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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 2

La musique de la nature

Par Jacques Desjardins / 1 octobre 2000

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Si Béla Bartók s’impose de nos jours comme l’un des compositeurs les plus importants du vingtième siècle, on oublie trop souvent qu’il s’est d’abord fait connaître comme pianiste et ethnomusicologue. Avec son collègue et ami, Zoltan Kodály, il a parcouru les campagnes reculées d’Europe de l’Est, de 1907 à 1918, pour recueillir des milliers de chants folkloriques, un travail qui allait influencer de façon décisive son inspiration de compositeur. En particulier, Bartók a su intégrer dans ses propres œuvres les inflexions modales et les irrégularités métriques qui caractérisaient un grand nombre des chants traditionnels qu’il avait répertoriés au cours de ses voyages.

Par exemple, les premières mesures de la Musique pour cordes, percussion et célesta (1937), par l’usage de changements métriques, nous font entendre les entrées successives d’une fugue, au contour mélodique en arche, et dont l’étendue sans cesse croissante rappelle certaines complaintes d’Europe de l’Est. Le caractère «serré » des premières mélodies résulte des petits intervalles qui proviennent d’une gamme synthétique, inspirée d’un mode couramment utilisé en musique tzigane (Ex. 1a). Bartók retient surtout de ce mode l’alternance entre la tierce mineure et la paire de secondes mineures. Il obtient de nouvelles hauteurs en changeant l’ordre des intervalles dans la version descendante de sa gamme (Ex. 1b). L’ajout de notes apparemment étrangères à une gamme aux inflexions résolument orientales est une des clefs qui font de la musique de Bartók un habile mélange d’éléments folkloriques et modernes

1. Le système des axes tonaux
Chez Bartók pourtant, le modernisme demeure toujours bien enraciné dans une hiérarchie tonale. Ernö Lendvai a ingénieusement expliqué l’approche compositionnelle de Bartók selon ce qu’il appelle le système des axes tonaux. Lendvai part du principe que toutes les notes issues du cycle des quintes se ramènent à l’une de trois fonctions : tonique (T), dominante (D) ou sous-dominante (S). Par exemple, si l’on établit la note do comme fonction tonique, sa quinte inférieure fa sera sa sous-dominante et sa quinte supérieure sol, sa dominante. Si l’on poursuit le cycle des quintes, on obtient alors ré, la et mi. Or, ces trois notes sont aussi les relatives mineures des trois premières et assument naturellement les mêmes fonctions que celles-ci. Ainsi, les notes ré, la et mi appartiendront respectivement aux axes sous-dominante, tonique et dominante. On remarque alors que la séquence des fonctions T-D-S se répète. Lendvai en déduit qu’en poursuivant le cycle des quintes jusqu’à épuisement de l’échelle chromatique, les six notes restantes assumeront elles aussi en alternance les fonctions de tonique, dominante et sous-dominante (voir ex. 2). En conséquence, l’axe tonique est constitué des notes do-la-fa#-mib, l’axe dominante, des notes sol-mi-do#-sib et l’axe sous-dominante, des notes fa-ré-si-lab.
En analysant la Musique pour cordes, percussion et célesta, on est obligé de reconnaître que Bartók tenait certainement à une planification tonale de cette nature. On constate que chaque mouvement est basé sur une des notes de l’axe tonique :

Mouvement Début Centre Fin
I la mib (m. 56) la
II do fa# (m. 263) do
II fa# do (m. 46) fa#
IV la mib (m. 83) la
(Lendvai, p. 4)

Cette préoccupation chez Bartók se reflète même dans le détail du déroulement de chaque mouvement. Il suffit par exemple, de prendre les premières notes des entrées successives de la fugue du premier mouvement pour obtenir le trajet tonal suivant : la-mi-ré-si-sol-fa#-do. Ce trajet se transpose harmonieusement sur le graphique des axes tonaux (voir ex. 3).

Les deux dernières entrées aux violons 1 sur fa# (m. 25) et aux violoncelles et contrebasses sur do (m. 27) terminent l’exposition de la fugue et commencent la transition qui mènera à l’entrée de la timbale à la mesure 34. Il est remarquable que le compositeur ait choisi les deux pôles de l’axe tonique pour souligner l’importance de ce moment formel.

2. La règle d’or et les nombres de Fibonacci

Toutefois pour Bartók, le choix des hauteurs n’est pas le principal critère de planification de la forme. « Nous suivons la nature dans la composition1 » se plaisait-il à dire. Le compositeur était fasciné par les structures régulières qu’on peut trouver dans la nature, comme les formations en spirale des coquilles d’escargot ou l’ordre parfait des rangées d’un cône de pin. Ces deux exemples d’architecture naturelle illustrent ce qu’il a été convenu d’appeler la règle d’or. Stipulée en termes géométriques, la règle prescrit qu’une unité soit divisible en deux parties de telle sorte que le rapport de la plus grande partie à l’unité soit le même que le rapport de la petite partie à la plus grande (Ex. 4).

En termes numériques, on obtient un nombre irrationnel de l’ordre de 0, 618… pour la grande section et de 0, 382… pour la petite. Il est frappant de constater que ces proportions sont exactement celles qu’on observe entre les cercles concentriques de la coquille d’escargot et entre les rangées du cône de pin. Bartók a utilisé à outrance ces proportions pour déterminer les durées relatives des différentes sections de ses œuvres.

L’usage d’un nombre irrationnel posant certaines difficultés, une série arithmétique simple permet de contourner le problème et de s’approcher de la règle d’or avec une faible marge d’erreur : les nombres de Fibonacci. On obtient ceux-ci en additionnant à un nombre son prédécesseur immédiat dans la série : 0 + 1 = 1, 1 + 1 = 2, 2 + 1 = 3, 3 + 2 = 5, etc., ce qui donne 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89 et ainsi de suite. Plus on avance dans la série, plus on s’approche de la règle d’or en divisant n’importe quel nombre par son successeur.

Le premier mouvement de la Musique pour cordes, percussion et célesta est un des plus beaux exemples de construction formelle suivant ce procédé. Si l’on considère à nouveau les premières mesures du mouvement, on remarque que les entrées de la fugue correspondent aux numéros de mesure suivants :

Altos 1, 2 : m. 1
Altos 3, 4 : m. 5
Vlc 1, 2 : m. 8
Vlns 2 : m. 13
Cb : m. 18
Vlns 1 : m. 27

Les quatre premières entrées correspondent aux nombres de Fibonacci. Il manque les nombres 2, 3 et 21. Aux mesures 2 et 3, les altos énoncent les deuxième et troisième phrases du thème, bien délimitées par un demi-soupir. La mesure 21 marque la fin de l’énonciation du thème aux contrebasses et entame un court épisode avant l’entrée des premiers violons à la mesure 27. On se rappellera qu’à cet endroit commence une transition qui mène à l’entrée de la timbale à la mesure 34, un autre nombre de Fibonacci…

Comment alors expliquer les entrées aux mesures 18 et 27 ? Il faut ici considérer des raisons d’ordre purement pratique. Il va de soi que plus on avance dans la série de Fibonacci, plus il faudra laisser du temps à la musique avant d’atteindre le nombre de mesure désiré pour pouvoir enfin y établir un moment formel important. Bartók se devait donc de trouver un moyen d’insérer ses moments musicaux d’importance secondaire entre les grandes frontières formelles. Il a donc décidé de faire des subdivisions à l’intérieur des grandes sections délimitées par les nombres de Fibonacci. Ainsi, de la mesure 13 (entrées des seconds violons) à la mesure 21 (début de l’épisode), on compte huit mesures. Si l’on divise ce groupe de huit mesures en deux sous-groupes de cinq et trois mesures (rapport de Fibonacci de 5 : 3), on obtient l’entrée des contrebasses à la mesure 18. De même, si l’on considère le passage de la mesure 13 à la mesure 34, on compte vingt et une mesures, qui, une fois subdivisées à leur tour en deux autres sous-groupes de quatorze et sept mesures (rapport de Fibonacci de 2 : 1) nous donnent l’entrée des premiers violons à la mesure 27.

Conclusion : un art qui allie beauté et équilibre
Il faudrait bien plus d’espace que ces quelques lignes pour rendre compte du génie incontestable de Béla Bartók. Les structures de sons, par exemple, répondent elles aussi aux préoccupations du compositeur vis-à-vis de la nature. En ce sens, les intervalles mélodiques et harmoniques de la Musique pour cordes, percussion et célesta sont eux-mêmes choisis à partir des nombres de Fibonacci, mais une telle étude déborderait du cadre de cet article.

Ces quelques exemples visent seulement à démontrer le souci du compositeur pour concevoir chaque œuvre comme un ensemble harmonieux qui soit régi par une seule loi universelle. Ce souci d’équilibre en fait un compositeur bien de son temps, à une époque où la science cherchait désespérément à expliquer l’univers en un principe « unique, simple et beau », pour citer Einstein. Les scientifiques n’y sont pas encore parvenus, mais Bartók, par sa musique, a pu au moins nous en donner une illustration saisissante. n

Bibliographie
Apel, Wili. Harvard Dictionary Of Music. Second edition. Cambridge, MA, 1979. 935 p.
Arthuys, P., J. Bartók et al. Béla Bartók, l’homme et l’œuvre 1881-1945 dans «La Revue musicale». Éditions Richard-Masse, 1955. 222 p.
Gergely, Jean. Béla Bartók, compositeur hongrois dans «La Revue
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Éditions Richard-Masse, 1980.
Griffiths, Paul. Bartók. «The Masters Musicians Series».
J. M. Dent and Sons Ltd, London, 1988. 224 p.
Lampert, Vera, László Somfai et al. The New Grove Modern Masters. Bartók, Stravinsky, Hindemith. Édité par Stanley Sadie. W.W.
Norton & Company. New York, London, 1984.
Lendvai, Ernö. Béla Bartók, An Analysis of His Music. Kahn & Averill, London, 1971. 115 p.
The New Grove Dictionary of Music and Musicians. Article de Vera Lampert et László Somfai. Édité par Stanley Sadie. W.W. Norton & Company. New York, London, 1984.

1. Citation de Bartók dans son ouvrage Aux sources de la musique folklorique (1925), rapportée dans Lendvai (1971), p. 29.


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