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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 4 décembre 2015

Le Lac des cygnes colorisé de Dada Masilo

Par Marion Gerbier / 1 décembre 2015

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Swan Lake Dance Factory Johannesburg
Dance Factory Johannesburg. Photo John Hogg

La chorégraphe sud-africaine Dada Masilo et ses danseurs du Dance Factory Johannesburg feront leurs débuts canadiens en janvier dans une réappropriation du Lac des Cygnes de Tchaïkovski affranchie et colorée à l’invitation de Danse Danse. L’artiste a répondu aux questions de La Scena Musicale dans un échange de courriels.

Dada Masilo s’est forgé un solide parcours en danse, à la National School of the Arts de Braamfontein et à la Dance Factory de Johannesburg, avant de rejoindre la prestigieuse P.A.R.T.S. bruxelloise. Sur les scènes internationales, cette chorégraphe de trente ans a su établir une signature originale, remarquée dès ses premières relectures contemporaines de ballets classiques qu’elle métisse de danses traditionnelles et de préoccupations sociales actuelles.

Depuis 2008, elle s’est audacieusement attaquée aux œuvres emblématiques de Roméo et Juliette, Carmen, Macbeth dans The Bitter End of Rosemary et La Jeune Fille et la mort, créant en chacune un détour narratif pour traiter d’apartheid, de racisme, de sexisme et du sida.

« Je veux avant tout attirer l’attention sur certains problèmes », écrit-elle.  Son intérêt pour cette composition historique lui est venu tôt, devant la magnificence de la danse, de la musique et du décorum de l’opéra : « Le Lac des Cygnes est le premier ballet que j’ai vu, et je me souviens d’avoir été émerveillée par les tutus et la musique. »

Le parallèle entre l’histoire intime du compositeur – son homosexualité refoulée, vécue comme une malédiction qui teinterait le livret du Lac – et l’homophobie d’aujourd’hui s’impose plus tard, alors que la chorégraphe poursuit sa démarche engagée de travestissement des styles, pour l’avancement des idées et de la liberté dans son pays. Son interpellation des valeurs et des mœurs se prolonge également dans la musique.

« Je me considère comme une enfant du monde, ajoute Dada Masilo. C’est un privilège d’avoir été exposée jeune à tant d’influences variées. J’aime la danse traditionnelle tswana, le ballet classique, Arvo Pärt et John Lennon, et j’adore Maria Callas ! »

Bleu pour les garçons, rose pour les filles. Un cygne blanc de candeur, un autre noir au pouvoir manipulateur. Deux jeunes femmes identiques, Odette et Odile, éprises du prince Siegfried. Tout cela est bien trop manichéen pour satisfaire une artiste assoiffée de nuances et d’action face aux rigidités sociales. 

« Faire d’Odile un personnage masculin m’est venu du stéréotype que tous les danseurs sont gays. Si Siegfried est gay, il tombe amoureux d’un homme. Ainsi le triangle amoureux se situe entre deux hommes et une femme, plutôt que deux femmes et un homme. Cela vient contrecarrer la norme classique de placer les femmes au centre des regards. » 

En 1996, le Londonien Matthew Bourne est récompensé d’un prix Laurence Olivier pour sa mise en scène d’un Siegfried gay. « L‘idée d’un cygne mâle est évidente, explique-t-il. La force, l’énorme envergure des ailes de ces créatures suggèrent pour moi la musculature d’un danseur mâle plus qu’une ballerine avec son tutu blanc. »

Chez Dada Masilo, les tutus demeurent, de même que la féminité des gestes et la masculinité des carrures, rassemblés dans un jeu contrasté de classicisme didactique, d’humour libre et d’avances sexuelles. « Je voulais un Lac des Cygnes différent. »

De fait : rose et bleu s’unissent en un puissant violet, la gracile rivale devient un beau Noir baraqué et l’idylle finit dans un bain de sang séropositif. L’intensité des couleurs jaillit des éclairages conçus en collaboration avec Suzette Le Sueur, qui décline une charte vive : « Le bleu, caractéristique du ballet classique, est la signature d’Odette. Pour Odile, nous avons opté pour le drame et la passion du bleu Congo, un violet profond. Le rouge souligne les célébrations de groupe, les fiançailles et le mariage. Il évoque les levers et couchers du soleil d’Afrique. Dans le trio final, il symbolise une rivière de sang. » Le mélange des genres – sociaux, disciplinaires et stylistiques – permet d’aborder d’un même élan l’homosexualité et la polygamie, l’hybridité du ballet et des danses africaines, la dérision et le drame. Il en résulte un spectacle débordant d’énergies variées, porteur de ce que les traditions et l’héritage culturels ont de plus enrichissant.

« La tradition et l’héritage relèvent de l’expérience de chacun avec le monde, ajoute l’artiste. J’ai eu la chance d’hériter d’un bagage universel qui a beaucoup contribué à mon ouverture d’esprit. »

Cette largesse spirituelle rend l’esthétique de Dada Masilo unique. Elle emprunte de partout et se permet tout. Par une communion d’émotions éclatées, elle crée l’empathie indispensable à l’écoute de l’altérité. « Il faut repousser les frontières de l’art. Ne pas se contenter de divertir, mais atteindre le cœur de chaque chose, déclencher des sensations, des réflexions, des questions, susciter le rire, la colère ou les larmes. » Impossible donc de rester indifférent.


Swan Lake de Dada Masilo, Dance Factory Johannesburg, présenté par Danse Danse les 14, 15 et 16 janvier 2016 à la salle Wilfrid-Pelletier, www.dansedanse.ca


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(c) La Scena Musicale