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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 6

Boucher : indicatif présent

Par Lucie Renaud / 1 mars 2002

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« Quand on joue cette musique, j'ai l'impression qu'on arrive à créer une espèce de monde sonore, de bulle. »

Quand on écoute pour la première fois la pianiste Lise Boucher, on reste immédiatement saisi par la délicatesse de son toucher et la luminosité de ses coloris. Lors d'un premier contact téléphonique, on est frappé par la douceur de sa voix, réservée, mais qui laisse percer une intensité qu'on sent brûlante. Quand on la rencontre, enfin, on découvre plutôt une artiste à la simplicité désarmante, grande amoureuse du répertoire pour piano de toutes les époques, qui vit goulûment chaque instant comme si c'était le premier. « J'aime chaque jour être à la bonne place », affirme-t-elle sans ambages.

Lise Boucher

Lise Boucher hante depuis plusieurs années les scènes, tant canadiennes qu'étrangères. Étudiante au Conservatoire de Montréal dans la classe de la réputée Germaine Malépart, elle obtient coup sur coup son premier prix de piano et une bourse du prix d'Europe et du Conseil des Arts du Canada. Elle s'envole alors vers Paris et étudie sous la houlette de Simone Plé-Caussade, de Jacques Castérète et, surtout, d'Antoine Reboulot, qui lui a insufflé énormément de rigueur. « On jouait une note et il nous arrêtait en disant : “Le son n'est pas beau”. On passait deux heures sur une page de musique, jusqu'à ce que toute la partition apparaisse vraiment. Les jeunes d'aujourd'hui ne supporteraient pas ça ! Maintenant, je suis très perfectionniste. » Reboulot a également beaucoup insisté sur la détente, rendant la première année difficile. Il surgissait silencieusement, tel un chat, marchant sur la pointe des pieds, pour vérifier si les étudiants étaient détendus de l'épaule jusqu'à la pointe des pieds.

Pourtant, elle retient plutôt, comme plus beau souvenir de ces années d'études, la quantité de concerts auxquels elle a assisté. Il faut se rappeler que, dans les années 1960, les mélomanes québécois ne connaissaient pas l'abondance actuelle de concerts ! Certains dimanches, elle allait entendre trois orchestres. « J'ai eu le privilège de voir plusieurs fois Inghelbrecht diriger l'Orchestre national de la radiodiffusion française, explique-t-elle. Dès que son nom apparaissait au programme d'un concert, je m'empressais d'aller acheter un petit billet à 50 francs, ce qui me donnait droit d'assister au concert, dans les dernières rangées du plus haut balcon. Ce qui m'a marquée le plus est sans contredit l'audition, au Théâtre des Champs-Élysées, de Pelléas et Mélisande de Debussy. Pendant plusieurs jours, j'ai été hantée par cette musique merveilleuse et par l'interprétation somptueuse d'Inghelbrecht. »

De retour au pays, elle participe à de nombreuses tournées des Jeunesses Musicales du Canada au Québec, en Ontario, et même jusqu'à Terre-Neuve. On lui offre alors un poste d'accompagnatrice à son alma mater, ce qui lui permet de connaître presque tout le répertoire pour cordes. Elle obtient ensuite un poste de professeure (Richard Raymond a compté parmi ses élèves) qu'elle occupera jusqu'en 2001.

Elle ne se cantonne pas à l'enseignement, loin de là. Elle participe à de nombreux concerts pour Radio-Canada, comme soliste et comme chambriste. « À l'époque, Radio-Canada était très importante pour les artistes. Elle possédait un gros budget. Les conditions n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui. Je me rappelle plusieurs enregistrements de concertos : on: on arrivait à 13 h, on répétait et, à 17 h, tout était enregistré ! J'apprenais des oeuvres en une semaine ! Je disais toujours “oui”. Je me suis fait attraper quand on m'a proposé de faire la Sonate de Barraqué pour Radio-France. Je me suis découragée en voyant la partition. Ce fut la musique contemporaine la plus difficile de ma vie ! Le matin, je me levais et je me convainquais de la travailler une page à la fois ! Je me suis traitée d'imbécile, mais je ne me suis pas domptée, je dis encore “oui” souvent ! » dit-elle en éclatant de rire.

Elle se rappelle aussi une autre occasion où elle a dit « oui », remplaçant au pied levé, à peine quelques semaines après la naissance de sa fille, un pianiste malade. Son enfant a appris à marcher et à parler en musique, puisqu'elle suivait sa maman dans toutes les répétitions de musique de chambre. « Ma fille s'endormait sur sa petite chaise à côté du banc de piano et posait sa tête sur mes genoux. Quand elle était bébé, elle dormait en dessous du piano, sur le tapis. » Elle a même consulté un pédiatre qui l'avait rassurée sur la pertinence de laisser dormir l'enfant à même le sol ! Bien avant l'avènement des « superwomen », Lise Boucher se donnait complètement à son art et à sa maternité. « Avec la gestion du quotidien d'un enfant, il y avait des soirs où je terminais tard, mais je n'ai jamais trouvé que j'en faisais trop ! » affirme-t-elle pourtant, l'air de s'excuser d'avoir une bonne santé et une énergie débordante.

Celle qu'on a souvent associée au répertoire français vient de se lancer dans un nouveau projet : la première nord-américaine de La Nursery de Désiré-Émile Inghelbrecht, celui-là même qui l'avait troublée comme chef d'orchestre. Cette oeuvre originale qu'Inghelbrecht commit pour contrer « l'indigence des petits morceaux pour commençants » selon ses propres mots, comporte, pour les élèves, la mélodie traditionnelle et un accompagnement « qui les initie aux harmonies modernes d'alors ». Déchiffrées par Lise Boucher et sa soeur quelques années après son retour au Québec, ces pièces se greffent au répertoire familial, soulignant chaque fin d'année.

Quand on lui a proposé d'enregistrer des pièces folkloriques, elle s'est souvenue du trésor trouvé dans un vieux banc de piano et l'a présenté au public avec son complice Jean Marchand. L'attrait immédiat du public pour ce répertoire qui fait surgir d'heureux souvenirs d'enfance la convainc de la nécessité de mettre la main sur l'ensemble des six recueils, cette fois en version pour piano solo, où chaque oeuvre reprend plus ou moins toutes les notes auparavant dispersées entre les quatre mains de l'élève et de son maître. Un enregistrement vient de paraître sous étiquette Atma (voir la critique dans le numéro de février de La Scena Musicale) et, le 28 février, Lise Boucher offre l'intégrale des six recueils, un concert agrémenté des commentaires de Jean Marchand sur les origines des certaines chansons.

En complément de programme, elle ajoute le Children's Corner de Debussy, une autre ode à l'enfance. À l'heure où plusieurs parlent de retraite, Lise Boucher caresse plutôt le projet d'une intégrale de Ravel et – pourquoi pas ? – d'une de Debussy. En juin, elle enregistrera avec Jean Marchand des pièces de musique de salon pour piano à quatre mains de la fin du xixe et du début du xxe siècle trouvées dans le même banc de piano que les recueils de La Nursery. « Le répertoire français me plaît beaucoup, soutient la pianiste, peut-être par le raffinement, les sonorités, la douceur de cette musique-là. Quand on joue cette musique, j'ai l'impression qu'on arrive à créer une espèce de monde sonore, de bulle. Quand on le fait en public, on essaie de faire entrer tout le monde dans cette bulle. Les sons sont tellement beaux que, pour moi, c'est un émerveillement. » Un beau cadeau pour ceux qui ont gardé leur coeur d'enfant.

Intrégrale des six recueils de La Nursery d'Inghelbert et Children's Corner de Debussy le 28 février 2002. Chapelle historique du Bon-Pasteur. Gratuit, mais laissez-passer obligatoire. Renseignements : (514) 872-5338.


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