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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 5

La musique pour piano avant le XXe siècle

Par Stéphane Villemin / 1 février 2000

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Les pianistes peuvent se vanter de disposer du répertoire le plus vaste de toute la littérature instrumentale. L’engouement des compositeurs pour le piano a été tel qu’écrire pour l’instrument est vite devenu une pratique courante sinon une nécessité. Depuis les fils de Johann Sebastian Bach jusqu’à Brahms, pas un grand maître ne manque à l’appel, sans compter les centaines d’inconnus qui noircirent des kilomètres de portées à des fins alimentaires. Insatiables, les pianistes ont quand même rapidement accaparé les oeuvres écrites pour clavecin, virginal et clavicorde. Mais depuis la déferlante baroqueuse des années 80, ils doivent partager les pièces de Rameau, Couperin et Scarlatti avec les inconditionnels des instruments d’époque. À partir de 1762, Carl Philipp Emanuel Bach affiche sa préférence pour le pianoforte et l’on peut considérer ses sonates et rondos écrits après cette date comme les premières compositions pour piano. Son frère Johann Christian compose aussi des sonates et les joue en public sur un pianoforte dès 1768. Ces premières oeuvres des fils Bach témoignent d’une expressivité alliée à un certain sens dramatique. Elles sont généralement en trois mouvements alternant les tempos vif, lent, vif, et annoncent bien souvent l’esprit de Mozart et de Haydn. Si l’ornementation propre au clavecin y subsiste, l’écriture a pris des libertés avec les mélodies, imitant mieux le chant et présentant des nuances piano ou forte (d’où le nom de l’instrument).

Avec un peu plus de 60 sonates pour clavier, Josef Haydn (1732-1809) s’affiche comme le maître incontesté de cette forme musicale, qui semblait avoir été inventée pour servir l’écriture pianistique. Après avoir écrit 18 sonates pour le clavecin, Haydn cède à la mode du pianoforte, sans doute sous l’influence du courant Sturm und Drang, sorte de préromantisme qui invitait à l’expression de la subjectivité et des sentiments. À côté de ces pièces à caractère plutôt dramatique, il a écrit d’autres sonates plus rayonnantes, pleines d’humour et de vie. Parmi ses morceaux isolés, il ne faut surtout pas omettre l’Andante et Variations en fa mineur, véritable bijou de la musique pour piano. Composé en 1793, il représente la quintessence de l’art de Haydn, oscillant entre la gravité mélancolique et la bonne humeur presque désinvolte.

Mozart ne signe ses premières sonates pour piano seul qu’en 1774, alors qu’il a près de 20 ans. Avant cela, il avait composé quelques variations, ou plutôt de géniales improvisations. Ses cahiers d’esquisses londoniens permettent d’apprécier les idées musicales qu’il pouvait déjà exploiter en public à huit ans, seul à son clavier. Ses premières sonates sont déjà un coup de maître. Mozart est sans doute le premier qui ait eu d’autres instruments en tête pendant qu’il composait ses sonates pour piano. Il faut entendre derrière la mélodie de tel andante un aria de Mithridate ou de Lucio Silla. La texture harmonique de ces oeuvres n’est pas non plus étrangère à sa musique de chambre et reflète même, ici et là, bien des aspects de l’orchestration originale des Symphonies salzbourgeoises K. 184 et K. 199. Sur la forme, Mozart n’a pas beaucoup ajouté à la sonate. Quant au style, il est sans équivalent dans toute la musique : clarté, transparence, tout est dit avec un minimum de moyens. Grâce aux sonates en la mineur et en ut mineur et aux fantaisies en ut mineur et en mineur, Mozart semble passer le relais au préromantisme naissant.

C’est pourtant à Haydn que Beethoven dédie ses premières sonates. Inaugurant une série de 32 modèles du genre, le Maître de Bonn porte la forme à son apogée. Ce monument de la littérature pour piano lève le voile sur la personnalité du compositeur, ses états d’âme et ses convictions. Chaque sonate reflète aussi l’évolution de l’instrument due aux améliorations apportées par les facteurs de l’époque. Avec le Hammerklavier, Beethoven célèbre l’instrument roi en lui consignant toutes les possibilités de tessitures, de pédales et de nuances, tout en portant les exigences techniques à un degré de difficulté sans précédent.

SchumannLe culte de l’individualisme, au XIXe siècle, a eu pour effet d’atomiser les courants de pensée sans vraiment les organiser. Schubert, pourtant contemporain de Beethoven, appartenait déjà manifestement à son siècle. Il excelle dans les pièces courtes comme les Moments musicaux, les impromptus, et autres valses. Le génie schubertien réside dans son approche intimiste de la mélodie. L’esprit du lied n’est pas loin. Schumann continuera à exploiter ce filon en donnant libre cours dans ses oeuvres à son goût pour les histoires passionnantes. Il agrémente certaines partitions, comme les Kreisleriana, les Fantasiestücke et le Carnaval, d’allusions à la littérature allemande ou à la folie qui le gagnait peu à peu. La musique de Schumann est indissociable des événements marquants de sa vie. Mais c’est dans la musique de Brahms, l’ami de Robert et de Clara Schumann, que le romantisme allemand touchera son crépuscule. Ce maître de la symphonie n’affectionne pas particulièrement la musique pour piano seul. On reconnaît d’ailleurs deux Brahms dans ses oeuvres pour piano : celui des Variations sur un thème de Paganini, opus 35 et celui des Intermezzi opus 117. Le premier est extraverti, démonstratif et incisif; le second, intimiste, troublant, économe de ses moyens. Cette maturité s’explique par les 30 ans qui séparent les deux numéros d’opus : le temps d’un long cheminement à travers les épreuves de la vie.

LisztAvant que les pianistes n’accèdent au statut exalté de stars-virtuoses, le phénomène s’était largement répandu parmi les chanteurs d’opéra (La Pasta triomphait déjà dans Anna Bolena en 1830) et parmi les violonistes (Nicolo Paganini en était l’auguste représentant). Cette facette du romantisme héroïque va porter un coup de grâce à la forme sonate; trop classique, trop rigide, elle ne parle plus aux compositeurs épris de brio et de liberté. Kalkbrenner, Herz, Thalberg, Alkan et Weber font éclater le moule de la période classique au profit d’une mélodie lyrique déclinée sur le mode de la pyrotechnique flamboyante souvent obtenue aux dépens de la musique. Seul Liszt, le démiurge, réussit à réconcilier ces apparents contraires; ses compositions sont souvent faites à son image, en clair-obscur. Si les parties lumineuses repoussent les frontières de la technique pianistique vers des sommets encore jamais atteints, les parties obscures invitent à la poésie et au recueillement. Dans ses oeuvres à programme, comme Les années de pélerinage, les Études d’exécution transcendante ou les Harmonies poétiques et religieuses, les références culturelles sont fréquentes et renvoient à bien d’autres choses que la seule vélocité.

Si l’on ne devait retenir qu’un seul nom parmi tous les compositeurs pour piano du XIXe siècle, ce devrait être celui de Chopin, en qui se réalise le juste équil bre entre virtuosité, poésie et spiritualité. Son sens des proportions lui fait recréer des formes classiques animées de l’esprit romantique. Chopin est la synthèse de Haydn et de Schumann, de l’acquis et de l’inné, du Meisterlich et du Kindlich. Ses ballades sont des improvisations contrôlées, ses études, un recueil de poésies. Le patriotisme musical ne s’est jamais exprimé avec plus de finesse que dans ses polonaises et ses mazurkas. Les préludes, les scherzos sont des modèles de lyrisme et de sensualité qui respectent les limites du bon goût. Chopin réussit en outre à ressusciter la sonate, pourtant menée à mal par les successeurs de Beethoven. Il a démontré qu’il était encore possible de travailler une forme et de la sculpter avec l’esprit de son temps.

 


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