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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 3

Jon Vickers

Par Richard Turp / 1 novembre 2015

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Jon Vickers 1991 Photo Harry Palmer
Jon Vickers en 1991. Photo par Harry Palmer

Le ténor canadien Jon Vickers, qui souffrait de la maladie d’Alzheimer, s’est éteint à l’âge de 88 ans en juillet 2015. Jon Vickers demeure pour plusieurs le ténor dramatique de sa génération. Dans les rôles de ténor dramatique qui exigent puissance et endurance, il avait peu de rivaux.

Vickers apportait à chaque incarnation opératique une caractérisation qui était aussi personnelle que son émission vocale était unique. De plus, pendant sa carrière longue de plus de trente ans, il s’est souvent trouvé au centre de controverses, tant professionnelles que personnelles, car il ne se gênait guère pour exprimer des convictions que plusieurs trouvaient rigides et inflexibles, voire choquantes.

Né à Prince Albert en Saskatchewan en 1926, il étudie le chant à temps partiel et chante à l’église locale tout en tenant une variété d’emplois. En 1950, il remporte une bourse d’études qui lui permet d’étudier au Royal Conservatory of Music de Toronto avec George Lambert. Il fait ce qu’il considère comme ses débuts professionnels sur scène en 1954 en incarnant le duc de Mantoue dans Rigoletto de Verdi au Toronto Opera Festival (qui deviendra plus tard la Canadian Opera Company).

Comme c’est le cas pour plusieurs chanteurs canadiens de l’époque, Vickers est découvert par sir David Webster, qui lui fait signer un contrat à la prestigieuse Royal Opera House de Covent Garden, à Londres. En 1957, pour sa première saison, il chante Don José dans Carmen de Bizet, Riccardo dans Un Ballo in Maschera de Verdi et Énée dans l’opéra épique Les Troyens de Berlioz.

Londres devient son point d’ancrage artistique, mais il fait rapidement ses débuts dans toutes les grandes maisons lyriques du monde, y compris Bayreuth (1958) et le Staatsoper de Vienne (1959) où il interprète le rôle de Siegmund dans Die Walküre de Wagner. En 1960, il chante pour la première fois au Metropolitan Opera – et il le fera subséquemment dans environ 280 représentations. La même année marque ses débuts au célèbre Teatro alla Scala de Milan (Fidelio sous Karajan) et au Lyric Opera de Chicago. Paris et Salzbourg emboîtent le pas et sa carrière internationale évolue à un rythme soutenu jusqu’à sa retraite.

Vocalement, Vickers est un jeune ténor dramatique quand il arrive à Londres. La force et l’ampleur de sa voix sont à la fois la gloire et l’une des dimensions déterminantes de son art. Le timbre de sa voix est instantanément reconnaissable et est doté d’une résonance naturelle, d’une grande projection et d’une impressionnante profondeur. Sur le plan vocal, il a toujours été considéré comme un diamant brut. Comme l’indique un portrait mémorable, son ample émission était presque musculaire et apparemment infatigable, la voix est « marquée et cicatrisée comme si elle était issue d’une carrière canadienne ».

En effet, sa personnalité vocale est d’une puissance robuste qui, bien qu’elle communique l’émotion, n’est ni impeccablement lisse ni particulièrement raffinée. Pourtant, sa technique idiosyncrasique et peu orthodoxe reste intacte tout au long de sa carrière et elle ne cesse jamais d’être au service de ses interprétations. Vickers savait prendre de grands risques dans l’interprétation de rôles familiers tels Radamès dans Aïda. Et Vickers était le premier à admettre qu’en prenant des risques tout en en donnant son maximum, il risquait de rendre son chant moins contrôlé, plus instable, sans grande beauté.

Pourtant Vickers reste inébranlable, incapable de truquer le texte pour un effet purement vocal. Cette philosophie remonte à son éducation chrétienne, fort stricte, où les hymnes et les prières étaient vénérées. Après sa retraite de l’opéra en 1987, il revient à la scène au début des années 2000 comme narrateur dans un certain nombre de présentations fascinantes du poème épique de Tennyson, Enoch Arden, sur une musique de Richard Strauss. Selon plusieurs critiques, la puissance de sa voix demeure intacte. « Il parle comme il a chanté, écrit un critique, avec un mélange de délicatesse et de puissance brute. »

Vickers s’identifie intensément aux personnages qu’il interprète, notamment aux inadaptés sociaux et marginaux, comme Peter Grimes, et les héros psychologiquement torturés, comme Otello dans le chef-d’œuvre de Verdi et Canio dans I Pagliacci de Leoncavallo. En effet, Vickers investit chaque rôle d’une intensité chauffée à blanc. De temps en temps, l’intensité est presque exagérée et stylistiquement inappropriée, comme c’est souvent le cas quand il s’aventure dans le répertoire français et, plus particulièrement, dans les rôles de Samson et de Don José, où les incarnations de Vickers, si puissantes et engagées, sont stylistiquement opposées aux intentions de Saint-Saëns et de Bizet. En quête d’une résonance personnelle dans chacun des personnages qu’il aborde, Vickers tend à se placer devant la musique. Cela, en plus de son chant peu idiomatique en français, donne naissance à ce qui est certes une conception des deux rôles qui laisse indéniablement transparaître la personnalité de Vickers, mais qui n’en est pas moins erronée.

Vickers connaît beaucoup plus de succès avec le Samson de Haendel dans lequel, bien que son approche vocale et stylistique semble anachronique pour beaucoup de puristes, sa puissance spirituelle et vocale ainsi que la force de caractère affichée permettent d’effacer toutes réserves possibles. Son portrait du Samson de Haendel à Covent Garden en 1958 est une prestation hautement dramatique. Et une génération plus tard, bien que sa voix s’adapte à ce moment moins facilement à l’exigeante ligne vocale ornée, il est en mesure de révéler encore plus directement l’agonie du héros biblique qui, dans les mots de Vickers, « avait perdu la foi non seulement dans le sens religieux, mais dans le sens où il avait trahi ce qu’il représentait ». C’est avant tout cette capacité de Vickers à dépeindre la grandeur morale avec une lucidité unique qui est frappante.

Ici, comme pour la plupart des personnages qu’il a interprétés, une grande partie de sa conviction dramatique et théâtrale émane de son courage et de sa capacité de chanter doucement. La gamme de couleurs et l’éventail de nuances dont il dispose sont souvent à couper le souffle. Au cours de sa carrière, ses nuances et douceurs sont souvent tournées en dérision parce qu’elles sont vues comme du « crooning » ou une utilisation du fausset, mais Vickers utilise habituellement des piani soutenus et enveloppants, qui portent partout dans le théâtre. Là encore, certains considèrent son adoption soudaine d’une couleur vocale opaque ou son adoption de la voix de fausset comme un maniérisme vocal, mais il n’en demeure pas moins que, par pure volonté et conviction, Vickers pouvait désormais interpeller et finalement convaincre son public dans une panoplie d’interprétations, de Nerone dans Le Couronnement de Poppée de Monteverdi à Tristan dans Parsifal de Wagner.

Le côté sombre

Vickers est aussi intransigeant, impitoyable et impénitent dans sa rectitude morale et dans son attitude envers les homosexuels et surtout ce qu’il voit comme étant la déliquescence des valeurs morales en Occident. Beaucoup de critiques l’accusent d’être violemment homophobe, mais ses défenseurs maintiennent qu’il est simplement hostile à ce qu’il voit comme une véritable « mafia gaie » qui, croit-il, domine le monde de l’opéra. Au théâtre aussi, Vickers donne souvent l’impression que tous – les membres de la distribution, le chef d’orchestre, même le public – doivent satisfaire ses normes strictes. En 1975, il admoneste le public de Dallas alors qu’il joue le rôle de Tristan. Au moment de la mort de son personnage, il se tourne vers le public et lance aux spectateurs : « Maudit, arrêtez de tousser ! »

On recense beaucoup d’histoires authentiques d’intimidation de Vickers à l’égard du personnel de divers théâtres ou même envers ses collègues. En 1986, quand la production du Met de l’oratorio dramatique de Haendel Samson a voyagé au Lyric Opera de Chicago, Vickers insulte le chef d’orchestre, Julius Rudel, lors d’une répétition devant l’ensemble de la distribution et des membres de l’orchestre, à tel point que Rudel offre de se désister. Pourtant, dans des interviews, Vickers a souvent parlé de la façon dont ses racines rurales et ses bases presbytériennes et méthodistes avaient façonné sa philosophie de la vie :

« La compréhension, qui s’est lentement et sûrement développée en moi, de la nécessité d’un contact humain et de la compréhension des besoins des autres et de leurs problèmes m’a probablement donné, plus que toute autre chose, la capacité d’analyser mes rôles, de me permettre de venir à bout d’une partition, d’étudier un drame, de projeter mes sentiments dans la vie de quelqu’un que je n’ai jamais rencontré, sauf sur un morceau de papier. »

En personne, Vickers est un être parfois paradoxal, volatil et énigmatique. Il est souvent chaleureux et charmant et, à bien des égards, décent et accueillant, mais il peut être colérique et prompt à railler toute insulte perçue.

En 1961, il croise le fer avec le chef d’orchestre Georg Solti à Covent Garden, affirmant que Solti l’a intimidé et insulté pendant les répétitions pour La Walkyrie. Puis, en 1977, il prend de court le monde de l’opéra avec sa décision de se retirer de ce qui aurait été une prise de rôle dans deux productions de Tannhäuser au Met de New York et à Covent Garden, évoquant de nouveau des questions morales pour justifier sa décision. Vickers juge que l’opéra de Wagner est blasphématoire, « une tentative de frapper aux racines mêmes de la foi chrétienne » et ajoute que « Wagner a contesté l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ ». Certains de ses détracteurs se permettent de suggérer que c’est plutôt l’étendue et la tessiture vocale de l’œuvre qui se sont révélées trop difficiles pour lui.

La controverse vraisemblablement la plus révélatrice de la personnalité de Vickers est celle qui l’oppose au compositeur Benjamin Britten et à son compagnon, Peter Pears. Pears a créé Peter Grimes de Britten en 1946 et les deux hommes considéraient que le thème principal de l’opéra était celui de la lutte d’un individu contre les masses. Pour plusieurs, l’opéra représente la persécution de Grimes comme une métaphore de l’oppression des homosexuels. Vickers rejette évidemment une telle interprétation. Pour lui, Peter Grimes est une étude dans la « psychologie du rejet humain » et son interprétation suit cette idée à fond, ce qui exaspère et consterne Britten et Pears. Lors des spectacles, on voit pendant un moment le Grimes de Vickers perdu dans la rêverie puis, peu de temps après, explosant avec brutalité. Ce portrait déchirant de Grimes lié au chant redoutable de Vickers modifie la perception du rôle par le public. Lorsque la production voyage à Paris, un critique écrit de l’interprétation de Vickers que « sa voix est une longue plainte, un gémissement, le cri d’une bête sauvage, un chant d’ivresse de la beauté et de la détresse qui plane au-dessus de la foule affolée. »

Lors d’un discours au Royal Conservatory of Music à Toronto en 1969, Vickers déclare : « Je chante parce que je dois le faire. » Chanter, explique-t-il, est « une nécessité absolue, c’est un besoin émotionnel et peut-être même physique en moi ».

Vickers a toujours soutenu que l’art devait faire appel à l’intelligence en plus des sens, et non seulement à ces derniers. Pour lui, l’art impliquait d’aller bien au-delà du chant. Les mêmes croyances spirituelles qui l’ont amené à être surnommé « le ténor de Dieu » étaient au cœur de tout ce qu’il faisait.

Un catalogue impressionnant sur CD et DVD de spectacles de Vickers illustre clairement que, pendant plus de trente ans, Jon Vickers a transcendé le mélodramatique et a laissé une marque indélébile sur chaque rôle qu’il a incarné.


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