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La Scena Musicale - Vol. 19, No. 6

Gabriela Montero : Saisir les instants qui comptent

Par Lucie Renaud / 1 avril 2014

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Gabriela Montero

Gabriela Montero a découvert le piano avant même de savoir marcher ou parler, une grand-mère prévenante ayant déposé littéralement, comme les fées marraines des contes, un instrument-jouet dans son lit quand elle avait sept mois. Fixant son attention sur la voix de sa mère qui entonne chaque soir l’hymne national vénézuélien ou une mélodie à la radio, elle reproduit rapidement avec succès ce qu’elle entend. À quatre ans, elle entreprend des études formelles avec Lyl Tiempo, se produisant en concert l’année suivante, puis, à huit ans, avec l’Orchestre national des jeunes du Venezuela dans le Concerto en ré majeur de Haydn sous la direction de José Antonio Abreu, fondateur du mouvement El Sistema. Elle quittera peu après avec ses parents Caracas pour les États-Unis, puis l’Angleterre.

Ayant toujours improvisé en plus de travailler les partitions des grands compositeurs, elle peine pourtant à trouver sa niche. Pianiste de concert ? Improvisatrice ? Musicienne de jazz ? Déjà, à l’adolescence, ses professeurs déploraient sa propension à l’improvisation. La révélation lui viendra pendant les 3 années que passera à Montréal cette nomade dans l’âme, qui a déménagé 34 fois, dans 8 pays différents. C’est là en effet que, à 31 ans, elle rencontre Martha Argerich qui la prendra sous son aile, mais surtout lui confirmera qu’elle doit refuser les étiquettes que l’on tente de lui apposer et qu’elle peut mener de front ces deux carrières en apparence opposées. Cela la poussera notamment, après un premier disque Rachmaninov, Chopin et Liszt, à lancer Bach and Beyond, album d’improvisations sur des thèmes de Bach qui s’est maintenu au sommet des palmarès pendant plusieurs mois, « Choc de la musique de l’année » du Monde de la musique en 2006, ainsi que Baroque, en lice en 2009 pour un Grammy dans deux catégories. Elle a maintenant adopté une formule hybride pour la plupart de ses récitals : une première partie d’œuvres « standard » du répertoire et une deuxième, entièrement improvisée, l’artiste puisant dans les airs chantés par le public ce soir-là, du thème de la Cinquième de Beethoven à celui de Star Wars, pour en offrir une lecture unique, jamais en surface, les dons et la culture musicale de Montero demeurant immenses. Elle pourra ainsi au gré des segments inclure des citations d’œuvres connues ou transformer la plus simple mélodie populaire en hommage vibrant à Debussy ou à Rachmaninov.

« Depuis que je suis une petite fille, l’improvisation a toujours fait partie de ma vie, explique-t-elle en entrevue. C’était ma façon de raconter des histoires et cela est toujours vrai aujourd’hui. Je pense que, sous bien des aspects, la musique classique est devenue plus conservatrice qu’elle ne l’était auparavant, un peu générique. » Elle évoque un retour vers un certain âge d’or, « quand il y avait plus de liberté et un désir de considérer l’artiste comme un être humain ».

Pour elle, l’improvisation d’inspiration classique, pratiquée par les grands maîtres, mais boudée depuis un siècle déjà, sauf peut-être par les organistes, peut s’avérer un idiome tout aussi libre que le jazz : « On parle seulement d’un langage différent. » Elle comprend cependant difficilement que l’on puisse étudier l’improvisation : « Je n’ai jamais rien appris; c’est un concept étranger. Pour moi, l’improvisation est un rien, mais de celui-ci, vous pouvez créer quelque chose, avant que cela ne meure. C’est plus qu’un processus intellectuel; mon corps, mon esprit, tout mon être prennent le contrôle. Je laisse simplement faire les choses. » Dans un portrait réalisé dans le cadre de l’émission américaine 60 Minutes, elle évoque une radio qui serait allumée 24 heures sur 24, sans possibilité jamais de l’éteindre. « Parfois, cela peut être dérangeant et me réveille à l’occasion, confirme-t-elle. Tout ce que je vois, que je vis, se transforme en film avec une bande-son. »

Elle retrouvera Montréal le 20 mai comme pianiste, mais aussi en tant que membre du jury de la première édition du Prix d’improvisation Richard-Lupien, tenu dans le cadre du Concours Musical International de Montréal, premier concours de la Fédération mondiale des concours internationaux de musique à offrir une telle récompense. « C’est une remarquable initiative », souligne-t-elle, précisant n’entretenir aucune idée préconçue par rapport au jeu des finalistes. « Ce qu’il y a de formidable avec l’improvisation, c’est que vous ne pouvez pas vraiment avoir d’attentes, que c’est un mystère et cela devrait demeurer tel. J’espère entendre de l’inventivité et de la prise de risques. Comme toute forme d’art, si vrai et engagé, il devrait être de très haut niveau et raconter des histoires. Voilà ce que je trouve le plus beau. »

Atteindre l’équilibre

Ce déséquilibre apparent entre respect religieux d’un texte et liberté totale, souvent en quelques minutes (le temps d’un entracte), pourrait sembler impossible à gérer pour plusieurs, mais pas pour Gabriela Montero. « Le défi pour moi est plutôt de savoir comment insuffler une fraîcheur et le côté personnel de l’improvisation dans le texte écrit des autres. Avec certains, cela vient naturellement; avec d’autres, je dois le trouver. » Si elle se sent aussi à l’aise dans les deux sphères, elle admet que l’improvisation reste son univers. « Il n’y a pas de bouton sur lequel presser, mais la compositrice, l’improvisatrice est si fortement ancrée en moi qu’elle ne disparaît jamais. Très souvent, quand je joue Mozart par exemple, je veux prendre un autre chemin, et je pense que dans un an ou deux, je ferai cela en concert. Je prendrai des concertos de Mozart et improviserai des sections, pas seulement les cadences. Cela exige une discipline personnelle pour que je cesse d’improviser, parce que pour moi, les possibilités d’une œuvre écrite sont infinies, bien que, évidemment, je doive jouer ce qui est écrit. Je me concentre plus sur le contenu émotionnel d’une pièce, sur la vie derrière chaque changement harmonique, chaque note. » Sans surprise, les compositeurs qui lui parlent le plus demeurent les romantiques : « Je suis très attachée à Brahms et Schumann. Je découvre de plus en plus Schubert et l’adore et, bien sûr, j’aime Bach. J’improvise très souvent dans le style baroque d’ailleurs; je ne sais pas pourquoi. »

Elle reste également consciente de la difficulté de mener une carrière internationale exigeante en tant que femme et mère de deux filles : « Je tire mon chapeau à toute artiste qui est mère, parce que nous menons un combat constant, surtout quand les enfants sont plus jeunes. Vous avez toujours l’impression de sacrifier l’un au profit de l’autre. En tant que femme et mère, j’ai essayé d’intégrer que les enfants apprennent de moi, pas seulement à travers ma présence, mais mes actions, les principes et l’éthique que je leur enseigne. Je peux seulement espérer que mes filles adopteront des exigences et une morale des plus élevées. Avec un peu de chance, j’aurai eu quelque chose à y voir. »

Demeurer entière

Gabriela Montero admettra volontiers refuser tout compromis, de quelque ordre qu’il soit : « Je pense que nous devons être honnêtes sur ce que nous sommes. Nous ne devrions pas être une certaine personne au quotidien et une autre dans la vie professionnelle. » Le 13 février dernier, elle écrivait à José Antonio Abreu et Gustavo Dudamel, en opposition au concert que ce dernier avait dirigé la veille pour célébrer la Journée de la jeunesse et les 39 ans d’existence d’El Sistema, pendant que des milices armées, la garde nationale et la police attaquaient des victimes innocentes. « Ils ont donné un concert alors que leur peuple se fait massacrer, peut-on y lire. J’utilise souvent la comparaison du Titanic. Le quatuor a sombré avec celui-ci en continuant à jouer. La musique n’a pas aidé. La musique ne les a pas sauvés. Le Venezuela coule et El Sistema coulera avec lui. Nous avons atteint le point de non-retour. La musique, l’ambition et la célébrité ne valent rien quand on les compare à la souffrance humaine. Ils ne veulent rien dire quand vous êtes abusés, blessés, tués. » Si Gustavo Dudamel a transmis une courte réponse au journal El Universal le lendemain, arguant que la musique demeurait un non violent à la guerre, la pianiste croit que cela va bien au-delà de la politique. « Cette lettre n’était pas une décision politique, mais une volonté de prendre position contre la brutalité et l’oppression d’une dictature. Il est ici question de vies humaines et de violations des droits humains, de l’emprisonnement de victimes innocentes, sans procès. On parle d’une crise humanitaire et je pense que chacun détient une part de responsabilité. Cela n’a aucune importance que vous soyez un scientifique ou un musicien; vous devez dire ce que vous pensez contre l’injustice et la brutalité. » Même si elle espère pouvoir revoir un jour ses amis et ceux qu’elle aime, elle n’a pas mis les pieds au Venezuela en quatre ans et ne le fera pas tant que le gouvernement actuel restera en place.

Au cours de la prochaine année, la pianiste se produira à de nombreuses reprises en Europe, fera ses débuts avec le Boston Symphony Orchestra en juillet et continuera de participer aux forums sur les droits de la personne. « Les choses qui me parlent, me touchent, me motivent ne sont pas nécessairement liés aux endroits précis où je joue, mais plutôt à ce que je laisserai sur scène en tant qu’artiste et les liens que je pourrai établir avec le public. » Lors d’un concert à guichet fermé donné à Londres en mars, elle se rappelle avec émotion qu’après avoir terminé de jouer Schumann, elle avait émis un long souffle, presque douloureux. Quand elle a levé les yeux vers la salle en liesse, elle a remarqué une vingtaine de drapeaux vénézuéliens qui flottaient. « Ce sont des gens qui souffrent, qui veulent que leur pays guérisse. Ils me remerciaient d’avoir transmis leur message au monde. À ce moment, je me suis mise à pleurer sur scène, ne pouvais pas me retenir. Voilà les choses qui m’importent, quand la musique peut me bouleverser, que je peux en faire autant avec le public, qu’il me donne quelque chose en retour, qui m’émeut de cette façon. Cela n’a rien à voir avec les salles de concert, la célébrité ou grimper les échelons, mais avec ces moments qui veulent tout dire. » 


• Prix d’improvisation Richard-Lupien, le mardi 20 mai de 13 h à 16 h 30 à la Salle Tanna Schulich, École de musique Schulich, 555, rue Sherbrooke O., Montréal
Coup de coeur pour Gabriela Montero, le mardi 20 mai à 20 h à la salle Pollack, 555, rue Sherbrooke O., Montréal
• Le CMIM : le 26 mai au 6 juin, Concert gala des lauréats le 6 juin, 19 h 30 à la Maison symphonique.
www.concoursmontreal.ca


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