Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 21, No. 4 décembre 2015

La poésie comme matière première

Par Richard Turp / 1 décembre 2015

English Version...


Goethe
Goethe par Joseph Karl Stieler, 1828

Au cœur de toute mélodie et de tout lied se trouve le texte choisi par un compositeur. En effet, l’histoire de la mélodie et du lied est inextricablement liée à celle de la poésie. À titre d’exemple, le premier âge d’or de la mélodie française (les trente dernières années du XIXe siècle) coïncide avec la période la plus riche et fertile de la poésie française.

Bien que certains compositeurs (comme Schumann et Wolf) aient été particulièrement attirés par des œuvres de poètes prestigieux, d’autres compositeurs (comme Schubert et même Fauré) ont été inspirés par des poèmes qui ont suscité une réponse musicale en eux. Au fil du temps, certains auteurs et leurs textes ont inspiré une myriade de compositeurs, dont les paramètres variés transcendent les époques et les modes. Dans le monde du lied allemand, il est difficile de trouver deux influences littéraires plus importantes que Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) et Heinrich Heine (1797-1856).

À travers les âges, des centaines de compositeurs ont mis des œuvres de Goethe en musique, y compris Mozart, Beethoven et Brahms mais, surtout et avant tout, Franz Schubert et Hugo Wolf. Plus de 45 pièces de théâtre et de recueils de poésie de Goethe ont inspiré les compositeurs, qui ont été attirés par les thèmes de l’amour et de la nature ainsi que par la relation de l’homme avec le divin, des thèmes qui caractérisent son écriture. Schubert a composé plus de 80 lieder sur des textes de Goethe, ce qui représente non seulement un sommet de la littérature vocale, mais un témoignage à l’auteur, qui connaissait à peine l’admiration que le compositeur lui vouait. Seuls les 52 Goethe-Lieder de Wolf peuvent rivaliser avec cet exploit. Les deux versions de Schubert et de Wolf des Harfenspieler lieder de Goethe, par exemple, sont de véritables monuments de la littérature vocale. Chacun, à sa manière, fait preuve d’une profondeur musicale, émotionnelle et psychologique rarement rencontrée, précisément en raison des textes extraordinaires de Goethe. Cette même vérité et profondeur émotionnelle est également présente dans un simple poème de quatre vers de Goethe Über allen Gipfeln, qui devient, dans un lied d’une page, Wanderers Nachtlied II de Schubert, l’un des plus émouvants du répertoire.

Contrairement à Goethe, Heine représente la première véritable floraison du romantisme allemand. Ses poèmes décrivent et représentent principalement la puissance de l'amour, l’extase et le désespoir, ainsi qu'un tout nouveau style littéraire – et un sens de l'ironie mordant – qui reflète avec brio l’expressivité et les états d'âme du romantisme. Heine fut le grand-prêtre littéraire du romantisme allemand et il est peu surprenant que deux des plus extraordinaires cycles de lieder de Robert Schumann, Dichterliebe et Liederkries (opus 24), s’appuient sur des textes de Heine. Le cœur incertain et tourmenté trouve des champions communs en Heine et Schumann. Pourtant, l'influence de Heine va bien plus loin que celle de Schumann. Plus de 650 de ses textes ont été mis en musique près de 7000 fois.  Parmi les compositeurs romantiques allemands, Heine était une source d’inspiration privilégiée. Franz, Loewe, Mendelssohn et Brahms ont tous mis des poèmes de Heine en musique et même des compositeurs du XXe siècle tels Pfitzner et Zemlinsky ainsi que l’Américain Charles Ives et le Canadien Healey Willan.

Tout au long de sa carrière, Heine a cherché à amplifier la tension entre la sensibilité et la réalité artistique. Ses poèmes d’amour, bien qu’ils affichent des idéaux romantiques, sont en même temps profondément méfiants de ces idéaux et des sentiments qu’ils sont censés représenter. Son écriture virtuose est souvent flamboyante mais aussi amère et ironique, affichant un scepticisme quant à la vérité poétique. Ce sont des facettes ayant particulièrement attiré des compositeurs tels que Liszt et Tchaïkovski.

Le premier âge d’or de la mélodie française, qui est né avec Fauré, Duparc et Chausson, a coïncidé avec l’époque peut-être la plus brillante de la poésie française. Si Victor Hugo (1802-1885) représente le point culminant du romantisme français, Paul Verlaine (1844-1896) était la voix du symbolisme, de la sensualité verbale et du raffinement sonore. La poésie resplendissante et résonante d’Hugo séduit presque tous les grands compositeurs français du XIXe siècle.

La liste comprend Berlioz, Gounod (Aubade), Bizet (en particulier la merveilleuse mélodie Adieux de l’hôtesse arabe), Widor, Franck, Delibes, Saint-Saëns, Lalo, Chabrier, Godard, Fauré, Massenet et Hahn (Si mes vers avaient des ailes). Or, les plus frappantes évocations d’Hugo en mélodie sont de Franz Liszt (y compris deux chefs-d’œuvre absolus et atmosphériques : Oh ! quand je dors et Enfant, si j’étais roi) et de Richard Wagner. Un Canadien, Ernest Lavigne, met Hugo en musique dans la touchante Lorsque ma main frémit et la charmante Rosemonde. Hugo, l’artiste de la parole passionnée et éloquente, sait fusionner d’humanité d’amour exotique et surtout imbiber une écriture de ferveur spontanée et de fluidité. Il est donc peu surprenant que ses textes inspiraient des générations de compositeurs.

Admiré pour la souplesse et l’imagerie impressionniste de ses vers, Paul Verlaine réussit à libérer la musicalité naturelle de la langue française des limites de sa structure formelle classique. Membre des symbolistes français, qui croyaient que la fonction de la poésie était d’évoquer plutôt que décrire, Verlaine était obsédé par la sonorité, la couleur et l’aspect visuel de la langue et a tenté de capturer dans ses poèmes les éléments symboliques de la langue en transposant l’émotion en suggestions subtiles et évasives. Il a créé une poésie qui était fondamentalement « musicale » dans sa nature même tout en étant originale dans l’esthétique.

Des recueils avant-gardistes tels que La bonne chanson, composé par Fauré, et Fêtes Galantes de Debussy ont établi Verlaine comme l’une des influences poétiques les plus importantes pour les compositeurs de la fin du XIXe et début du XXe siècle. Ses textes évocateurs et resplendissants tels que Green, La lune blanche et Il pleure dans mon coeur trouvent des champions en Chausson, Bordes, Koechlin et Hahn ainsi que le compositeur contemporain populaire Léo Ferré.

Verlaine, comme Goethe, Heine et Hugo avant lui, a façonné des textes qui transcendaient le purement verbal. Leur capacité à susciter les émotions et à inspirer à travers les évocations de l’expérience et de la fantaisie a conduit les compositeurs à investir dans un genre qui dessine encore le destin de l’homme.


English Version...
(c) La Scena Musicale