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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 7

Prokofiev et le xxe siècle

Par Jancimon Reid Concours d'articles d'�tudiants / 1 avril 2002

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« Tout ce que je ne comprends pas est une menace pour l'État. »
- J. Staline, en faisant allusion à l'art d'avant-garde russe

Époque mouvementée, le xxe siècle a été très propice au développement de l'art musical. La reconnaissance des musiciens à l'étranger a été facilitée par de nouveaux moyens de transport. Les développements technologiques ont permis aux compositeurs de multiplier leurs moyens d'expression. Parfois, le contexte politique a stimulé le milieu artistique en même temps qu'il a condamné le fruit de ses recherches.

Au début de ce siècle, plusieurs mouvements musicaux règnent dans les pays d'Europe. L'Allemagne vibre aux puissantes orchestrations postromantiques de Mahler et de R. Strauss. La France se délecte des poèmes impressionnistes de Debussy et de Ravel. En Russie, les salles de concert résonnent encore des oeuvres de Borodine, mais la nation russe se trouve plongée dans une grande instabilité qui devient propice à l'éclosion de jeunes talents tels Stravinski, Prokofiev et, plus tard, Chostakovitch. Une immense soif de renouveau se fait sentir. On en a assez des élans romantiques de Rimski-Korsakov et des ballets surannés de Tchaïkovski. L'art musical change à la vitesse de l'éclair. Il ne faut pas attendre bien longtemps pour que les jeunes musiciens se tournent vers un formalisme pur et dur. Celui-ci donnera naissance au néobarbarisme et au néoclassicisme, styles dont Prokofiev deviendra l'un des modèles.

Alors que le monde fait son entrée dans le xxe siècle, Prokofiev n'a que neuf ans. Quand il termine ses études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, son portfolio fourmille déjà de partitions musicales. Une série de concerts donnés à Moscou permet à une foule de mélomanes de faire la découverte du jeune prodige. Son talent de pianiste est remarqué au même titre que ses oeuvres qui ne tardent pas à diviser le public en deux clans. Sa musique frappe de plein fouet le milieu musical russe en dévoilant un visage inédit, celui d'un modernisme agressif motivé par un grand souci de recherche formelle. Une partie de la critique s'efforce alors de donner raison à Stravinski en attaquant Prokofiev de façon virulente. « Il me semble que l'on dépense trop de temps et d'attention en faveur de cet oisillon qui n'a pas encore pris ses plumes », écrit Sabanéïev, le plus fervent adversaire du jeune compositeur. Heureusement, un groupe de musicologues et de proches amis de Prokofiev répondent à ces attaques gratuites. « Prokofiev est en droit de ne pas aimer toute la vieille culture, de la haïr même... et je conçois qu'il puisse faire peur à tous ceux qui se cramponnent à leur beauté surannée et tremblent pour elle, craignant de la voir mourir s'il apparaissait une esthétique nouvelle », rétorque Igor Glébov, un élève du Conservatoire.

À l'opposé de plusieurs musiciens qui valorisent la vie de bohème, Prokofiev est un modèle d'assiduité. Il travaille tous les jours, de façon régulière, ponctuant à l'occasion ses compositions d'une partie d'échecs ou de croquet. Son approche de l'écriture préconise la logique au profit de l'émotion. Selon lui, un morceau de musique s'édifie comme on construit une maison et non comme on remplit une page de journal intime. Prokofiev accorde, dans ses pièces, beaucoup de place à l'originalité. C'est pourquoi Nestiev dira qu'il a « tendance à tordre la gorge à sa propre mélodie » et que Karatyguine qualifiera ses oeuvres musicales de ce « mélange de simple et de savant, d'un tout complexe et de parties schématisées à l'extrême ». Son goût pour les « rythmes fortement scandés, pour les mouvements de danse, pour "l'hyperbolisation" et les exagérations inattendues », dira encore Nestiev, fait de sa musique un art très personnel qui relève continuellement le défi d'innover. Une bonne part de l'auditoire russe se reconnaît dans son style qui fait décidément un joli pied de nez au mouvement impressionniste. La fluidité et le raffinement des pièces de Debussy se voient piétinés par la virilité et la brusquerie des morceaux du jeune musicien. L'intérêt de Prokofiev pour le théâtre, les contes, les récits fantaisistes et la musique à programme l'amène à aborder ce qui deviendra son genre de prédilection : la suite symphonique. Son oeuvre commence alors à se diviser en deux types de compositions : l'une met en évidence sa virtuosité de pianiste et de créateur (ses concertos et ses symphonies) et l'autre qui relève le défi de la description de tableaux concrets et de scènes d'action (ses ballets et ses suites symphoniques).

En 1918, alors que sa Suite scythe est jouée à plusieurs reprises devant un auditoire enthousiaste, Prokofiev décide de partir à la conquête d'une gloire universelle en déménageant aux États-Unis. Son voyage est long et périlleux. Quand il arrive enfin en Amérique, la population new-yorkaise lui réserve un accueil plutôt froid, craignant qu'il soit un agent de propagande bolchevique. Le 10 décembre, il joue, à New York, son Premier Concerto pour piano et ne récolte qu'injures de la critique. Quelques jours plus tard, à Chicago, il est reçu et acclamé comme le grand représentant de la Russie révolutionnaire, ce qui le contrarie profondément, lui qui ne compose surtout pas pour faire la promotion de l'idéologie communiste. Prokofiev s'installe ensuite à Paris, où il croit enfin pouvoir trouver la gloire. Ses concerts ne lui valent pas une grande sympathie du public, qui préfère de beaucoup Stravinski. En définitive, ses 14 années vécues à l'étranger ont pour seul effet de permettre à Prokofiev de préciser ses nouvelles aspirations musicales.

Dans le milieu des années trente, Prokofiev commence à croire en l'existence de deux catégories de musique. D'une part, la grande musique, qui s'adresse aux spécialistes, aux mélomanes et qui pose des problèmes aux érudits. D'autre part, la musique légère, qui s'adresse au reste de l'auditoire et qui n'exige aucune compétence particulière de la part de l'auditeur. Cette distinction est certainement née du contexte politique de la Russie soviétique d'avant-guerre et qui contamine inexorablement les idées du monde artistique. En 1936, pour souligner le 20e anniversaire de la Révolution socialiste d'octobre et le centenaire de la mort de Pouchkine, Prokofiev compose une fresque vocale à partir des textes inédits de Marx, de Lénine et de Staline. Ce morceau est conçu pour un nombre considérable d'exécutants : 500 musiciens et chanteurs ! Cependant, les textes de Lénine, convertis en chants populaires, déplaisent au public. Prokofiev prend de plus en plus conscience des difficultés auxquelles un compositeur est confronté s'il veut s'adapter aux demandes du gouvernement soviétique.

Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, le concept de formalisme prend de plus en plus un sens péjoratif dans l'esprit des dirigeants de la Russie soviétique. Ces derniers voient dans la musique l'art parfait pour s'adresser aux masses populaires. Dans cette optique, la musique qui a des aspirations trop formalistes est perçue comme inutile : elle ne fait que satisfaire son auteur en mal d'originalité et à la recherche de combinaisons sonores inédites. Prokofiev ne craint pas d'apporter une nuance à ce jugement : « Le formalisme est parfois le nom que l'on donne ici à ce qui n'est pas compris à la première audition. » Selon le Soviet suprême, les chants populaires et la musique enracinée dans les traditions folkloriques sont glorifiés, car ils touchent davantage l'auditoire prolétaire, qui a besoin de sentir ses émotions touchées par la musique de sa patrie.

Cette campagne de dénigrement atteint son apogée en 1948, alors que Andreï Jdanov préside le Comité central du parti communiste. Il dénonce la tendance formaliste de plusieurs musiciens en accusant personnellement Prokofiev. Tikhon Khrennikov, le secrétaire général de l'Union des compositeurs soviétiques, va même jusqu'à dire que « Prokofiev écrit deux sortes de musique : une pour les masses et l'autre pour la postérité ». Malgré sa prédisposition pour la recherche musicale, Prokofiev croit néanmoins que le peuple de Russie a besoin d'être soutenu par sa propre musique. En raison de son état de santé, il écrit une lettre à Khrennikov qui la lit à haute voix aux membres du comité. Dans cette lettre, Prokofiev explique à quel point il s'efforce depuis peu d'écrire une musique plus claire et significative, aux mélodies plus accessibles. « Le temps n'est plus où l'on composait de la musique pour un cercle d'esthètes. Maintenant, les grandes masses populaires en contact avec la musique sérieuse attendent et interrogent. » Prokofiev assure de plus que son prochain opéra ne souffrira pas de formalisme et qu'il saura s'adresser au peuple soviétique. À la fin de l'année 1948, son opéra Histoire d'un homme véritable est présenté à Leningrad. Trois semaines plus tard, Prokofiev reçoit de nouveau les foudres de Khrennikov : « Le nouvel opéra [...] de Prokofiev atteste que le formalisme continue encore à vivre dans la conscience de quelques musiciens. »

Abattu par les condamnations qu'on prononce au sujet de sa musique, Prokofiev prend conscience de son incapacité à concilier les directives du parti avec ses aspirations personnelles. Il sombre dans le découragement et la morosité dont seule la mort le libère, en 1953, quelques heures après celle de Staline. Ironiquement, en 1957, le prix Lénine (qui constitue la plus haute récompense soviétique) lui est décerné à titre posthume pour sa Septième Symphonie. Il en avait terminé l'écriture en 1952.

Aujourd'hui, le nom de Prokofiev est inscrit au monument sacré des compositeurs. Ses oeuvres sont interprétées par les plus grands orchestres du monde. Le formalisme qu'on lui reprochait à l'époque stalinienne trouve un écho favorable dans certaines compositions plus contemporaines. L'atonalité, la dissonance et le minimalisme sont a nombre des exigences auxquelles les compositeurs de musique dite actuelle, tels que Penderecki, Ligeti ou Glass se soumettent. Il semble même que ce formalisme soit devenu une qualité en musique. Il est en même temps cocasse de constater qu'un morceau de Prokofiev destiné aux enfants est aujourd'hui un des plus grands succès universels. Qui n'a pas, en effet, découvert les instruments de l'orchestre en écoutant Pierre et loup ? p

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« Mon grand mérite, ou, si vous voulez, mon défaut le plus grave, a toujours été dans la recherche d'un langage musical spécifiquement original. Je déteste l'imitation ; je déteste les procédés déjà vus. Je ne veux pas me cacher sous le masque d'un autre. Je tiens à être moi-même. » (interview accordée par Prokofiev à un journaliste américain)

Le xxe siècle est l'occasion d'une belle rencontre entre deux formes artistiques qui ont d'abord évolué de façon indépendante : le cinéma et la musique. En 1938, le cinéaste Eisenstein fait appel à Prokofiev pour composer la musique de son film Alexandre Nevsky. Les deux artistes cherchent à combiner des résonances planifiées entre l'image et le son. Le défi technique est de taille. En écrivant la musique de ce film historique, Prokofiev refuse de reproduire la musique dans la forme sous laquelle elle a résonné autrefois, mais cherche plutôt à le rendre telle qu'on l'imagine maintenant. Après la sortie du film, le chant de l'appel aux armes, composé par Prokofiev, devient rapidement le chant patriotique entonné en Union soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale. La collaboration entre Prokofiev et le cinéaste Eisenstein est encore aujourd'hui considérée, dans le milieu cinématographique, comme un des plus beaux exemples de fusion entre la musique et le septième art.


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