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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 5 février 2016

Trois grandes mélodies d'amour

Par Richard Turp / 1 février 2016

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composers

Pour souligner la Saint-Valentin, je vous propose trois grandes mélodies d’amour qui me touchent particulièrement.

Robert Schumann : Du bist wie eine Blume

Le poème, qui fait partie du volume de 1827 de Heine, Buch der Lieder (Livre de chansons), a été mis en musique environ six cents fois dans diverses langues, mais aucune version ne peut évoquer la puissance révérencielle et dominante de l’amour en des termes apparemment aussi simples, concis et mobiles. Comme la musicologue Susan Youens l’a démontré, ce poème est à la fois expression sincère de l’amour et satire du genre de la poésie sentimentale. Pourtant, non seulement Schumann comprend-il l’ironie, mais il a délibérément créé une musique qui la dépasse et la supplante.

Somme toute, ce qui reste est l’une des plus belles et ferventes mélodies de Schumann, qui utilise la nature et, plus particulièrement, des images de fleurs comme métaphore de sa Clara. Les accords répétés de la mélodie fournissent une base mesurée pour la déclamation lyrique du texte bref (le lied dure moins de deux minutes) dans une atmosphère non seulement dévotionnelle, mais presque religieuse et certainement spirituelle. Sa brièveté est l’une des sources principales de son impact émotionnel et elle exige des interprètes non seulement un legato équilibré, mais une maîtrise sans faille et une simplicité de l’énonciation. En outre, il exige une retenue vocale pour effectuer les ritardandos aussi lentement et tranquillement qu’indiqué ainsi qu’une sensibilité dominante. On peut retrouver des dizaines d’enregistrements admirables de la mélodie, mais pour moi, deux se démarquent. Le baryton canadien Gerald Finley et le superbe pianiste Julius Drake en ont enregistré une version d’une beauté confondante qui n’a d’égales que l’interprétation proposée par le baryton Wolfgang Holzmair (qui produit un incroyable subito pianissimo sur le schön climatique) et la merveilleuse Imogen Cooper. Leur éloquence nous rappelle la fameuse phrase de Heine : « Quand les mots s’éteignent, la musique commence. »

Henri Duparc : Soupir

En raison d’une maladie nerveuse débilitante, Henri Duparc (1848-1933) nous a laissé moins de vingt mélodies, mais elles comptent parmi les plus grandes créations de l’histoire de la mélodie française. Les mélodies de Duparc utilisent des textes de quelques-uns des grands poètes du XIXe siècle tels que Baudelaire, Leconte de Lisle et Théophile Gautier. En effet, si L’invitation au voyage de Baudelaire et Chanson triste de Lahor (qui, ironiquement, n’est pas du tout triste) sont à juste titre considérées comme deux des plus belles « mélodies d’amour » de Duparc, il reste que ma mélodie préférée est Soupir qui est un autre remarquable poème « dévotionnel », celui-ci de Sully Prudhomme.

Le choix de poèmes de Duparc est caractéristique, car tant musicalement que du point de vue littéraire, ses mélodies sont essentiellement romantiques. Le romantisme de Duparc (et surtout sa musique) est né de la fusion de la force et de la sensibilité. Son langage musical transforme souvent des éléments d’amertume, de tristesse et de perte, par une modestie d’expression et un pouvoir pudique, en un processus et une conclusion réparateurs. Invariablement, ces mélodies s’appuient sur une ligne musicale intense et cantabile qui ondule perpétuellement. Les mélodies de Duparc ont donné une impulsion et une puissance à peine égalée et certainement jamais dépassée depuis à la mélodie française. À cause du rare sens dramatique du compositeur, elles sont souvent frappantes par leur qualité expressive. C’est précisément le cas de Soupir.

Comme Du bist wie eine blume de Schumann, Soupir est une mélodie apparemment simple et courte. En revanche, le sentiment d’amour et de dévotion exprimé n’est pas moins profond, mais différent. Ici, Duparc établit un équilibre parfait entre la sensibilité et le désir, entre une ligne vocale exposée et sobre et un accompagnement de piano aussi diaphane. La mélodie est dédiée à sa mère et les versets répétés (« Ne jamais la voir ni l’entendre/Ne jamais tout haut la nommer/mais, fidèle, toujours l’attendre, Toujours l’aimer ») expriment une forme d’amour par l’entremise de moyens d’une éloquence musicale rarement (voire jamais) vue. La version classique de la mélodie, pour moi, est l’interprétation envoûtante de Gérard Souzay, particulièrement mémorable grâce à l’incomparable pianiste Jacqueline Bonneau. Une plus belle version moderne est celle du duo québécois du baryton Marc Boucher et du pianiste prodigieusement doué Olivier Godin.

Hugo Wolf : An die Geliebte

Mon troisième choix contient également un élément de dévotion, une dimension révérencielle. Entre le 16 février et le 18 mai 1888, Hugo Wolf compose 43 lieder sur des poèmes d’Eduard Mörike dans une explosion remarquable et typiquement obsessionnelle d’énergie créatrice. À la lecture de ses poèmes, il est facile d’oublier que Mörike était un pasteur souabe (plus par nécessité que par choix), car il a écrit certains des textes les plus subtils, passionnels et musicaux de la langue allemande. Son éventail d’émotion est extrêmement large, englobant l’amour idéal, malheureux et érotique, la joie dans le monde naturel, le mysticisme religieux, le surnaturel, l’ironie et l’humour, tous les thèmes qui sont richement représentés dans l’intégrale des cinquante-trois Mörike-Lieder de Wolf. Côté tempérament, Wolf et Mörike auraient fait un couple fort étrange, mais Wolf a reconnu (bien en avance sur son temps) le génie lyrique de Mörike comme poète. En effet, le sens littéraire de Wolf a rivalisé avec celui de Schumann et Wolf a capté le style complexe quasi symbolique et imagé de Mörike comme nul avant et après lui. Dans les meilleurs de ses Mörike-Lieder, Wolf fusionne l’évocation ineffable de nostalgie de Wagner avec le génie de Schumann pour « l’évocation d’atmosphère ».

An die Geliebte, selon l’expression de Wolzogen, « nous transporte sur les hauteurs de l’hymne et dans les profondeurs de la mystique ». C’est un lied qui intègre la nature au Divin et à l’amour. Disciple de Wagner, Wolf a certainement fait usage « tristanesque » du langage harmonique. Si la plupart des mélodies du livre de Mörike sont harmoniquement pleines d’une sensualité wagnérienne, ce lied est aussi essentiellement lyrique. Dans An die Geliebte, c’est plutôt Wolfram que Tristan qui chante. An die Geliebte s’ouvre dans l’intimité, comme une prière. Le langage et les progressions harmoniques de Wolf répondent au texte et mènent à une apothéose d’une sensualité extatique qui s’efface dans une résolution de piano sublime. Pour le chanteur, l’accent est mis à nouveau sur de longues phrases legato et une parfaite maîtrise des nuances et de la couleur ainsi que la communication de l’émotion à travers les mots et la musique. Les versions classiques de Fischer-Dieskau (avec Gerald Moore) et du ténor Walter Ludwig peuvent être comparées avec des interprétations modernes admirables par les barytons Holzmair (avec Cooper de nouveau), Simon Keenlyside avec Malcolm Martineau (en concert) et surtout le sous-estimé Olaf Bär avec Geoffrey Parsons. Ce lied est la preuve que les mélodies de Wolf sont, comme le dit Ian Bostridge, « une question de moduler la musique aux mots, et vice-versa. »


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