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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 7

Les concours de piano : tremplin international ?

Par Lucie Renaud / 1 avril 2000

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L'image du pianiste tentant de se hisser au-dessus d'un peloton de compétiteurs féroces à coups de doubles octaves et de gammes supersoniques n'est pas si récente que l'on puisse l'imaginer, l'empereur Joseph ayant déjà, au XVIIIe siècle, opposé deux titans, Clementi et Mozart. Il y a quelques décennies, le gagnant d'un concours enregistrait systématiquement un disque et se voyait offrir une série de concerts. Cette époque est maintenant révolue. On estime qu'il existe peut-être, à l'échelle internationale, de la place pour un ou deux nouveaux pianistes par année. On reste loin de la pléiade de lauréats couronnés annuellement.

Comment cerner l'essence des concours? On peut le comparer à un cliché Polaroïd : un groupe de pianistes choisis au hasard des inscriptions est évalué par un jury donné pendant une période précise (variant de un jour à quelques semaines). Cet alignement ne se reproduira jamais de la même façon et la performance électrisante d'un compétiteur peut sous-entendre une intelligence musicale supérieure ou un instant de grâce impossible à recréer.

Une série de facteurs extérieurs viennent influencer la performance des jeunes artistes : le choix de l'instrument (le choix du piano peut être laissé à la discrétion du candidat mais le plus souvent ce dernier doit se contenter du piano proposé) ; le transport (le décalage horaire perturbe sérieusement l'horloge biologique) ; l'endroit où résidera le concurrent (chambre d'hôtel minuscule ou vaste maison avec accès à un piano à queue). Le tirage au sort nuit également : les premiers concurrents sont en général perdants, le jury n'ayant pas eu le temps d'évaluer le calibre du groupe.

Les concours sont essentiellement mis sur pied pour aider quelques interprètes à faire carrière et à intégrer le circuit de la musique classique. Un premier prix ne signifie pas nécessairement une carrière assurée. Par contre, certains grands « recalés » ont su mener des carrières internationales : Busoni, Fischer et Bartok ont tous été devancés par des inconnus au concours Anton-Rubinstein. Le gagnant reste bien souvent celui qui a su rallier la majorité du jury. Un jeune musicien qui opte pour une interprétation moins conventionnelle se trouve ainsi souvent désavantagé. Le grand pianiste d'origine cubaine Jorge Bolet le déplorait déjà en 1985, en entrevue dans Le Monde de la musique : « La personnalité, c'est malheureusement ce qui manque à beaucoup de jeunes pianistes. Dans les compétitions, chaque pianiste doit jouer devant un jury de 15 personnes. Il doit donc toutes les convaincre. Comment y arriver, sinon en se conformant à une sorte de moyenne interprétation visant à n'effaroucher personne? »

Le répertoire exigé pour la plupart des concours demeure titanesque. Les deux premières épreuves comprennent généralement une uvre baroque (le plus souvent du Bach), une ou deux sonates (Beethoven, Mozart, Haydn), des études de virtuosité (Chopin, Liszt, Debussy, Rachmaninoff, Scriabine), des pièces majeures de l'époque romantique (Schumann, Schubert, Liszt, Chopin), d'autres du début du XXe siècle (Debussy, Ravel, Scriabine, Prokofieff) et finalement des extraits plus contemporains. En finale, les concurrents devront présenter un concerto, généralement accompagnés par un orchestre Les concertos choisis font généralement partie des « chevaux de bataille » du répertoire pianistique : Beethoven (nos 3, 4 et 5), Rachmaninoff (nos 2 et 3), Tchaikovsky (no1), Liszt (no1), Brahms (les deux), Prokofieff (nos 2 et 3). Inutile ici de chercher le concerto méconnu ou moins flamboyant. Ces finales, devant des salles remplies d'amateurs assoiffés d'émotions extrêmes, deviennent souvent des cirques médiatiques.

Gérer un premier prix n'est pas une sinécure. La victoire perturbe souvent le sens des réalités du gagnant. Le nombre d'engagements associés au premier prix compte plus que l'argent. Le concours Tchaïkovsky ou le Van Cliburn, par exemple, offrent entre 100 et 150 concerts au lauréat dans les deux années qui suivent. Psychologiquement, le pianiste n'est pas toujours prêt à faire face à la musique, surtout s'il possède peu d'expérience de la scène.

De nos jours, le métier de star entre deux avions attire de moins en moins. Les jeunes musiciens désirent plutôt bâtir une carrière solide et développer leur maturité musicale. Un agent compétent et fiable devient un outil essentiel à l'élaboration de ce rêve. Dénicher la perle rare relève souvent du casse-tête, les meilleurs étant déjà très sollicités. Après le concours, le lauréat devra prendre le temps d'évaluer ses besoins et de cerner la personnalité de celui qui apportera son soutien à l'élaboration de ce parcours artistique. À moins d'une chance extraordinaire - ou d'une polémique médiatisée - les gagnants des concours internationaux mèneront plutôt une carrière nationale.

Rite de passage obligé dans la vie de tout jeune musicien sérieux, les concours restent malgré tout une épreuve fortement anti-musicale. Les nerfs peuvent avoir raison des pianistes les plus doués et on déplore souvent le foisonnement des « machines à notes » qui s'y retrouvent. En aidant quelques élus à se démarquer du lot, on signifie en même temps aux autres de se consacrer à une autre profession. De nombreux lauréats abandonnent la carrière ou se recyclent dans l'enseignement. Ces professeurs cherchent souvent à prendre leur revanche sur ce système injuste en talonnant un élève talentueux, dans l'espoir de faire rejaillir sur eux quelques parcelles de gloire... un cercle un peu vicieux qui garantit encore de beaux jours à l'institution. Le public continuera à se gaver d'exploits pyrotechniques tout en apprenant à discerner l'intensité musicale de la prochaine génération de pianistes.


Souvenirs de concours

par Lucie Renaud

David Jalbert, un habitué des concours, a remporté le premier prix du concours de l'OSM en 1997 et le deuxième prix du 30e concours de Radio-Canada. Nous avons rejoint le pianiste chez lui alors qu'il se préparait pour son prochain défi, le concours international de Dublin, qui se tiendra en mai.

your Jalbert, les concours sont un mal nécessaire. « Le jeune artiste n'a pas le choix d'y participer s'il veut obtenir de la visibilité. Pour percer, il faut travailler comme une bête afin de mettre sur pied un ensemble considérable de pièces (entre 3 et 4 heures de répertoire), toutes parfaitement en place. Aucun concert n'exigera jamais autant de travail. » Son expérience des concours lui inspire des sentiments mitigés. Il les décrira comme « un cirque un peu pervers : à ce niveau d'excellence, la décision du jury est tellement subjective, une infime différence sépare les premiers prix des autres concurrents ».

Le côté social des concours s'est avéré plus positif : « Tous les concurrents sont dans le même bateau et s'entraident. » Il se rappelle avoir soutenu l'autre finaliste au concours de Radio-Canada alors que celui-ci vomissait du sang la veille de la finaÓe. La pression était intense pour les deux concurrents : les journalistes les bombardaient de questions et le fait que le concours soit diffusé en direct dans leur pays natal n'apaisait en rien les inquiétudes.

Le choix de tenter le concours de Dublin n'est donc pas fortuit : là, il ne sera qu'un pianiste tentant de se démarquer par sa prestation. Le répertoire exigé pour ce concours semble démesuré. Après trois éliminatoires de solos, il doit avoir dans les doigts deux concertos (dans son cas, ce sera le Concerto en mineur de Brahms et le 3e de Prokofiev). Le jury décidera en finale lequel des deux il préférera entendre. « Pendant toute la durée du concours (une dizaine de jours), je prévois me trouver dans un état second. J'oublierai de manger et je serai totalement drainé. Idéalement, après, il faudrait pouvoir se réserver un mois sans aucune pression. Le concours continuera de m'habiter pendant des mois, voire des années ».


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