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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 3

Martha de Francisco, Tonmeister

Par Jean-Pierre Sevigny / 1 novembre 2012

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Martha de FranciscoÉtabli en 1979 par le chercheur et éducateur Wieslaw Woszczky, le programme de maîtrise en enregistrement sonore de l’Université McGill est l’un des rares en Amérique du Nord conçu pour les musiciens professionnels désirant évoluer dans l’industrie du disque et des médias. Basé sur le programme allemand de Tonmeister, la faculté de McGill forme des réalisateurs et des ingénieurs du son. En cours de route, McGill a su attirer « stratégiquement » de grands professeurs. Reconnue dans l’industrie comme l’une des meilleures Tonmeister et pionnière de l’enregistrement numérique, Martha de Francisco enseigne à McGill depuis 2003. La Scena Musicale l’a récemment rencontrée à son bureau de l’École de musique Schulich peu avant la rentrée d’une session qui s’annonce particulièrement chargée.

Un(e) Tonmeister (terme utilisé en Allemagne depuis les années 1940), explique MDF, « est un spécialiste multidisciplinaire qui a reçu une solide formation musicale ainsi qu’une formation technique en sciences de l’enregistrement du son ». À la fois réalisateur et ingénieur du son, le Tonmeister possède les connaissances musicales pour accompagner l’artiste dans les séances d’enregistrement et le processus d’édition par la suite. Sur ce plan, MDF a bien accompli son travail. Alfred Brendel dit qu’elle « écoute avec les oreilles de l’artiste qu’elle enregistre ».

D’origine colombienne, MDF confie qu’elle vient d’un milieu privilégié et stimulant. Son père est médecin et sa mère romancière. Stimulée par la musique et les sciences mathématiques, elle termine ses études secondaires à l’école allemande de Bogotá et puis s’inscrit à l’une des rares écoles offrant le programme de « Tonmeister », la Musikhochschule de Detmold, en Westphalie (Allemagne). « À Detmold, la formation était divisée en deux corpus : la formation musicale et la formation technique (mathématiques, acoustique, électronique, etc.) Au-delà de la transmission des connaissances, les professeurs de Detmold transmettent aussi à leurs étudiants une philosophie de la profession. La technologie est au service de la musique et tout part de la partition, des intentions du compositeur et des interprètes et non des goûts personnels du Tonmeister. »

À l’aube de l’ère numérique

Suivant ses premiers emplois dans le milieu de l’enregistrement, avec l’Opéra de Bavière (Munich), la WDR (Radio de l’Allemagne de l’Ouest, à Cologne) et la compagnie Soundstream Gmbh (Gütersloh), De Francisco entre chez la multinationale Philips (Classics) en 1986 et y restera plus de 13 ans. « À l’aube de l’ère numérique, le sentiment dans l’industrie du disque en est un d’ivresse, d’excitation. Les espoirs suscités par l’avènement de cette nouvelle technologie sont très grands et le champ des possibilités est vaste. On édite les enregistrements avec l’ordinateur, on ne travaille plus avec des bandes que l’on édite avec des ciseaux. (…) Et les musiciens avaient la chance d’enregistrer d’une façon plus pure, mieux définie, dans un environnement où le nuage de son qui entoure la musique, les notes de la musique, joue un rôle important. » Elle avoue qu’au début la technologie n’était pas optimale et que le son était un peu trop clinique, dur… « Après quelque temps, la technologie s’est raffinée. Et les compagnies avaient la possibilité de réenregistrer tout le grand répertoire encore une fois. » On l’a fait, elle avoue, jusqu’à l’excès. Ces excès des multinationales du disque ont mené à la crise actuelle.

Elle travaille avec le « who’s who » de la musique classique : Brendel, Gardiner, Rattle, Freire, Arrau, Marriner, Leonhardt, Previn, Trio Beaux Arts, I Musici, Jessye Norman… qui ont tous offert des témoignages élogieux sur son travail, sa grande écoute et ses compétences musicales.

Un enregistrement de rêve

De Francisco s’estime chanceuse d’avoir été la productrice du « grand pianiste beethovenien » Alfred Brendel pendant plus de vingt ans. Elle se souvient particulièrement qu’en 1997, les conditions gagnantes étaient toutes réunies à l’occasion de l’enregistrement des concertos de Beethoven*. Une grande musique, un grand pianiste (Brendel), un bon chef d’orchestre (Rattle), un grand orchestre (Wiener Philharmoniker) et, ce qui est important pour la Tonmeister, une salle qui possède une merveilleuse acoustique, la Musikverein de Vienne. « C’était un rêve pour quelqu’un comme moi. »

L’ère des indépendants

Le programme de maîtrise en enregistrement sonore de McGill est très exigeant et compétitif. McGill reçoit beaucoup de demandes, mais seulement seize étudiants sont admis annuellement; huit en première année de la maîtrise et huit en seconde. Ils proviennent de divers milieux, de cultures musicales différentes. Ils ont cependant en commun une solide formation musicale (un baccalauréat en musique) et une passion dévorante pour l’enregistrement sonore.

Ses étudiants sont conscients de l’état de l’industrie et ils ne se font pas d’illusions. La profession n’offre pas de stabilité. « Les multinationales n’engagent plus d’ingénieurs du son, de producteurs. Les étudiants devront se trouver du travail à titre d’indépendants. Chacun devra trouver sa voie, ses contrats. Le travail existe, on enregistre plus que jamais, mais les conditions et les structures ont changé. La consommation et la distribution de musique se fait maintenant sur Internet. Cependant le disque physique gardera un statut de produit prestigieux que l’on tient dans ses mains, avec un beau livret. »

Philosophie et héritage

Avec Brendel, entre autres, De Francisco a réussi à créer sa griffe sonore, le son De Francisco, un son qu’elle qualifie d’ouvert, brillant, léger, intime et chaud. La plupart des musiciens avec lesquels elle a travaillé ont partagé cette vision du son et aussi de la grande culture musicale européenne dont Martha De Francisco estime être l’une des héritières. Elle essaie par son travail d’enseignante et de Tonmeister de transmettre cette tradition qu’elle trouve irremplaçable.


À écouter aussi pour apprécier l’art de la Tonmeister Martha De Francisco

Bach : Concertos brandebourgeois/Chostakovitch : Préludes, op. 87.
Ensemble Caprice, Matthias Maute
Analekta : AN-299967

Beethoven : Les cinq concertos pour piano
Alfred Brendel, Wiener Philharmoniker, Simon Rattle
Philips : 0289 462 7812


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(c) La Scena Musicale 2002