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La Scena Musicale - Vol. 20, No. 4

Marie-Nicole Lemieux : Réflexions sur la musique

Par Joseph So / 1 décembre 2014

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Marie-Nicole Lemieux. Photo Denis Rouvre/Naive

Depuis qu’elle a remporté le premier prix au Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique et au concours Joseph-Rouleau des Jeunesses musicales du Canada en 2000, Marie-Nicole Lemieux s’est hissée au faîte du monde de la musique. Aussi bien son public que les critiques encensent la richesse de son timbre de contralto lyrique (le plus rare des types de voix) et le charisme dont elle rayonne sur scène. En janvier, elle incarnera pour la première fois le rôle-titre féminin dans Samson et Dalila à l’Opéra de Montréal.

Marie-Nicole Lemieux a remporté la faveur de plusieurs grands chefs contemporains tels que Daniele Gatti et Antonio Pappano. On la réclame jusqu’en 2017-2018 dans les plus prestigieuses maisons d’opéra et salles de concert. L’été dernier, elle s’est distinguée au Festival de Salzbourg dans le rôle d’Azucena, dans Il Trovatore, aux côtés de Placido Domingo et d’Anna Netrebko.

Cet automne, elle a fait un retour très attendu à la Canadian Opera Company, où elle a chanté Dame Quickly dans Falstaff, l’un de ses rôles fétiches. Cela faisait longtemps qu’on attendait son retour à Toronto, où elle avait fait ses débuts en 2002 en incarnant Cornelia dans Giulio Cesare. Compte tenu de son horaire chargé, il a fallu attendre que soit passée la soirée d’ouverture pour nous retrouver un midi autour d’une table à un café français au centre-ville de Toronto.

J’avais fait la connaissance de Marie-Nicole en 2001 à Stratford, à l’occasion d’un récital en l’honneur de Maureen Forrester, à qui on la compare souvent. Il était déjà évident à ce récital que la jeune cantatrice était destinée à une grande carrière. Malgré sa célébrité actuelle, Marie-Nicole demeure une personne chaleureuse et souriante avec un rire contagieux.

LSM : Il est bon de vous revoir à la Canadian Opera Company après douze longues années. Vous voici donc dans l’un de vos rôles fétiches, celui de Dame Quickly. Combien de fois l’avez-vous chanté ?

MNL : Je suis ravie d’être de retour ! J’ai chanté Quickly dans sept productions, à Londres, Munich, La Scala, La Bastille, Montréal et à présent Toronto; au total, 65 représentations.

Vous connaissez donc ce rôle sur le bout des doigts ! Est-ce celui que vous préférez ?

MNL : C’est l’un de mes rôles préférés, mais j’avoue que tout dépend de la mise en scène. La production de Robert Carsen est parfaite pour moi. On m’a donné plein de costumes magnifiques; je suis une femme sensuelle et fière de l’être. Je bouge, je cours partout... ça me plaît vraiment ! J’avais un rhume le premier soir, et maintenant je tousse, mais je connais si bien cette partition que je suis capable de la chanter peu importe mon état de santé.

Parlez-nous de votre plus récent triomphe, à Salzbourg l’été dernier, quand vous étiez Azucena dans Il Trovatore.

MNL : C’était la première fois que je chantais ce rôle – donc, un immense défi ! J’ai jeté un coup d’œil sur la partition et j’ai vu que la ligne vocale d’Azucena était du bel canto. J’en ai parlé à ma professeure (Marie Daveluy) et à maestro Gatti. Je ne suis pas de celles qui hurlent; ne comptez pas sur moi pour chanter comme ça (Lemieux fait semblant de chanter Azucena d’une manière exagérée, avec des sons lourds et martelés). Daniele m’a répondu qu’il ne voulait pas que je chante d’une façon qui fait cliché, mais que ce soit un personnage sensible et vivant. Cela me convenait : il respectait qui j’étais sans me demander de faire quelque chose qui ne me correspond pas. En examinant la partition, j’ai vu que Verdi avait donné des indications musicales très précises. Daniele et moi, on a beaucoup travaillé ensemble. Nous respectons l’œuvre ainsi que les intentions musicales de Verdi. Azucena n’est pas une mauvaise personne, mais elle est déchirée entre son amour maternel et son sens du devoir. Après m’avoir entendu, des gens sont venus me dire qu’ils n’avaient jamais perçu Azucena comme ça. On m’a demandé de revenir à Salzbourg, mais je ne peux pas. Je serai à Orange, et puis, dans deux ans, à la Scala.

Vous aviez déjà travaillé avec Gatti ?

MNL : Oh oui, beaucoup ! Nous nous connaissons très bien. J’ai chanté du Mahler avec lui à Paris, et le Requiem de Verdi au Musikverein à trois reprises. Nous avons collaboré dans cette production de Falstaff à Londres. Salzbourg a été une expérience merveilleuse.

Travailler avec Netrebko et Domingo, c’est comment ?

MNL : C’est comme travailler avec n’importe quelle autre soprano. Anna et Placido sont des collègues formidables. Placido arrive à l’heure, très professionnel, ne se plaint pas. Le public a senti que nous formions une équipe et que nous nous respectons.

Pourriez-vous nous parler un peu de votre voix ? De nos jours, votre type de voix est très rare. À mes oreilles, vous chantez comme une jeune Maureen Forrester, une voix ample de contralto. Votre voix a-t-elle changé au cours des quatorze années écoulées depuis le début de votre carrière ?

MNL : La partie grave de ma voix a toujours été naturelle pour moi, alors que je craignais les aigus. J’ai commencé jeune. Je n’avais que 24 ans et n’étudiais avec ma professeure que depuis deux ans quand j’ai remporté le prix Reine-Élisabeth. Je n’avais pas fini de me développer. Savez-vous quel compositeur m’a aidée à ouvrir la porte ? Rossini ! C’est comme du sirop ou de la vitamine pour la voix. Avec Rossini, il faut chanter legato. Je me souviens de la première fois que j’ai chanté Isabella, en 2012 : tout s’est ouvert pour moi. Je suis contralto lyrique, et Quickly est donc un rôle qui me va comme un gant, mais cela ne signifie pas pour autant que je n’ai pas d’aigus. La partie la plus riche de ma voix est parfaite pour Quickly, Tancredi et Isabella. À présent, mes registres vocaux sont plus égaux et ma voix est plus libre.

Vous chantez Dalila pour la première fois à l’OdM. Il y a quelques années, vous m’aviez dit que c’était votre rôle de rêve. Qu’est-ce qui vous attire dans Dalila ? Le fait que c’est une femme fatale ?

MNL : Non ! C’est la musique ! Les trois arias (Mon cœur, Printemps qui commence, Amour  ! viens aider ma faiblesse) sont si

magnifiques ! C’est bien que Dalila soit le seul personnage féminin de l’opéra (rires) ! Il est bon d’être un peu méchante... je m’amuse à explorer cette partie de moi. Bien sûr, dans la vraie vie je ne ferais jamais une chose pareille. J’ai hâte de chanter Mon cœur avec un ténor ! Mon rêve aurait été de chanter avec Jon Vickers, comme l’a fait Shirley Verrett !

Permettez-moi de vous poser une question un peu sotte… Si vous aviez eu le choix, auriez-vous aimé être soprano colorature, lyrique, spinto, mezzo ou contralto ?

MNL : J’aimerais être Falstaff ! (éclats de rire) J’adore ce personnage ! Ou un baryton et chanter le Conte di Luna, ou un ténor héroïque, ou chanter Brünnhilde et Isolde. Je ne suis pas mécontente de mon type de voix. Mon rêve est de chanter Dalila et Didon. Berlioz est mon premier amour et je le chante bien. Peut-être plus tard Cassandre… je suis sûre de chanter ce rôle un jour. C’est un personnage plus dramatique, alors que Didon est plus bel canto. Je ne veux pas aborder ces partitions sombres et dramatiques maintenant, parce que je pense que j’ai encore une certaine tendresse dans la voix, de la sensualité et du legato, que je veux conserver aussi longtemps que possible.

Vous êtes un exemple de cantatrice moderne, capable de mener de front une vie familiale et une carrière. Avec un emploi du temps aussi chargé qui vous emmène loin de la maison, comment faire face à la séparation et trouver l’équilibre entre le travail et le rôle de mère ?

MNL :Ma fille voyageait avec moi avant d’atteindre l’âge scolaire. À présent, elle a sept ans et fréquente l’école. Auparavant, je pouvais faire deux ou trois productions de suite, mais plus maintenant. Je rentre à la maison au bout d’un mois. Elle est inscrite à une école privée qui met l’accent sur les voyages, les langues et la musique. Les gens comprennent que je suis une chanteuse et que les voyages permettent aux enfants d’apprendre beaucoup. Quand nous avons passé trois semaines à Paris, elle faisait ses devoirs tous les matins. Le rôle de mère est important. C’est un choix qu’on fait... mais ça dépend aussi d’un homme ! Les mentalités ont changé. On peut emmener des enfants aux répétitions à présent.

Parlez-nous de vos projets.

MNL : J’ai fait un nouveau CD qui sortira en décembre : Rachmaninov, Wolf, Fauré, Chausson, un très beau programme. En février, j’ai une tournée de récitals en Europe : ça fait longtemps que j’attends d’en faire une. En 2016, je chanterai pour la première fois Carmen en version de concert à Paris, mais bien sûr, j’aimerais le faire dans une mise en scène. Il existe d’autres magnifiques rôles pour mezzo grave, comme Hérodiade (que j’ai enregistré) et Mignon. Je serais ravie de chanter Mignon sur scène. Je vais chanter Anne Boleyn dans un opéra inconnu de Saint-Saëns, Henri VIII, en 2016 ou 2017. Le répertoire français comporte beaucoup de rôles pour ma voix. L’an prochain, j’enregistre un CD Rossini pour Naïve.

J’aimerais connaître votre philosophie de la musique. Quand vous chantez, êtes-vous entièrement concentrée sur le rôle et l’action, ou pensez-vous encore à la technique ?

MNL : Il faut penser à tout. Trop de technique et on devient un robot. Le plus important, c’est de penser à la musique : c’est elle qui amène le personnage. Il faut constamment penser à la première loi du chant : ne jamais pousser ! En récital, on contrôle les choses et on peut décider de ce qu’on veut. C’est cela, mon objectif. Je suis une cantatrice, bien sûr, mais je suis aussi une artiste qui a quelque chose à dire. Ne rien avoir à dire, c’est ennuyeux. On rencontre un chef d’orchestre, un metteur en scène, et il faut être capable d’entrer dans leur univers. Plus on est libre sur le plan technique, plus on a de couleurs et plus on est heureux, et eux aussi. Quand on me demande quelle est ma vision de tel ou tel personnage… j’en ai une, mais je dois également me rendre à la vision du metteur en scène. Si c’est la même, parfait. En récital, c’est moi qui mène et qui décide. À l’opéra, je ne suis pas le centre du monde. L’opéra est plus grand que moi.

Traduction : Anne Stevens

Samson et Dalila à l’Opéra de Montréal : les 24, 27, 29, et 31 janvier, 2015. www.operademontreal.com


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