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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 7

Julie Boulianne et ses nouveaux rêves

Par Wah Keung Chan / 1 juin 2013

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Julie Boulianne

Pour la mezzo canadienne Julie Boulianne, la vie ressemble à un tourbillon. Depuis qu’elle a passé son audition du Metropolitan Opera en 2009, elle vit dans ses valises, sautant d’un contrat à l’autre, d’un avion à l’autre. Seulement au Met, elle a participé à cinq productions en deux ans, incarnant Stéphano dans Roméo et Juliette (Gounod), Diane dans Iphigénie en Tauride (Gluck) avec Placido Domingo et Susan Graham, et Sebel dans Faust (Gounod), tout en assurant la doublure dans Le comte Ory (Rossini).

Mme Boulianne avait à peine achevé ses études à Juilliard lorsque IMG, son agent à New York, lui a obtenu cette audition au Met. « Je ne m’étais jamais imaginée en train d’auditionner sur cette scène où se sont produits tant de grands chanteurs », raconte-t-elle. Normalement, elle redoute les auditions, mais ce jour-là elle sentait luire sa bonne étoile alors qu’elle chantait des airs des Huguenots de Meyerbeer et de La Cenerentola de Rossini. « Je ne me suis mis aucune pression sur le dos, dit-elle. C’était déjà assez formidable d’avoir l’occasion, peut-être la seule de ma vie, de chanter sur cette scène. » La présence de James Levine dans le jury ne l’a nullement ébranlée. Quelques mois plus tard, elle apprenait qu’elle avait décroché le rôle de Stéphano. L’immensité de la salle ne l’avait-elle pas un tantinet intimidée ? « Le Met est une salle dont la forme est parfaite pour l’opéra. C’est une très grande salle, mais Wilfrid-Pelletier l’est aussi », déclare Mme Boulianne en se référant à la maison de l’Opéra de Montréal, où elle a fait ses premiers pas de cantatrice.

Son succès au Met a ouvert des portes, notamment celles de Covent Garden en 2014, de sorte qu’elle n’a plus trop souvent besoin de se présenter à des auditions. Depuis septembre dernier, la mezzo n’avait passé que deux semaines sur le sol natal, mais elle est de retour depuis le mois de mai afin de donner plusieurs concerts, de graver quelques enregistrements et d’incarner Marguerite dans La Damnation de Faust de Berlioz au Festival d’Opéra de Québec en juillet. Pour l’année 2012-2013 étaient inscrits à son agenda L’Enfant et les sortilèges (Ravel) avec l’Orchestre symphonique de Boston sous Dutoit, la Symphonie no 9 de Beethoven à Ottawa, ses rôles au Met et Roméo dans I Capuleti ed i Montecchi de Bellini, à l’Opéra de Reims.

Après tout cela, il ne lui restera plus qu’à prendre ses premières, et méritées, vraies vacances, au mois d’août – elle peut désormais se permettre de refuser des offres ! « J’en ai bien besoin, si je veux continuer à aimer mon travail comme je l’aime à présent », explique la diva québécoise, qui avoue son intention de rester chez elle, de jouer son rôle de marraine du fils de sa sœur qui vient de naître et de penser à autre chose qu’à la musique.

Julie Boulianne fait partie de cette jeune génération de chanteurs du Québec qui connaissent un succès époustouflant. « Étienne Dupuis, Michèle Losier et Joshua Hopkins, mes anciens camarades à l’Université McGill, poursuivent aussi de grandes carrières internationales », dit-elle. [NDLR : M. Dupuis et Mme Losier ont déjà fait la couverture de LSM.] « Il suffit qu’une chanteuse ou un chanteur connaisse le succès pour que d’autres au Québec lui emboîtent le pas. En fait Lyne Fortin, Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux [sa cousine] m’ont ouvert la voie. »

Par quels détours une fille du Lac-Saint-Jean est-elle devenue l’une des plus grandes mezzos du Canada, se hissant au rang de ses compatriotes Marie-Nicole Lemieux et Michèle Losier ?

En 2002, quand je l’ai entendue pour la première fois, il était déjà évident que Julie Boulianne avait un talent naturel et elle semblait destinée à une belle carrière. Néanmoins, la transition entre les études supérieures et une carrière de musicienne professionnelle peut être difficile et lui a demandé un travail sur soi. « La différence entre une voix professionnelle et celle d’une étudiante finissante n’est pas toujours évidente, dit-elle. Ce qui compte en fait, c’est la vision qu’on a de soi. »

Un grand tournant a été pris lors de sa participation à l’Institut canadien d’art vocal (en 2007), ainsi qu’à l’organisme parent de celui-ci, l’International Vocal Arts Institute en Israël (2005 et 2007). « C’est là qu’a eu lieu ma transition vers l’artiste professionnelle que je suis devenue, explique-t-elle. On y entend des chanteurs de tous les pays. On prend conscience des forces et faiblesses de chacun, et on apprend à faire le point sur ses acquis par rapport aux autres. Des personnes telles que Joan Dornemann ont tout entendu et savent ce qui est quoi. J’ai appris que j’avais du talent, et ce n’est pas une réalisation qui vient si facilement au Québec, vu que les francophones formaient le prolétariat. Quand je suis née, il existait une mentalité selon laquelle nous n’étions pas faits pour accomplir de grandes choses, même si l’on m’a toujours encouragée. Pendant mes études ici, je travaillais à résoudre mes problèmes au lieu de me concentrer sur mes forces, de prendre ce qui fonctionne et de l’appliquer partout. Or, c’est une façon bien plus positive de procéder. »

Julie Boulianne a ensuite passé deux ans à Juilliard sous la houlette d’Edith Bers. « Ma professeure avait une bonne thérapie, raconte-t-elle. Je devais lui donner un dollar chaque fois que je prononçais une parole négative. J’ai donc commencé à travailler de façon naturelle avec ma voix. Malheureusement, quand on est trop conscient de ce qu’on fait, on perd de son naturel. Ma démarche consiste à uniformiser le son. »

Son séjour à New York s’est très bien déroulé pour la mezzo québécoise. « Les Américains croient en la réussite personnelle et professionnelle », dit-elle. Il ne faut toutefois pas prendre cela pour de l’ambition : « Je ne suis ni ambitieuse ni compétitive et, en présence de rivalité, je suis la première à céder. Par contre, je veux réaliser tout mon potentiel. » Cette mentalité l’aide à devenir une artiste à part entière. « J’ai la chance d’avoir une carrière diversifiée, partagée entre le baroque et le bel canto, la musique romantique et contemporaine. »

Déjà sélectionnée aux Grammy pour sa participation à l’enregistrement de L’Enfant et les sortilèges (Ravel) sur Naxos en 2009, et finaliste aux Félix pour son disque solo consacré à Mahler sur ATMA, Julie Boulianne entre au studio d’enregistrement en juin pour graver les huit Chansons polonaises de Poulenc afin de compléter un futur album ATMA renfermant trois CD consacrés aux mélodies de ce compositeur. D’autres enregistrements sont en préparation.

Elle part ensuite pour Québec afin de participer à La Damnation de Faust de Berlioz, dans la mise en scène de Robert Lepage, présentée pour la première fois au Met en 2008. Cette troisième production sera la bonne pour Mme Boulianne, qui aura enfin l’occasion de chanter dans cet opéra. En effet, la saison dernière, la production avait été annulée pour des raisons financières. En outre, elle était allée en Europe pour remplacer une cantatrice malade qui avait fini par annuler son annulation ! Ayant déjà collaboré avec Robert Lepage dans La Tempête, de Thomas Adès, l’été dernier, elle se réjouit de cette nouvelle chance. « Avec Lepage, déclare-t-elle, on a l’impression de participer à quelque chose de grand. Nous sommes fiers des résultats, ce qui nous motive à en donner plus. »

Mme Boulianne trouve que ce rôle convient parfaitement à sa voix de mezzo-soprano. « Avec Berlioz, il n’y a pas vraiment de juste milieu : on chante soit très haut, soit très bas. Thomas Adès aussi donne dans les extrêmes – pour rendre les chanteurs malheureux peut-être ! Berlioz est un cas intéressant, parce que sa musique arrive toujours à un endroit inattendu. La partition comporte des revirements qui ne sont pas très naturels. »

De tous les airs de cette œuvre, elle préfère le trio. « Le trio est formidable, la section la plus cool, mais un cauchemar pour tout le monde. Pendant trois minutes, musiciens et chanteurs se demandent si tout l’édifice va s’écrouler ou si on va s’en sortir. Quel chef-d’œuvre ! »

Ayant traversé bien des expériences, Julie Boulianne conseille aux jeunes chanteurs d’être patients et disciplinés, et de s’attendre à connaître la solitude. « J’ai chanté tous mes rôles de rêve, comme Roméo et Elisa dans le Tolomeo de Haendel. J’ai largement réalisé tous mes rêves jusqu’ici ! À présent, je dois me fixer de nouveaux objectifs. »


•Marguerite, Berlioz : La Damnation de Faust, Festival d’opéra de Québec, Québec, 25, 27, 29, 31 juillet. Festivaloperaquebec.com
Récital, Société d’art vocal, Montréal, 22 sept., artvocal.ca
•Vivaldi : Gloria, I Musici, Montréal, 27 sept., imusici.com
•Haydn : Theresienmesse, Les Violons du Roy, Québec (14, 15 nov.) et Montréal (16 nov.), violonsduroy.com
•Dvořák : Rusalka, Metropolitan Opera, New York, jan.-fév. 2014, metopera.org
•Bach : La Passion selon saint Mathieu, Orchestre Métropolitain, Montréal, 19 avril, orchestremetropolitain.com
Institut Canadien d’Art Vocal, 30 juillet au 17 août. icav-cvai.ca


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