contact pendant longtemps pour poursuivre la réflexion que le forum nous avait insufflée. En guise de conclusion, citons un passage de ce manifeste qui résume bien l'essence du Forum international des jeunes compositeurs : « Entre les compositeurs, Forum 91 a engendré un nouvel esprit de solidarité, une coopération sans frontières qui nous a fait saisir à quel point il est essentiel de garder vivant le besoin de comprendre et d'accepter les différences. »

L'auteur est professeur d'écriture musicale à l'École de musique de l'Université de Sherbrooke et chargé d'enseignement à l'Université de Californie, à Santa Cruz.

 


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