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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 4

Jonas Kaufmann : Sur les ailes du chant

Par Joseph So / 1 décembre 2012

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Jonas Kaufmann

Dans le monde de l’opéra, la voix masculine la plus prisée est fort probablement celle du ténor dramatique, ou de son équivalent allemand, le heldentenor. Une espèce rare, le ténor dramatique avec son timbre sombre est parfaitement adapté aux rôles tels Otello, Calaf, Enée, Don José, Florestan, Bacchus, Kaiser ou les nombreux grands héros wagnériens, Lohengrin, Tannhäuser, Tristan, Walther von Stolzing, Parsifal, Siegmund et Siegfried. Un ténor héroïque capable de chanter à la fois les répertoires allemand et italien vaut son pesant d’or. Le ténor allemand Jonas Kaufmann possède justement cette voix. A 43 ans et au sommet de son art, Kaufmann est doté d’une voix à la beauté virile et au lyrisme juvénile, soutenue par une solide technique, une musicalité exemplaire et un grand pouvoir de communication. Peu de chanteurs sont capables d’une telle variété de couleurs tonales, du plus doux mezza voce aux fortissimos retentissants. Combinant ses prouesses vocales avec un physique à faire rêver, il n’est guère étonnant que Kaufmann soit considéré comme le ténor spinto-dramatique par excellence de notre époque.

»Né dans une famille de mélomanes de la classe moyenne à Munich, Kaufmann prend des leçons de piano dès son jeune âge et chante dans la chorale de l’école. En 1989, à 20 ans, il est admis à l’École supérieure de musique de sa ville natale pour étudier le chant, obtenant son diplôme en 1994. Il lance sa carrière en tant que ténor lyrique léger, mais après avoir retravaillé sa technique avec l’aide du baryton américain Michael Rhodes, M. Kaufmann acquiert une couleur vocale plus sombre et lourde qui lui convient mieux. En l’espace de quelques années, il devient l’un des ténors les plus recherchés dans le monde. Il a parlé de son renouvellement artistique dans plusieurs interviews et dans Meinen die wirklich mich?, une biographie que lui a consacrée l’auteur de langue allemande Thomas Voigt. On peut également lire des informations à ce sujet sur le site officiel de Kaufmann. www.jonaskaufmann.com

Étant donné sa carrière internationale très active, il est surprenant que Kaufmann n’ait jamais chanté au Canada. Mais cela ne saurait tarder, grâce à Louise Forand-Samson et au Club musical de Québec. Le ténor donne un récital à Montréal le 20 janvier et un second à Québec le 3 février. En prévision de ses débuts au Canada, je me suis rendu à Munich le 17 juillet dernier pour l’interroger et entendre son Winterreise, concert qui a marqué son retour sur scène après plusieurs mois d’inactivité. Obtenir une entrevue avec cette grande vedette n’était pas chose facile; il y a fallu de l’entêtement et un coup de pouce du bureau de presse de l’Opéra de Munich. Enfin, j’ai pu prendre place aux côtés du ténor grand voyageur au bar Rheingold du Théâtre National pour échanger quelques propos. Tout à fait charmant et éloquent, il a donné à mes nombreuses questions des réponses mûrement réfléchies. Deux jours plus tard, j’ai assisté à la représentation, donnée à guichets fermés, du Winterreise. L’atmosphère était électrique : on avait hâte de renouer avec le Munichois devenu le plus populaire des ténors germaniques. Ce fut un triomphe. Dès la première note, le chanteur était totalement concentré. Sa voix était fraîche et puissante, modulée avec discernement et témoignant d’une attention exemplaire aux nuances textuelles. Le public a accueilli cette remarquable interprétation avec de longs applaudissements nourris.

Tout d’abord, vos nombreux fans au Canada sont impatients de vous voir à Montréal et à Québec. Est-ce que ce sera votre première tournée dans notre pays?

Absolument. Il était grand temps que je vienne, et j’espère que cette première visite ne sera pas la dernière. J’ai rencontré de nombreux Canadiens qui s’intéressent à l’opéra et qui ont parrainé ou soutenu plusieurs événements. Je suis sûr que je reviendrai pour donner des concerts de lieder ou d’opéra à moyen terme. Et puis, Kent Nagano m’a également envoyé des invitations auxquelles je n’ai encore pu donner suite.

Avez-vous déjà visité le Canada?

Oui. Mon épouse y a des amis, et elle m’a demandé de l’accompagner à Slave Lake pour faire de la pêche et d’autres activités de plein air. Nous avons vu plusieurs fois les chutes du Niagara.

Puisque vous allez chanter Die schöne Müllerin dans le cadre d’une soirée de mélodies, j’aimerais savoir ce que vous pensez de ce genre de répertoire. Quand vous donnez des récitals de mélodies allemandes, françaises et italiennes, changez-vous de technique lorsque vous changez de répertoire?

Ce n’est pas vraiment la technique qu’on change, mais plutôt le style, avec quelques petites modifications comme l’utilisation de plus ou moins de portamento, ou en atténuant le son pour le rendre plus doux, plus rond, ce genre de chose. Winterreise représente 70 minutes de chant sans interruption, et il faut donc avoir confiance en son instrument. Si l’on utilisait une technique différente, cela risquerait de perturber le flux naturel et la production des notes. Il est certain qu’on ne chante pas du Wagner comme du Mozart...

Vous chanterez Winterreise pendant deux jours, et à Montréal, vous interpréterez Die schöne Müllerin. Devrez-vous alléger le son de votre voix dans Müllerin et l’assombrir dans Winterreise?

Winterreise se chante beaucoup plus bas, de sorte que cela donne automatiquement un effet plus sombre. Dans Winterreise, il n’y a aucun chant joyeux, mais seulement de la tristesse jusqu’à la mort. Qui est Der Leiermann? Est-ce la mort? Il parle d’emprunter un chemin sans issue: c’est assez évident qu’il va mourir de faim, de froid ou de sa propre main. C’est certainement la fin d’un long voyage. Les premières mélodies peuvent paraître plus gaies, mais toujours à travers des larmes, sans aucun moment de bonheur. Dans Müllerin, le poète commence par être heureux. Le changement se produit plus tard, lorsqu’il prend conscience de son rival. Cela rend ce cycle plus facile à suivre, plus logique. La première moitié semble être remplie de joie et de lumière, et les phrases musicales sont souples et rapides. Bien sûr, il faut garder une voix élastique dans Müllerin, alors que dans Winterreise, ce n’est pas entièrement nécessaire. Je pense que le héros dans Winterreise est également un jeune homme. Dans l’une des mélodies, il dit que ses cheveux ont blanchi en une nuit à cause du choc, mais ensuite, il est déçu de constater que ce n’est que l’effet du gel, qui finit par fondre.

Allez-vous chanter par cœur et sans entracte?

Oh oui! Bien sûr, les deux cycles.

Cela fait beaucoup de texte à mémoriser, non?

Oui... Die schöne Müllerin est excessivement difficile à cause du nombre de vers; on chante parfois un texte différent avec la même musique, ce qui le rend d’autant plus difficile à mémoriser. Ce n’est pas le cas avec Müllerin. Si, en plein cœur de l’action, on se met à penser à la suite, c’est trop tard!

Quelle est votre opinion sur les tentatives de mettre les lieder en scène comme on l’a fait avec Winterreise?

Hum, je ne suis pas certain que cela apporte grand-chose. Je sais que Ian Bostridge l’a fait, et Dietrich Haensel aussi.

Est-ce que cela aide à mémoriser le texte?

Ah oui! Cela crée des points de référence: ici il faut s’agenouiller, au deuxième vers je m’approche du piano, etc. C’est la même chose avec l’opéra: il est plus facile d’apprendre le texte par cœur avec des images visuelles qui aident à diviser l’aria en segments. Mais avec les lieder, la musique a une telle puissance qu’une mise en scène surchargée risque de déranger. Quand on entend un opéra en version de concert, il peut arriver qu’on comprenne mieux la musique.

Vous pensez que la mise en scène peut être gênante?

Tout à fait. Je crois que ces cycles sont si intenses, avec une telle profondeur dans le développement psychologique, qu’il faut prêter attention à chaque petit détail musical. Je pense que Schubert a écrit de nombreux opéras infructueux; alors, pourquoi n’aurait-il pas eu lui-même l’idée de mettre en scène les cycles de chansons?

Allez-vous endisquer ces deux cycles?

J’ai enregistré Die schöne Müllerin il y deux ans avec Decca. Évidemment Winterreise viendra. Pour Müllerin, on a besoin d’une voix fraîche et encore juvénile, ainsi que d’une certaine innocence. Le personnage tombe dans un panneau si évident pour une personne d’expérience qu’il faut faire sentir, avec la voix, la naïveté du jeune homme qui croit en cet amour. Je me demande même si ces amoureux se sont seulement tenus par la main. Tout se passe dans son imagination. Si l’on a une voix trop adulte, on risque de ne pas être dans le ton. Le personnage dans Winterreise est peut-être jeune, mais pas forcément. C’est pourquoi j’ai choisi d’enregistrer Müllerin en premier. Winterreise attendra.

Qui admirez-vous parmi les chanteurs de lieder?

Si je pense à Müllerin, j’aime bien les tout premiers Fischer-Dieskau des années 1950. Je ne veux pas dire que les autres ne sont pas bons, mais ils sont trop intellectuels. L’enregistrement par le danois Aksel Schiotz est formidable, très moderne. De toute évidence, l’enregistrement d’un de mes chanteurs préférés, Fritz Wunderlich, n’est pas parfait, mais il est d’une très grande fraîcheur. Il n’avait donné qu’un très petit nombre de récitals de cette œuvre, et puis il est mort, mais on se rend compte de toute la jeunesse et la naïveté qu’il lui apporte.

Diriez-vous alors que Fritz Wunderlich est votre idole?

Eh bien, j’ai toujours admiré les gens qui, en plus d’avoir une belle voix, réussissent à transmettre une authentique émotion. D’autres semblent être un peu trop froids dans leur perfection. Des gens comme Plácido ont toujours quelque chose qui touche au cœur. Wunderlich est un exemple extrême: d’une telle intensité, capable d’aller jusqu’au bout de ses émotions; c’est pourquoi son art est si émouvant. Pour le lied, je dois mentionner Hermann Prey, que j’aime énormément.

Selon certains, Hermann Prey était le contraire de Fischer-Dieskau.

Il ne cherchait jamais la perfection. Il partait du cœur. Pour Winterreise, j’ai entendu beaucoup de vieux enregistrements – celui de Lotte Lehmann, très intéressant, et celui célébrissime de Hans Hotter. Quand on le compare à ce qui se fait de nos jours, on trouve ça un peu vieux jeu: une façon de chanter très large, avec un tempo très lent, excessivement legato.

En dehors de ces cycles, quels sont vos projets par rapport aux lieder?

Je vais associer Mahler, Liszt et Duparc. Aussi Strauss, mais des mélodies différentes. Je suis particulièrement intéressé par les chants de Rachmaninov... ils sont magnifiques! Mais le russe est une langue assez difficile.

Avez-vous déjà chanté Lenski?

Non, et c’est quelque chose que je me dois de faire maintenant! Je dis aux gens que je veux absolument incarner Lenski; ce personnage n’est pas sur scène très longtemps, mais la musique est si belle.

Qu’en est-il des rôles d’opéra? Lesquels prévoyez-vous faire?

J’ai du pain sur la planche! Je vais faire Trovatore, Forza, Manon Lescaut, Chénier, Fanciulla del West, ainsi que de nouveaux rôles aussi magnifiques qu’exigeants.

Vous chantez souvent en italien. Est-ce pour préserver la souplesse de la voix?

Pour conserver la souplesse vocale, je trouve que le répertoire français est le meilleur: Faust, Werther… La dernière fois que j’ai fait Des Grieux, c’était à Vienne, il y a deux ans environ. Je vais m’y remettre. À part cela, je n’ai pas grand-chose dans le répertoire allemand, sauf Meistersinger et Lohengrin, ainsi que Parsifal au Met.

Pour terminer, quelle est votre philosophie du chant? Qu’est-ce qui vous guide dans votre carrière?

Je pense que ce qui est le plus important pour un chanteur – en dehors des évidences comme ne pas trop en faire car un chanteur, contrairement à un violoniste, ne pourra jamais remplacer son instrument – est de ressentir de la joie dans son travail. Dès que ça devient juste un travail comme un autre, la qualité baisse. En effet, il devient alors plus difficile de rallier toutes les énergies dont on a besoin pour se produire en public et de transmettre cet esprit positif et ce bonheur à l’auditoire. Si l’on perd la suprême qualité de l’aisance et que le travail s’entend et se voit dans le chant, cela ne vaut plus rien. Le remède consiste à varier les plaisirs, ne pas s’en tenir à un seul répertoire ou reprendre les mêmes pièces trop souvent.

Pouvez-vous imaginer faire autre chose que de chanter à ce stade-ci de votre vie?

Non, pas maintenant. Toutefois, si pour une raison ou une autre je devais cesser de chanter, ce serait difficile mais pas la fin du monde, car j’ai plein d’autres intérêts.

Par exemple?

Eh bien, j’aime les outils, travailler avec mes mains, ça me détend. J’adore cuisiner, et les gens m’ont dit que je devrais le faire professionnellement. Je suis sûr que je pourrais trouver une activité que j’aime et peut-être gagner ma vie si nécessaire. Ou encore, à la retraite, je trouverai probablement quelque passe-temps. J’ai toujours pensé que c’était triste de ne jamais vouloir s’arrêter, comme si la vie était vide. On ne doit jamais en arriver là.

Certains chanteurs aiment les applaudissements...

Eh bien alors, il faut acheter un CD avec des applaudissements. C’est toujours agréable de se faire applaudir après un dur labeur, mais chez soi, ce n’est plus nécessaire.

Vous voulez dire que vous n’avez pas besoin de votre famille pour vous applaudir (rires)?

Non, non, non! Au contraire! (encore des rires)

Traduction: Anne Stevens


• Jonas Kaufmann chante Die schöne Müllerin, le 20 janvier (Montréal: OSM / Pro Musica).
www.osm.ca ; www.promusica.qc.ca

• Le 3 février il chante Dictheliebe et autres lieder et une sélection d'arias d'opéras italiens (Québec: Club musical de Québec).
www.clubmusicaldequebec.com

• Il interprète aussi le rôle principal dans Parsifal de Wagner, au Metropolitan Opera, New York, une nouvelle production de François Girard, débutant le 15 février. En direct en HD: le 2 mars. www.metopera.org ; www.jonaskaufmann.com


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