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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 4

Jean Cousineau ou le plaisir par la rigueur

Par Lucie Renaud / 1 décembre 2001

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Depuis ses premières années d’enseignement, il y a presque 40 ans, Jean Cousineau a l’enseignement dans la tête, dans le coeur, dans le sang. Pas une minute, sept jours par semaine et neuf mois par année, ne se passe sans qu’il ne pense à la piste de résolution de problème qu’il présentera lors de la prochaine leçon d’un de ses 40 élèves, à l’arrangement attrayant qu’il écrira pour le prochain concert de l’ensemble Les Petits Violons, aux ajustements à apporter à sa méthode pourtant éprouvée au fil des ans (on lancera une réédition du deuxième volume au début du mois) ou simplement aux rénovations à surveiller dans les nouveaux locaux de l’école du même nom, qui vient de déménager en plein centre géographique de Montréal, boulevard Saint-Laurent.

Musicien passionné, pédagogue enthousiaste que les succès de ses élèves emplissent de fierté, communicateur né, vulgarisateur consommé semblent autant d’épithètes que le fringant sexagénaire porte avec la même aisance qu’il réserve à l’instrument qui l’a toujours hanté. « C’était clair, dans ma tête, que je serais violoniste, même avant d’avoir un violon ! J’avais découvert l’instrument grâce aux 78 tours qui traînaient à la maison. J’avais perdu connaissance tellement je trouvais ça beau, explique-t-il sur un ton sympathique. Je pensais qu’une fois grand, j’aurais de la barbe comme mon père et que je jouerais du violon ! » Il se met pourtant à l’instrument plutôt tardivement, à l’âge de neuf ans, mais y consacre immédiatement toute son énergie.

Après quelques années dans l’enseignement, certaines interrogations le hantent déjà. Il reste persuadé de la nécessité de commencer l’apprentissage plus tôt et supplie, sans succès, les parents d’assister aux leçons de leur enfant. « Un enfant de cinq ans ne peut pas, seul, suivre un cheminement critique », leur dit-il. Il a déjà constaté l’ardeur des enfants au moment de jouer une nouvelle pièce et le manque d’entrain évident quand vient le temps de lire les notes. « En tant que violoniste, nous avons assez de problèmes de tenue, d’équilibre, de prise et de trajectoire d’archet, de changement de cordes, sans, en plus, nous mettre le nez devant un lutrin ! Sans jouer par oreille, on peut enseigner le solfège et les élèves trouveront les notes », ajoute-t-il. Une occasion en or de s’ouvrir à un autre type d’enseignement, pas si éloigné de ses propres convictions, se présente quand l’Université Laval l’envoie en mission officielle au Japon pour faire une analyse de l’enseignement de Shinichi Suzuki. « Suzuki était un homme extraordinaire, un sansei dans le vrai sens du terme : un maître qui choisit une discipline pour permettre à des individus d’améliorer leur personnalité, souligne-t-il. La discipline n’est pas un moyen, elle devient un but. L’observer m’a donné une certaine confiance en mes capacités. À mon retour, je n’ai pas cherché à reproduire ce qu’il faisait, parce qu’ici on n’a pas la patience, le sens de la continuité et l’humilité devant l’objet aussi poussés que les Japonais. Les Occidentaux veulent vaincre la difficulté, dominer l’instrument, maîtriser le violon, autant d’expressions qui m’horripilent. Je n’aime pas foncer dans les murs : j’aime mieux trouver la porte ! Les Japonais ont le respect de l’objet. Le violon est parfait : si quelque chose cloche, l’interprète doit s’adapter, devenir la mécanique de l’instrument, contrairement au piano qui possède sa mécanique propre. Nous sommes des coureurs cyclistes et les pianistes sont des coureurs automobiles. L’entraînement, dans les deux cas, n’est aucunement semblable. Pour les violonistes, le problème ne consiste pas à jouer plusieurs notes, mais bien à en jouer une seule ! »

Pour ce faire, il faut apprendre le bon geste. Jean Cousineau propose d’abord à ses élèves des repères en apposant des bouts de papier collés aux bons endroits sur le manche de l’instrument. On peut associer ces lignes aux frettes d’une guitare. Le geste sera ensuite reproduit parfaitement, dans la lenteur, puis, progressivement, plus rapidement. Le pédagogue y a longtemps réfléchi : « L’erreur aussi est programmée par le cerveau. On peut avancer un parallèle technologique : il faut un bon programmeur pour que l’ordinateur ne “plante” pas en cours de route. » La lecture de notes est une autre pierre angulaire de son enseignement, même s’il avoue que plusieurs élèves doués d’une oreille supérieure ont quand même réussi à tricher au fil des ans : « Les enfants sont réfractaires à l’apprentissage des notes, parce que le cerveau est un peu paresseux. Il doit analyser assez rapidement pour qu’au même moment le doigt soit déjà placé sur la corde. » Avec une ferveur toujours renouvelée, il se promet bien de coincer les mauvais joueurs dans le détour cette année. L’aspect physique de la tenue de l’instrument a rebuté plus d’un violoniste au fil des ans. Cousineau prétend pourtant que tel ne devrait pas être le cas. « Le violon est un objet standard, calibré. Si on y change quoi que ce soit, ce ne sera plus un violon. Le violon n’est pas antinaturel, au contraire. L’épaule est forte. Accepter la charge d’une livre d’un violon, ce n’est rien pour elle. Il faut simplement trouver un contrepoids. Une tête pèse plusieurs kilos : c’est bien assez ! Avec la dynamique des doigts, si on travaille intelligemment, on se rend compte qu’une partie de la charge est sur le manche de l’instrument. »

y´es années de recherche lui ont permis de décortiquer le moindre geste, la plus sensible intonation. Il se vante avec raison qu’aucun de ses élèves n’a jamais souffert de tendinites ou d’autres maladies de musicien. Sa méthode est basée sur les souvenirs agréables de ses premières années et élimine ce qui lui avait paru inutile. Le rôle du parent accompagnateur, du « coach », est absolument primordial. Dans ses cahiers, on retrouve schémas explicatifs, images en abondance, notions de théorie intégrées dans l’apprentissage, règles de la pratique « payante » et détails sur la fabrication et l’histoire de l’instrument. Plus que tout, il veut que les élèves acquièrent la précieuse habitude d’arrêter avant l’erreur. Il insiste également sur l’importance de la discipline, lui qui, tous les matins à 6 heures, enseignait à ses trois enfants -- qui sont tous impliqués aujourd’hui dans l’école -- avant qu’ils ne partent en classe. « J’explique aux élèves que le plaisir ne vient pas sans effort. Pour avoir un plus grand plaisir, il faut faire plus d’effort. Il faut arriver au plaisir par la rigueur. » De là est née la maxime de l’école : « Transformer l’effort en plaisir et le devoir en désir y´, un discours qui peut sembler rétrograde, mais qui a permis à de nombreux anciens de l’école -- Angèle Dubeau, Chantal Juillet et Martin Chalifour, entre autres -- de se distinguer à l’échelle internationale ou de décrocher un poste dans un orchestre des plus prestigieux.

« Je n’ai jamais ressenti le besoin d’être chef. Je l’ai été à mon corps défendant, affirme-t-il avec une simplicité rafraîchissante. Dans l’humanité, il y a deux catégories de gens : les explorateurs et les organisateurs. Je suis simplement très doué pour chercher et trouver. » Avec un tel maître pour l’inspirer, nul doute que le petit violon deviendra grand…


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