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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 8

Les défis du chant verdien

Par Michel Veilleux / 1 mai 2001

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Lorsque Giuseppe Verdi (1813–1901) fait son entrée sur la scène musicale européenne à la fin des années 1830, la vocalité de l’opéra italien a déjà subi une profonde mutation chez les compositeurs de la génération précédente, en l’occurrence Bellini et Donizetti. Avec Semiramide (1823), son dernier opéra composé pour l’Italie, Rossini a produit une œuvre qu’on peut considérer comme le dernier grand opéra baroque de l’histoire et dont la vocalité obéit encore fondamentalement aux principes du bel canto, un chant de conception nettement instrumentale dont une des principales caractéristiques est la richesse d’ornementation, exigeant de la part de l’interprète la plus haute virtuosité. Bellini et Donizetti, qui suivront immédiatement (et dont les carrières prendront leur essor à la fin des années 1820 et au début des années 1830 respectivement), feront entrer l’opéra italien dans la sphère du Romantisme. Cette nouvelle esthétique sera préoccupée par la vérité dramatique et l’expression directe des sentiments et des passions. Le chant se fera alors plus réaliste et sera caractérisé d’emblée par l’abondon progressif de la colorature chez les voix d’hommes et la disparition du contralto d’agilité rossinien au profit de la voix de soprano dramatique chez les femmes. À ce chant plus dépouillé et de style nettement plus déclamatoire s’ajouteront des exigences nouvelles.: puissance, ampleur, mordant de l’articulation, véhémence de l’accent, efficacité de la projection (le chanteur devant affronter un orchestre de plus en plus imposant), vigueur de l’attaque, etc. De plus, l’interprète ne pourra plus se contenter de « bien chanter » son rôle, il devra « vivre » intensément sur scène les multiples passions et états d’âme ressentis par son personnage au cours du drame. L’avènement chez les ténors du célèbre « ut de poitrine » en remplacement de l’ancienne technique belcantiste du falsettone pour l’émission des notes les plus aiguës (à partir du la), ira dans le même sens d’une vocalité orientée désormais vers l’expression de sentiments extrêmes.

Lorsque Verdi, en 1842, propose son Nabucco au public italien, il ne fait que pousser plus loin ces nouvelles exigences. Pour l’occasion, il crée l’un des rôles de soprano les plus incendiaires du répertoire lyrique (Abigaille), caractérisé par de larges sauts d’intervalles, une coloratura à pleine voix et une véhémence de ton alors sans précédent. Il propose également pour le rôle-titre un nouveau type de baryton qu’on qualifiera plus tard de « baryton-Verdi ». Ce baryton nouveau genre deviendra d’ailleurs « le » type vocal de référence pour Verdi.: il exige une voix riche, pleine de mordant et au médium nourri, mais capable en même temps d’assumer une tessiture nettement orientée vers l’aigu et de se plier à une palette très large de nuances, d’accentuations et de colorations. Car Verdi hérite du bel canto ancien une de ses données fondamentales.: la nécessité d’un chant basé sur un très large éventail de nuances et d’inflexions vocales.

L’interprète verdien ne devra jamais perdre de vue la notion belcantiste de « phrasé analytique », et c’est précisément cette donnée que la plupart des chanteurs de notre époque oublient ou, à tout le moins, négligent. Il suffit d’écouter n’importe quel enregistrement moderne d’un opéra de Verdi avec la partition en main pour se rendre que la plupart des interprètes contemporains sont irrespectueux du texte verdien. À la lecture d’une partition comme celle d’Il Trovatore (1853) ou d’Otello (1887), on est surpris de constater que ces œuvres si souvent associées aux grands éclats de voix et à une expression dramatique intense et fiévreuse renferment souvent des indications de douceur et de raffinements vocaux. Carlo Bergonzi, tenu comme le plus grand ténor verdien de l’après-guerre, a affirmé que si Verdi est un compositeur si exigeant, c’est qu’il a indiqué soigneusement dans ses partitions tout ce qu’il attend de l’interprète. Verdi a en effet multiplié les signes et notations à l’intention des chanteurs et la lecture de ces signes révèle plusieurs exigences.

D’abord, l’interprète de Verdi doit posséder une technique de souffle exemplaire lui permettant de moduler sa voix à sa guise sur toute son étendue. La palette dynamique requise par le compositeur s’étend du quadruple piano jusqu’au triple forte en passant par tous les degrés intermédiaires. Donnée essentielle, cette richesse de nuances explique pourquoi des chanteurs incapables de rendre les demi-teintes, c’est-à-dire de produire une authentique mezza voce, ne seront jamais de grands interprètes de ce Verdi, certainement le compositeur du xixe siècle qui demande le plus souvent la nuance piano. À cette richesse de la palette dynamique s’ajoute l’habileté de différencier les modes d’attaque, c’est-à-dire de chanter aussi bien avec un legato parfait (une liaison parfaite des sons sans l’interruption audible de la résonance que pourrait entraîner l’émission de la consonne), qu’en staccati, en notes détachées ou encore appuyées un peu lourdement, ou bien fortement accentuées. Quant aux « colorations », elles comprennent les subtiles variations de tempi qui donneront au chant verdien un surcroît d’expression. L’interprète devra alors tirer le maximum d’expressivité des nombreuses indications de rallentando, ritenuto, accelerando, etc., dont regorgent ces partitions. Il devra aussi colorer sa voix selon les différentes indications relatives au caractère à apporter à chaque passage (par exemple.: agité, avec douleur, passionnément, amoureusement).

Verdi exige également de la part de ses interprètes une très grande versatilité vocale. Combien de fois lit-on sous la plume de commentateurs et spécialistes à quel point tel rôle verdien requiert « des » voix différentes.? Par exemple, le rôle de Riccardo dans Un ballo in maschera demande tantôt la souplesse d’émision et la légèreté d’un tenore di grazia, tantôt le cantabile et la perfection de legato d’un ténor lirico, tandis que pour d’autres passages, le slancio et la puissance d’un ténor spinto sont nécessaires. Rares sont les interprètes qui assumeront avec un égal bonheur toutes les facettes de la vocalité d’un rôle semblable.

Si Verdi est si exigeant au niveau de sa vocalité, c’est surtout parce qu’il se situe à la confluence de deux esthétiques vocales en réalité antagonistes.: d’une part, l’ancien bel canto, dont il récuse les concepts d’abstraction et la notion de beauté du chant conçu comme objet et fin en soi mais dont il conserve la nécessité d’une émission vocale très souple et l’exigence d’un phrasé subtil et varié; d’autre part, le chant foncièrement réaliste du « vérisme », qui sera développé par les représentants de la Jeune École de la fin du xixe siècle et que Verdi annonce par plusieurs aspects, mais dont il se distingue par son refus d’un chant brut et monotone, orienté seulement vers l’effet théâtral extérieur.


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