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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 4

Au-delà de la virtuosité

Par Lucie Renaud / 1 décembre 2001

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Les superlatifs abondent dans la presse pour qualifier l’incroyable habileté du pianiste Marc-André Hamelin. Le critique Harold Schonberg du New York Times l’avait sacré « supervirtuose » à ses débuts new-yorkais et, dès 1988, le même quotidien n’hésitait pas à le comparer aux géants du piano Pollini et Brendel. Le journaliste Alex Ross du New Yorker, quant à lui, le qualifie de légendaire. « En ce moment, il n’y a personne comme lui », affirme-t-il sans ambages. En 1999, le magazine britannique Classic CD l’intronisait au panthéon des 100 meilleurs pianistes de l’histoire. Les magazines musicaux spécialisés dans la critique d’enregistrements (Gramophone, Diapason, Répertoire, Fanfare, American Record Guide -- et La Scena Musicale) ont presque toujours accordé la note parfaite à ses 20 enregistrements parus sous étiquette Hypérion. Même les critiques les plus coriaces finissent par s’incliner.

Le vrai Marc-André Hamelin est en réalité bien différent de l’image de surhomme dénué de sentiments que lui appose la presse. Quiconque réussit à franchir le seuil de son intimité découvrira plutôt un être chaleureux, à l’intelligence exceptionnelle, mais d’une simplicité et d’une humilité renversantes, à mille lieues des excès qu’on associe aux vedettes. Il préfère nettement les plaisirs simples de la vie quotidienne aux grands débordements : un repas et un vin délicieux, de longues marches, de bons livres, des sorties au cinéma, des conversations intenses avec des amis. Il pratique un humour fin, parfois absurde, qu’il aime faire partager à son entourage. Il adore François Pérusse ainsi que plusieurs humoristes américains qui manient le second degré avec maestria. Son rire généreux et communicatif fait sauter les barrières des plus réservés, comme s’il n’aimait rien autant que de vous faire craquer à votre tour en vous amusant d’un calembour ou d’une contrepèterie de son cru. Ses rappels, en concert, révèlent depuis ses débuts cet aspect méconnu de sa personnalité. Kaléidoscope, un enregistrement qui paraît ces jours-ci, y sera d’ailleurs consacré. Au printemps, ce sera au tour de Serious Fun, une collection savoureuse de chansons humoristiques enregistrée live avec sa tendre moitié (la soprano Jody Applebaum) de prendre les mélomanes par surprise.

La musique a toujours fait partie intégrante de la vie du pianiste qui vient de célébrer ses 40 ans en septembre -- il partage la même date d’anniversaire que Jean-Chrétien Bach, Louis xiv, Meyerbeer, Amy Beach et John Cage, rien de moins ! Son père, pharmacien de profession mais pianiste amateur de coeur, collectionnait les partitions rares, particulièrement celles de l’époque charnière du passage du xixe au xxe siècle, période qu’Hamelin affectionne également depuis quelques années. La Symphonie pour piano seul d’Alkan, qui se retrouve sur l’enregistrement précédent du pianiste, avait d’ailleurs été découverte par son père, alors que Marc-André Hamelin n’avait que huit ans. « Mon père avait rapporté un disque et la partition. Je l’ai déchiffrée cent millions de fois avant de l’inclure dans mon répertoire, l’année dernière, ce qui explique son niveau de mûrissement ». À l’âge de neuf ans, il avait déjà remporté le premier prix au Concours de musique du Canada, prix suivi de nombreux autres. Avec le recul, il considère les concours souvent inutiles, même s’il a fait partie de quelques jurys, dont celui du Concours Esther-Honens en novembre 2000. À l’âge de 13 ans, au moment où les jeunes découvrent généralement la musique populaire, il se procure avec ses économies un disque classique : la Concord Sonata du compositeur américain Charles Ives. « J’étais déjà familier avec une grande partie du répertoire traditionnel, dit-il. Comme j’ai toujours eu une curiosité naturelle, quand est venu le temps d’explorer autre chose, j’étais ouvert à tout. J’ai commencé par m’intéresser à la musique contemporaine, parce que c’est ce qu’il y avait de plus bizarre pour moi à l’époque. Les extrêmes m’ont toujours attiré. J’ai commencé à collectionner des disques de Stockhausen, Cage, Boulez, Xenakis, tout ce sur quoi je pouvais mettre la main, dans les limites de mon budget d’alors, évidemment. »

La collection d’enregistrements a fait place, au fil des ans, à une quantité ahurissante de partitions qui envahissent maintenant sa maison de Philadelphie. « 3e ne vais jamais à la chasse aux nouvelles oeuvres », affirme celui qui adore pourtant chiner dans les magasins de livres et de partitions usagés. « La quantité importe peu, car tout n’est pas d’égale qualité. Je souhaiterais que les oeuvres que je déterre fasse éventuellement partie du répertoire courant, un souhait utopique dans bien des cas. Des reconnaissances comme celles-là prennent du temps, mais j’aimerais enclencher le processus. En théorie, je ne suis qu’un canal, un moyen d’expression. »

Les capacités techniques phénoménales de Marc-André Hamelin le placent sans conteste au-dessus de la plupart des pianistes de la scène internationale. Pourtant, rien ne l’horripile plus que d’être emprisonné dans le carcan de ses prouesses. « Je ne joue pas pour relever des défis, s’empresse-t-il de clarifier. Je veux de la substance musicale d’abord et avant tout. Cela surprend, mais je le dis quand même. Je le répéterai jusqu’à ce que je sois exténué : la virtuosité ne m’intéresse pas. J’aime simplement l’écriture orchestrale pour piano, la densité, la complexité, la profusion contrapuntique. Les oeuvres écrites dans cette optique-là sont souvent très difficiles. Je ne recherche pas la difficulté pour la difficulté. Je suis de nature paresseuse et j’aimerais pouvoir tout faire tout de suite. Je n’aime pas suer sur scène, mais je suis prêt à le faire si je considère l’oeuvre extraordinaire. Il y aura toujours des difficultés à défendre un répertoire peu connu. »

On imagine mal le pianiste, qui admet ne suivre aucun régime d’exercices techniques, se casser la tête pendant des heures à l’instrument pour régler un problème mécanique. Il amorce cependant toute étude de partition, connue ou pas, de la même manière, en replaçant les éléments du puzzle à leur place. « Les moyens que je prends doivent être évalués individuellement, d’après leur nature, du plus petit problème technique aux grandes considérations architecturales qui aideront à clarifier la structure de l’oeuvre », explique-t-il. Ses capacités extraordinaires de mémorisation font le reste. Même s’il inclut de plus en plus souvent des pièces du répertoire classique traditionnel dans ses programmes de concert, une conséquence directe de sa plus grande notoriété, il les aborde de la même manière : « J’essaie de travailler les oeuvres traditionnelles comme si l’auditeur ne les avait jamais entendues. Cela me donne un point de vue aussi frais que possible. Je ne veux pas tenir certaines choses pour acquises. Chaque ligne de ces oeuvres recèle quelque chose de merveilleux que je veux transmettre de la façon la plus évidente possible. »

Il considère essentiel de saisir ce qui a habité les compositeurs lors du processus parfois douloureux de l’éclosion d’une oeuvre. « La création est un miracle. Chaque compositeur utilise le système de notation différemment et, pour cela, il faut savoir autant que possible comment traduire notre pensée au moyen de ce système de notation, si imparfait soit-il. » Schnabel conseillait d’ailleurs à ses élèves de recopier une partie des pièces qu’ils travaillaient, partitions en main. Cet exercice apparemment simple permettait de constater à quel point la plupart des interprètes ne respectent pas les indications des compositeurs. « On devient beaucoup moins cavalier en lisant la partition, assure Marc-André Hamelin. Je ne pense pas que les compositeurs voudraient qu’on leur mette des bâtons dans les roues. Je retourne toujours à la partition, la vraie référence, contrairement aux enregistrements. On se rend compte, petit à petit, que les oeuvres qu’on interprète ne sont pas venues en boîte. Elles ont été créées de sang et de sueur. »

Le pianiste reste bien placé pour parler d’intégrité face à la partition, puisqu’il met également la main à la plume, pas assez souvent à son goût à cause de son horaire chargé. « Je ne me considère pas vraiment comme un compositeur, corrige-t-il. Je suis un pianiste qui écrit. » Deux de ses études se retrouvent sur Kaléidoscope. Il revisite la célèbre Campanella, un des bastions du répertoire purement virtuose. Il signe également un pastiche des sonates de Scarlatti qu’on pourrait renommer « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Scarlatti » et qui est un abrégé de tous les trucs flamboyants qu’utilisait le maître baroque. On lui a également commandé un court quintette avec piano pour la prochaine édition du Festival Scotia, un défi à la hauteur de son amour pour ce répertoire « à la texture très riche », malgré le peu de compositeurs qui s’y soient intéressés. « Il n’y a rien qui me fasse peur, je suis confortable avec tous les types d’écriture. J’aime particulièrement le langage tonal avec beaucoup de chromatisme. Mes propres pièces reflètent cet intérêt, même si j’ai également écrit de manière atonale. »

Les projets abondent pour le pianiste. Un disque qui regroupera la Sonate et la Passacaille de Godowsky paraîtra en février 2002. Il a également enregistré des oeuvres de l’enfant terrible de la musique américaine du xxe siècle, Leo Ormstein, un compositeur né en 1892 et toujours vivant. Quelques pièces d’Ormstein dormaient dans les trésors d’Hamelin depuis ses premières années d’études à Philadelphie. En mars 2002, il retournera pour une cinquième fois au Japon, un périple devenu annuel (l’année dernière, il créa, avec 97 ans de retard, le Concerto de Busoni en terre nipponne). Il garde les services de son agence d’Angleterre, Georgina Ivor Associates, mais vient également de signer avec l’agence Colbert, de New York, (qui a bâti la carrière aux États-Unis d’une autre figure légendaire et souvent incomprise de l’instrument, Alfred Brendel) et qui prendra en charge ses engagements nord-américains. Après un passage remarqué aux Grammys l’année dernière, sa carrière américaine prendra peut-être enfin l’essor qu’elle mérite. « La musique m’a toujours semblé si naturelle : j’ai toujours su que je serais pianiste. Ce que je fais maintenant me satisfait pleinement. C’est très difficile, mais la reconnaissance n’est pas importante. C’est la musique que je veux faire accepter. » Avec un tel artiste qui y consacre chaque parcelle de son être, le répertoire pour piano n’aura jamais été aussi bien servi.

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Le récital que présentera Marc-André Hamelin à Montréal dans le cadre de Pro Musica le 5 décembre inclura la première (opus 2, no 1) et la
dernière (opus 111) sonates de Beethoven ainsi que la Sonate no 2 de Schumann. « Il n’y a aucun coup de marketing là-dedans, souligne-t-il. Ce sont simplement des oeuvres qui me plaisent. Il ne faut pas chercher plus loin. Je ne signerai jamais une intégrale de Beethoven. Le marché est sursaturé depuis plusieurs années et je ne vois Cucune raison d’accentuer la situation. Je ne peux plus entendre l’Appassionata et la Waldstein : elles sont trop jouées ! Si les opus 109 et 110 n’étaient pas si merveilleux, j’en dirais la même chose. * On retrouvera également au programme la Passacaglia de Stephan Wolpe, qu’Hamelin avait interprétée en 1983, lors de son récital de fin de baccalauréat à l’Université Temple de Philadelphie. Parions également sur quelques rappels mémorables…

À Québec, le 10 décembre, il se joindra au Quatuor Arthur Leblanc pour interpréter le Quintette de Franck. Le public québécois aura également l’occasion de découvrir la Deuxième Sonate de Szymanowski. « Quel contrat ! Le langage tonal est bourré de modulations et peut sembler épuisant à l’écoute. C’est ahurissant, il n’y a rien de tel. » Il faudra l’entendre pour le croire.


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