Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 20, No. 7 juin 2015

ONJ–Montréal : En trois temps deux mouvements

Par Marc Chénard / 1 juin 2015

English Version...


Les musiciens de l’ONJ - Montréal
Les musiciens de l’ONJ - Montréal : (Première rangée) Aron Doyle, David Carbonneau, Jean-Rémi Leblanc, Marianne Trudel, Christine Jensen, Jean-Nicolas Trottier, Frank Lozano; (seconde rangée) Bill Mahar, Alexandre Côté, Bob Ellis, Jocelyn Couture, Kevin Warren, Jean-Pierre Zanella; (troisième rangée) Dave Grott, Taylor Donaldson, André Leroux, et Samuel Blais. PHOTO Toma Iczkovits

Dans les années 1940, les big bands étaient au faîte de leur popularité. Duke Ellington, Count Basie, Benny Goodman et Glenn Miller menaient le bal, entraînant les danseurs dans leur sillage. Cet âge d’or vint à passer, les uns obligés à se dissoudre après les autres dans l’après-guerre. Mais cet animal, que certains comparaient aux dinosaures, n’a pas disparu complètement; il a survécu en se donnant une nouvelle identité et surtout une autre vocation musicale. Preuve à l’appui : l’Orchestre national de jazz–Montréal.

De nos jours, on ne les appelle plus « big bands », mais bien « orchestres de jazz ». Ils ne se produisent pas dans les clubs ou salles de danses, mais en concert. Ou bien ils sont subventionnés par le secteur privé (Lincoln Center Jazz Orchestra à New York) ou par l’État (Orchestre National de Jazz de France), sinon par des radios publiques, comme en Allemagne ou au Danemark.

L’Orchestre national de Jazz–Montréal, un nouvel arrivé dans cette arène musicale, tient la route depuis deux ans. Jacques Laurin, âme dirigeante et fondateur de l’entreprise, s’est donné pour mission de créer un ensemble capable de présenter des saisons de concerts. « Comme les ensembles classiques, compagnies de danse et troupes de théâtre peuvent le faire, pourquoi pas en avoir au moins un pour le jazz ? », raisonne-t-il.

En juillet 2013, l’ONJ–Mtl voit le jour au Festival international de Jazz de Montréal. Deux mois plus tard, il entreprend sa première saison, six concerts au total, un septième au FIJM avec invités, le trompettiste Terrence Blanchard et son groupe. Fort de ses premières expériences, l’orchestre vient de boucler sa seconde saison le mois dernier avec la création de la suite orchestrale Under the Influence, une commande passée à Christine Jensen.

Avec 15 concerts à son actif, l’orchestre se trouve à la croisée des chemins. La saison estivale s’annonce même très prometteuse, car il se produira à trois reprises. À Montréal d’abord, il sera de nouveau au FIJM, cette fois-ci sur la grande scène extérieure du FIJM pour deux représentations le soir du premier juillet. À cette occasion, il interprétera la musique de son premier disque (voir ci-dessous), jouée en reprise le 8 août au festival d’Orford. À noter cependant, la partie vocale pour ces prestations sera tenue par Karen Young, qui prend désormais la relève d’Anne Schaefer. Entre ces deux performances, l’ONJ donnera le concert de clôture du festival de Lanaudière le 2 août, mais dans un tout autre programme, lequel sera consacré au Maestro du big band de jazz, Duke Ellington.

Un temps, un mouvement

Pour cette primeur, l’ONJ accueillera un invité de stature internationale : le compositeur et arrangeur suisse Mathias Rüegg. Pour les
non-initiés, cette éminence musicale a dirigé l’une des formations orchestrales les plus exceptionnelles du Vieux Continent, le Vienna Art Orchestra, entre 1977 et 2010. Les amateurs, pour leur part, se souviendront sans doute de deux éblouissantes prestations données au FIJM en 1997 et 2002, peut-être d’un premier passage chez nous en 1984.

Ce choix, qui ne semble pas relever de l’évidence, Laurin le justifie ainsi : « J’aime sa vision large, car il ne fait pas que créer de la musique originale, il s’attaque aussi à des répertoires de tous genres, autant du jazz que des musiques de tradition classique. C’est ce que je cherche justement, de ratisser large dans la musique, autant pour le défi lancé aux musiciens que pour le plaisir offert au public. » (Voir encart en fin d’article.)

L’idée de cette première collaboration sur scène émane du directeur artistique du festival de Lanaudière, Alexandre Benjamin. « J’ai assisté au concert de l’orchestre en mai 2014 (dont la première partie figure sur le disque) et j’ai été impressionné. À l’automne, j’ai approché Jacques avec une idée de présenter l’ensemble, mais je voulais autre chose. Comme j’aime bien avoir des thématiques, j’ai pensé à Duke Ellington, car son œuvre est une pierre angulaire du jazz, mais elle est si considérable qu’on pourrait bien trouver un autre angle. C’est là que j’ai appris ses discussions avec M. Rüegg. Comme celui-ci avait déjà conçu un programme autour d’Ellington, c’est un peu comme si les étoiles s’alignaient en notre faveur. »

Fidèle à sa vocation de toujours tourner les choses autrement, Mathias Rüegg a remplacé l’indispensable piano par une guitare, question de lui apposer sa propre signature. À sa suggestion aussi, le concert sera divisé en deux parties, la première en petites formations interprétant des morceaux plus connus comme Satin Doll, Take the A Train ou le quasi-hymne du jazz classique It Don’t Mean a Thing if it Ain’t Got that Swing. Suivant un court entracte, l’orchestre au complet s’attaquera à plusieurs pages moins connues, entre autres, Something Special, REM Blues ou Little Max, des titres issus de l’album Money Jungle, séance en trio du Duke avec Max Roach et Charles Mingus. Mais on peut compter aussi sur quelques classiques, comme Caravan, ou encore le célèbre Diminuendo and Crescendo in Blue, immortalisé par les fameux 27 chorus endiablés du saxo ténor Paul Gonsalves. Répéter cet exploit ne sera pas l’objet de cette reprise, mais on peut s’assurer d’une relecture tout aussi palpitante.

Selon M. Benjamin, cette collaboration pourrait même créer un précédent. « Comme notre rapport a été très bon, je vois un avenir dans cette collaboration, avec d’autres programmes thématiques, pour l’année suivante ou celle d’après. Ça reste à voir, mais l’idée est bien sur la table. »

Deux autres temps, second mouvement

Si une collaboration à plus long terme demeure des plus souhaitables, l’orchestre tient aussi à exploiter ses propres talents. Ainsi en est-il des deux autres concerts qui serviront de plateformes de lancement de son premier disque. En effet, les disques Atma ont conclu une entente de production du premier opus discographique de l’ensemble, une suite d’une quarantaine de minutes intitulée Dans la forêt de ma mémoire. Divisée en sept tableaux, cette œuvre provient de la plume féconde de la pianiste Marianne Trudel. À titre de solistes invitées, on retrouve la trompettiste Ingrid Jensen, sa sœur Christine à la direction et Anne Schaefer chantant de manière purement instrumentale.

L’automne dernier, la pianiste signait un album en quintette–La vie commence ici (Justin Time) qui contient plusieurs morceaux repris ici en versions orchestrales bien ficelées, le tout rehaussé de solides interventions solistes, notamment une au soprano de Jean-Pierre Zanella et surtout celles d’Ingrid Jensen. Par la sortie du disque et les concerts, il ne fait aucun doute que l’ONJ–Mtl se trouve sur une lancée décisive, laquelle se poursuivra de plus belle cet automne dans une troisième saison qui ne manquera pas de surprises, incluant un premier rendez-vous au Off Festival de jazz en octobre. Histoire et... histoires à suivre !

Mathias Rüegg : Compositeur sans frontières

Le compositeur et arrangeur helvète Mathias Rüegg est de ceux que l’on pourrait qualifier de « post-modernes ». En 1980, avec l’album Concerto Piccolo (disques Hat Art), la chanteuse Lauren Newton de son ensemble, le Vienna Art Orchestra (VAO), lançait avec une pointe d’ironie : « The Avant-garde is dead ! » Pendant plus de 30 ans, le chef du VAO transgressait les conventions stylistiques du big band en concevant maints programmes de musiques originales et de relectures de répertoires, tant classiques (Satie, Schubert et Brahms) que de jazz (Ellington, Mingus et Dolphy).

Tout a commencé très modestement pour le compositeur. « On m’avait engagé pour jouer du piano solo dans un bar viennois quelques années après la fin de mes études à Graz. Un soir, un musicien s’est joint, puis un autre et un autre… jusqu’à tant qu’on soit une douzaine. Alors, il fallait quelqu’un pour organiser tout cela et c’est ainsi que le VAO a vu le jour. »

Cette aventure musicale richement documentée sur disque et appuyée de nombreuses tournées internationales s’est poursuivie sans relâche jusqu’en 2010, année où il dissout sa formation. « J’étais tout simplement épuisé après 33 ans, et la critique a très mal reçu mon dernier groupe dont le personnel était divisé entre musiciens classiques et jazz. Elle n’avait pas semblé comprendre ma démarche. »

Curieux de nature et éclectique dans ses projets–pensons ici à son Concerto pour triangle (1997) ou encore à un programme de rencontres imaginaires de divas hollywoodiennes et de penseurs européens (3-American Dreams and European Visionaries, 2007)–, Mathias Rüegg aime bien les coups d’audace, pour ne pas dire de théâtre. Pourtant, lorsqu’on lui parle, il affiche un grand respect pour la tradition, non dans un sens muséal, mais comme matière musicale vivante. Non seulement a-t-il embrassé les maîtres de la note bleue en relisant leurs écrits, mais aussi des œuvres provenant de la grande tradition européenne, faisant même un détour américain vers Gershwin, compositeur relevant autant des mondes ancien que nouveau. C’est justement cet éventail musical qui fait de lui un post-moderne aguerri et averti.

Mais son parti pris pour la tradition se traduit aussi dans sa manière de travailler. Composer à l’ordinateur lui est totalement étranger, si bien qu’il rédige tout de sa propre main pour ensuite s’en remettre à un copiste pour en extraire les parties instrumentales. « Pour moi, je passe un certain temps à réfléchir à ce que je veux faire, le concept, la forme à donner, etc., mais dès que je m’y lance, le processus d’écriture se déroule assez rapidement. »

En conversation, il révèle également son parti pris pour une lecture esthétique de la musique, récusant de ce fait les approches sociologiques, historiques ou culturelles qui sont monnaie courante. « Il y en a pour qui l’interprétation musicale tient à une compréhension du contexte historique et social : Harnoncourt, par exemple, en parle au nom d’une espèce d’authenticité. Mais cela n’a aucune importance ! Seul compte le fait qu’une musique vienne chercher l’auditeur ou non. Prenez Lang Lang : sa façon d’interpréter la musique romantique nous interpelle, moi du moins, mais en tant que Chinois, toutes ces considérations extramusicales ne sont pas nécessaires dans sa manière d’aborder les œuvres. »

 » Propos recueillis à Montréal le 15 mars 2015, lors d’un bref passage en ville de M. Rüegg pour une première répétition.

Pistes d’écoutes
 » Orchestre National de Jazz de Montréal–Dans la forêt de ma mémoire–Disques Atma CD2 2730
(En magasin dès la mi-juin.)
 » Vienna Art Orchestra–Duke Ellington’s Sound Of Love–Emarcy 0602498654194 (2003)

En concert
 » 1er juillet–Scène General Motors, 21 h et 23 h (FIJM).
 » 2 août–Spectacle de clôture du Festival de Lanaudière, Amphitéâtre Fernand-Lindsay (14 h).  Duke Ellington’s Sound of Love–Avec chef invité : Mathias Rüegg
 » 8 août–Festival d’été d’Orford (20 h)

Sur la toile
ONJ Montréal : www.onjm.org
Matthias Rüegg : www.vao.at
FIJM : www.festivalinternationaldejazzdemontreal.com
Festival de Lanaudière : www.delanaudiere.org
Festival d’Orford : www.arts-orford.com


English Version...
(c) La Scena Musicale