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La Scena Musicale - Vol. 19, No. 7

Âmes sœurs : Ingrid et Christine Jensen

Par Marc Chénard / 1 juin 2014

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Ingrid & Christine Jensen

Le jazz est une musique marquée par de fortes personnalités. Pourtant il est aussi le produit d’un travail collectif. La maxime d’Aristote, « le tout est plus que la somme de ses parties », s’applique bien ici, d’autant plus quand les musiciens partagent les mêmes valeurs. Dans de tels cas, il n’est pas rare qu’ils se considèrent comme membres d’une famille. Ces affinités d’ordre filial peuvent aussi exister entre proches parents. Mentionnons à juste titre les sœurs Jensen, Ingrid à la trompette et Christine au saxophone (alto et soprano).

Des exemples de fratries ne manquent pas, mais elles sont essentiellement masculines, depuis les Teagarden jusqu’aux frères Marsalis. Les sœurs Jensen font donc exception à la règle. Si vous en connaissez d’autres instrumentistes au féminin dans le domaine, prière de m’en aviser à jazz@scena.org.

Tant en conversation que sur scène, ces sœurs s’entendent à merveille. Lors d’un passage éclair d’Ingrid à Montréal le premier mai dernier, en invitée spéciale de l’Orchestre national de Jazz – Montréal, l’occasion se prêtait pour une entrevue conjointe chez sa cadette, Christine. Maîtrisant parfaitement la tradition du jazz, l’une et l’autre sont bien plus que des « virtuoses du bebop », leurs intérêts recoupant un large éventail de styles de jazz contemporain.

Parcours différents

Nées à Nanaimo d’une mère professeure de piano et férue de jazz, Christine et Ingrid (ainsi que leur sœur aînée Janet, qui a renoncé à une carrière de tromboniste) ont été bercées aux rythmes de la note bleue. Toutefois, Christine souligne que « nous n’étions pas de ces enfants qui jouaient constamment de la musique », ce à quoi Ingrid ajoute : « J’avais quatre ans de plus qu’elle et j’ai quitté la maison pour me rendre au Berklee College of Music à Boston, juste au moment où Christine commençait vraiment à s’y intéresser. »

Ingrid a donc quitté le bercail, peu de temps après que Phil Woods et son pianiste Hal Galper l’eurent remarquée au camp musical de Port Townsend dans l’État de Washington. Ses études terminées, elle s’envole pour l’Europe, où elle se met à enseigner au conservatoire de Vienne. C’est là qu’elle se lie d’amitié avec Art Farmer, spécialiste du « flumpet », instrument hybride entre le bugle et la trompette. Dans les années suivant son décès en 1999, le fabricant de l’instrument, David Monette, donne la chance à Ingrid de l’essayer. De retour en Amérique, sa professeure, la défunte Laurie Frink (véritable gourou) l’exhorte à participer au prestigieux concours de trompette Carmine Caruso, qu’elle remporte en empochant la coquette somme de 7000 dollars. (« À l’époque, c’était comme gagner le million » lance-t-elle). Sur le plan international, elle se fait remarquer par la sortie de trois disques sur l’étiquette allemande Enja, pour laquelle enregistre l’orchestre de Maria Schneider, qui l’intègre à sa formation pendant une bonne dizaine d’années. De nos jours, elle préfère jouer dans de petits groupes, mais rejoint à l’occasion le grand orchestre Secret Society de l’ex-Canadien Darcy James Argue, ensemble de passage aux festivals de jazz de Toronto, d’Ottawa et de Vancouver en juin.

Si Ingrid s’est faite une place au soleil, Christine est sur une bonne lancée. Encouragée par la sortie de son premier album orchestral en 2010 (Treelines, Justin Time Records), elle récidivait en octobre dernier avec Habitat, disque coté cinq étoiles dans la « bible » du jazz américain, Downbeat. En mars dernier, elle reçoit le prix Juno pour l’album jazz de l’année (qu’elle a obtenu pour son précédent album). Fin avril, elle se rend avec toute sa troupe à Brême, en Allemagne, pour une unique prestation européenne à Jazzahead, la grande foire internationale du jazz. Chez nous, elle présentera sa musique au Festival international de jazz de Montréal (6 juillet), clôturant sa série « Jazz dans la nuit » avec Ingrid en artiste invitée.

Plutôt que de prendre la route vers le sud, Christine resta au pays pour étudier à l’Université McGill. « Le programme de jazz était en plein essor au début des années 1990. J’étais impressionnée par tout le talent qui s’y trouvait et j’ai entendu son big band et des petites formations. On y offrait un bon cursus en musique classique, tout en laissant une certaine liberté de choix de cours dans notre concentration. » Christine, à l’instar de sa sœur, a quitté la Colombie-Britannique pour étudier ailleurs, mais l’une et l’autre n’est partie dans l’intention de vouloir s’installer dans leurs villes adoptives, New York pour Ingrid, Montréal pour Christine. C’est dans la métropole québécoise que Christine rencontra son conjoint Joel Miller, camarade d’études et saxophoniste. Pour elle, Montréal n’est pas si loin de la « Grosse Pomme », où elle peut facilement visiter sa sœur, mais constitue un bon point d’envol pour l’Europe.

Malgré la distance qui les sépare, les sœurs Jensen se sentent plus proches que jamais. Au cours de la dernière décennie, elles ont collaboré à plusieurs projets, notamment le quintette transatlantique Nordict Connect, groupe comprenant la pianiste suédoise Maggi Olin et son partenaire, le bassiste Torben Waldorff, ainsi que le batteur et conjoint d’Ingrid John Wikan. Outre un album, les cinq ont tourné de part et d’autre de l’Atlantique. Christine regrette toutefois que le groupe soit en sabbatique forcée, pour ainsi dire, vu les caprices de l’économie mondiale, les problèmes logistiques, sans compter des obstacles bureaucratiques grandissants.

Mais elles sont très enthousiastes au sujet d’un nouvel ensemble qu’elles ont récemment mis sur pied, un quintette avec le guitariste Ben Monder. Christine explique : « Nous avons fait une petite tournée en février dernier, avec un arrêt à Montréal. Je viens de déposer une demande de subvention pour un enregistrement. Il est possible que l’on joue l’automne prochain, mais on entrera en studio au début 2015. C’est notre musique, bien sûr, mais il se peut que Ben contribue quelque chose. »

Mettre les pendules à l’heure juste

En comparant leurs carrières, nombre de journalistes s’entendent pour dire qu’Ingrid se démarque comme instrumentiste alors que Christine se distingue comme compositrice. Mais cette observation agace un peu Ingrid. « Je crois qu’il s’agit d’une affirmation gratuite de la part des médias. Elle n’est pas la seule à composer. Moi aussi je compose et j’écris de bonnes pièces aussi. Soit, je n’ai pas les habiletés de ma sœur au piano, ce qui lui donne un petit avantage dans l’écriture. Il faut savoir que sa courbe d’apprentissage sur son instrument a été plus longue que la mienne et il en va de même chez moi pour la composition. Il n’y a donc aucune raison de dire que ma sœur compose très bien et joue correctement du saxo, alors qu’on me qualifie de trompettiste brillante qui devrait écrire davantage. Les gens ne connaissent vraiment pas ce que nous faisons l’une et l’autre. »

Outre le lien familial, les deux sœurs sont tout aussi unies par la musique. Christine reconnaît que la célébrité de l’une a profité à l’autre : « C’est vrai, elle a fait connaître ma musique et cela m’a grandement aidé dans mon cheminement artistique. Elle traduit ma musique, mais je me dois aussi de faire un suivi, d’y apposer ma touche personnelle. » Pour Christine Jensen, l’appui de sa maison de disques, d’un agent et d’un publicitaire aux États-Unis ainsi qu’une aide promotionnelle en Allemagne sont des atouts précieux pour mieux faire connaître son talent. Sa prestation à Jazzahead lui a donné l’occasion de se réseauter avec des programmateurs étrangers, en particulier ceux qui s’intéressent à la musique des big bands. Elle souligne qu’en Europe, on retrouve des orchestres de jazz entièrement subventionnés par des radios d’État, comme ceux de la NDR à Hambourg, la WDR à Cologne et un autre de la radio danoise. Il arrive que ces organismes invitent des compositeurs à jouer leur musique, ce qui pour elle serait une occasion de rêve. Plus près de chez nous, certaines de ses pièces sont maintenant interprétées par des ensembles américains universitaires ou de conservatoires, mais pas encore au Canada. Quand on lui parle de la situation au pays, elle en a à redire. « Je veux collaborer avec des gens, faire part de certains concepts au plan international, mais ce n’est pas dans nos habitudes ici. J’ai l’impression que les gens ne partagent pas l’idée de sortir et d’échanger, si bien que nous ne sommes pas encouragés à le faire. Ce que je remarque également, c’est le phénomène de ghettoïsation des musiciens canadiens, en particulier dans les festivals, qui les considèrent comme de seconde zone. Je n’ai jamais ressenti cela en Europe, parce que je n’étais pas de New York, par exemple. Au Québec, le vedettariat ne soutient que les artistes bien établis... et que dire de nos « deux solitudes », qui nous empêchent d’obtenir une reconnaissance nationale. Remarquez que je ne m’en fais pas trop; je préfère développer mes idées, faire connaître ma musique, pour ensuite suivre le processus dans son ensemble. C’est mon objectif. »

• Christine Jensen Jazz Orchestra (+ invitée : Ingrid Jensen), Montréal, 6 juillet, FIJM, 22 h 30
Ingrid Jensen en concert avec le Secret Society de Darcy James Argue, Vancouver : 20 juin; Toronto : 22 juin; Ottawa : 23 juin.

• Sur la toile : ingridjensen.com ; christinejensenmusic.com

Traduction par Lina Scarpellini


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