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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 1 septembre 2012

Yannick Nézet-Séguin : Deux continents. trois orchestres

Par Wah Keung Chan / 1 septembre 2012

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Yannick Nézet-Séguin

La saison 2012-2013 s’annonce spectaculaire pour Yannick Nézet-Séguin. Quelques mois avant son entrée en fonction officielle en tant que directeur musical du célèbre Orchestre de Philadelphie, le jeune chef canadien a signé un contrat non exclusif de huit ans avec Deutsche Grammophon. De toute l’histoire glorieuse de la vénérable maison de disques, dominée pendant trente ans par le célébrissime maestro allemand Herbert von Karajan, c’est la première fois qu’un chef d’orchestre canadien est invité à se joindre à cette prestigieuse liste. Yannick Nézet-Séguin est ainsi consacré comme meilleur chef du Canada.

Nézet-Séguin divisera son temps entre les podiums de Philadelphie, Rotterdam (cinq ans, en cours) et Montréal (Orchestre Métropolitain, 11 ans), faisant des apparitions régulières au Metropolitan Opera de New York (La Traviata de Verdi en mars 2013) et des séjours estivaux annuels à Baden-Baden et ailleurs. Dans le cénacle de la musique, on ne peut demander mieux. Nézet-Séguin est à l’apogée de sa carrière.

En studio
Comptant déjà de superbes enregistrements sous étiquette ATMA avec l’Orchestre Métropolitain et, depuis 2008, chez EMI avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, Yannick Nézet-Séguin a fait ses débuts chez DG en 2008 à Salzbourg, lorsque son Roméo et Juliette de Gounod a été filmé sur le vif en vue de sa sortie en DVD. «Le nouveau vice-président de la division Artistes et Répertoire avait entendu des artistes dire qu’ils voulaient absolument enregistrer avec moi», dit Nézet-Séguin.

Il aurait été plus facile d’enregistrer des concertos avec solistes, mais Nézet-Séguin tenait à ses projets d’orchestre et d’opéra. Le résultat est un contrat jusqu’en 2020, couvrant les sept derniers opéras de Mozart (Idomeneo; L’Enlèvement au sérail; Così fan tutte, qui vient d’être terminé; Don Giovanni, qui a été enregistré l’an dernier et dont la sortie est prévue pour l’automne; Les Noces de Figaro; La Flûte enchantée; La Clemenza di Tito), auxquels s’ajoutent trois disques avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam. Ce contrat étant non exclusif, il peut encore enregistrer pour ATMA et finir deux autres disques avec Rotterdam sous l’étiquette BIS. Avant la fin de l’été, il aura endisqué la Sixième de Tchaïkovski avec Rotterdam, et, en novembre à Paris, ce sera un cycle Schumann avec l’Orchestre de Chambre d’Europe. Bien entendu, il peut choisir ses propres solistes. Il déroule une liste impressionnante: les pianistes Hélène Grimaud, Jan Lisiecki et Martha Argerich, les chanteurs Anna Netrebko, Bryn Terfel et Rolando Villazón.

«J’ai toujours rêvé de faire des enregistrements, dit Nézet-Séguin. Je n’ai jamais hésité à acheter des piles de disques pour aider mon apprentissage, et cela a façonné mon identité en tant qu’artiste. Maintenant, j’ai une collection énorme de CD, mais je n’ai pas le temps de les écouter.» Il est reconnaissant à Johanne Goyette (ATMA) de lui avoir donné sa première impulsion, tout juste un an après avoir pris la direction de l’OM. «J’adore travailler en direct avec une seule séance de reprises», explique Nézet-Séguin. Les opéras de Mozart seront captés pendant deux ou trois concerts et complétés par une session en studio, au festival de Baden-Baden. Selon le maestro, Baden-Baden est «le nouveau Salzbourg».

Philadelphie
On ne parle pas encore de disque avec l’Orchestre de Philadelphie, mais cela ne saurait tarder. Lorsque Yannick Nézet-Séguin a accepté le poste de directeur musical désigné en 2010, certains ont dû avoir des réticences. Cette formation, qui compte parmi les «Cinq grands» orchestres américains, a traversé une période financièrement difficile, avec une baisse des ventes de billets, et elle a dû se placer sous la protection de la loi sur les faillites en 2011. Nézet-Séguin avait déjà connu les affres financières de l’OM, alors pourquoi se remettre dans une telle galère?

«Dès ma première visite en tant que chef invité en 2008 [pour] la Sixième–la “Pathétique”–de Tchaïkovski, j’ai perçu une immédiateté réelle, une réponse à mes mouvements et idées comme je n’en avais jamais connue auparavant, déclare-t-il. On aurait dit que nous avions fait de la musique ensemble dans une vie antérieure, c’était comme retrouver une âme sœur.»

Les musiciens décrivent ce contact en des termes similaires. «J’ai senti la magie dès la première minute», dit David Kim, violon. «À l’issue de la première répétition, renchérit Jeffrey Khaner, premier flûtiste, nous savions déjà que nous avions affaire à une personnalité hors du commun dont l’interprétation serait convaincante, possédant la technique nécessaire pour nous faire comprendre sa vision avec une clarté absolue et sans aucun geste parasite. Il est doté d’un dynamisme et d’un charisme immenses, en plus d’un caractère exceptionnellement chaleureux et positif».

La grande tradition orchestrale de Philadelphie est bien documentée dans ses enregistrements avec Leopold Stokowski et Eugene Ormandy, et c’est ce qui attire Nézet-Séguin. «C’est le facteur Curtis, dit-il en se référant à l’Institut Curtis, où la plupart des membres de l’orchestre enseignent. Le rapport de maître à élève est le plus élevé de tous les orchestres, et cela produit un son merveilleusement puissant des cordes. Il y a un grand respect entre les générations.»

Nézet-Séguin a des idées précises sur la façon de diriger son nouvel orchestre. «Les enregistrements de Stokowski dans les années 1930 sont tout simplement époustouflants. D’une justesse absolue, un ensemble parfait. Je veux revenir au sostenuto et au legato, qui tiennent du coup d’archet autant que de la présence du cœur et de l’âme. Les solistes savent prendre leur place, mais lorsque tout le monde joue ensemble, c’est avec une générosité qui ne se dément jamais. Ainsi, le son est mieux équilibré.» Nézet-Séguin envisage d’introduire du nouveau répertoire, davantage de musique baroque. «Jouer du Bach aide à faire du Mozart, ce qui aide dans Beethoven, puis Brahms.»

Nézet-Séguin est également ravi de donner des conférences post-concert. «Des centaines et parfois des milliers de gens y assistent», dit-il. Parmi les autres initiatives prévues, il mentionne son projet de festival à l’ancienne demeure de son orchestre, l’Academy of Music.

Financièrement aussi, la situation se rétablit pour Philadelphie. L’an dernier, Yannick Nézet-Séguin était censé rester quatre semaines, mais il a donné six semaines de concerts à guichets fermés. Enfin, depuis cet été, l’orchestre n’est plus sous la protection de la loi sur les faillites.

Rotterdam
La relation de Nézet-Séguin avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam a évolué différemment. «Je me sentais attiré par cette formation, mais il a fallu du temps pour transformer cette attraction en compréhension, ce qui était aussi très palpitant», explique-t-il. Depuis qu’il a repris l’orchestre de l’impulsif Russe Valery Gergiev, il essaie «de combiner la spontanéité de Gergiev à une discipline accrue dans le jeu et plus de raffinement dans les textures douces. Il a fallu trois ans de travail dans ce jardin, mais il commence à fleurir. » L’objectif de Yannick Nézet-Séguin est de hisser Rotterdam au rang des orchestres d’envergure internationale. L’année prochaine, ils démarrent une tournée de 30 concerts qui arrivera à Montréal durant la saison 2014-2015.

«Yannick est plus un architecte, et Gergiev plus un instinctif, explique Julien Hervé, clarinette solo de l’orchestre. Tout le monde appelle Yannick par son prénom dans l’orchestre, ça en dit déjà beaucoup!» André Heuvelman, trompette solo, aime la façon dont le chef et l’orchestre font de la musique ensemble, mais il a quelques critiques à formuler sur le style et la technique de répétition de Nézet-Séguin : « À cause de sa jeunesse, il est parfois trop énergique et parle trop. J’espère qu’il va se calmer un peu et gagner en confiance à l’avenir, mais pour l’instant ça va très bien.»

Montréal
Les Montréalais ont assisté en direct à l’ascension fulgurante du maestro de 36 ans. Le cadet des trois enfants de Claudine Nézet et Serge Séguin, Yannick a commencé à écouter et à imiter ses sœurs au piano dès l’âge de deux ans, puis a débuté ses leçons de piano à cinq ans auprès de Jeanne-d’Arc Lebrun-Lussier. Celle-ci lui remettait constamment de nouvelles partitions parce qu’il les mémorisait à toute vitesse. À neuf ans, il a entendu le Chœur polyphonique et s’est joint aux Petits Chanteurs de la Cathédrale, ce qui a incité ses parents à se joindre au chœur un an plus tard. Devenu maître de chœur dès l’âge de 15 ans, il a commencé à le diriger en concert à 19 ans.

Tôt reconnu comme surdoué, il devait néanmoins, selon ses parents, recevoir une éducation normale. «Quand il finissait ses devoirs, il aidait les autres enfants, raconte Claudine Nézet. Il ne s’ennuyait jamais, car il a appris à lire à un âge précoce.» À 10 ans, Yannick a annoncé à ses parents qu’il serait chef d’orchestre. À 12 ans, il est entré au Conservatoire de musique de Montréal pour étudier le piano et la direction.

En juin 1998, l’Opéra de Montréal lui a demandé de remplacer Jacques Lacombe comme chef de chœur et directeur musical adjoint. Alors âgé de 22 ans, Nézet-Séguin a été étonné par cette invitation, car il avait commencé à s’intéresser à l’opéra seulement l’année précédente. «J’ai passé deux mois à lire, étudier, écouter les grands chanteurs et chefs d’orchestre d’opéra», avait-il dit à LSM dans le numéro de février, dont la couverture lui était consacrée. C’est grâce à une représentation de La Traviata, pour laquelle il avait préparé le chœur, qu’il a pu rencontrer son idole Charles Dutoit qui était dans l’auditoire. «Dutoit m’a invité à son bureau et m’a proposé d’être chef invité de l’Orchestre symphonique de Montréal», dit Nézet-Séguin, ce qu’il a fait dans la saison 1999-2000. En même temps, Joseph Rescigno de l’OM lui avait demandé de remplacer un chef qui avait dû annuler. « Je suis probablement le seul à avoir dirigé l’OSM et l’OM la même année», se remémore Nézet-Séguin.

Entretemps, la relation entre les deux grands orchestres montréalais était en passe de s’envenimer. Au printemps 2000, le président de l’OM, Jean-Pierre Goyer, a limogé Rescigno après que ce dernier eut consulté son rival Dutoit sur la programmation de la saison suivante. Goyer a offert le poste à Yannick Nézet-Séguin, et on connaît la suite. Ironie du sort, c’est Dutoit, alors chef principal et conseiller artistique de l’Orchestre de Philadelphie, qui a invité Yannick Nézet-Séguin à devenir chef invité de cette formation en 2008.

En douze ans, l’OM a connu des changements spectaculaires. Avant Yannick Nézet-Séguin, on ne jouait pas de Mahler, de Bruckner ou de musique française à l’OM. C’étaient ses projets fétiches, et l’expérience a donné lieu à une remarquable série d’enregistrements.

«Au début, il était très jeune, il faisait ses expérimentations, raconte Lise Beauchamp, hautbois solo de l’OM. Nous on l’encourageait, on sentait l’extraordinaire potentiel de ce jeune musicien. Maintenant, on est très fiers des sommets qu’il a atteints. On se sent privilégiés de faire de la musique avec lui et d’avoir sa loyauté. Yannick ne dirige pas la musique, il est la musique. Il est totalement immergé dans le flot musical, ses gestes et son visage traduisent comment il sent la partition. En concert, il communique les moindres détails de la partition. Ses gestes sont très expressifs. Il n’y a pas de pudeur ou de barrière entre son corps et l’émotion musicale.»

«Tant que j’ai quelque chose à apporter, aussi longtemps que les musiciens répondront comme ils le font, je n’ai aucune raison de partir, dit Nézet-Séguin. Cela préserve mes racines ici. Je sens que je peux explorer. C’est le seul groupe qui, lorsque je demande un pizzicato, arrive à la fin du passage ensemble. C’est irremplaçable.»

Tant de musiciens et surtout de solistes le portent aux nues: quel est donc son secret? « Je trouve plus gratifiant d’écouter et d’entendre ce que les solistes ont à dire musicalement, et de façonner ce matériau dans mon concept, dit-il. C’est une question de respect, une manière d’orienter l’interprétation vers ma vision, afin d’éviter l’affrontement. Mais je ne les laisse pas faire n’importe quoi; aucun soliste ne voudrait cela. Même des gens comme Martha Argerich veulent recevoir des commentaires.»

Montréal?
Pour être reconnus, les artistes canadiens doivent depuis toujours faire leurs preuves à l’étranger. Cela fait, Yannick Nézet-Séguin aura-t-il encore du temps pour sa ville natale ?

Si l’Orchestre symphonique de Montréal, orchestre par excellence du Canada, devait un jour être dirigé par un Canadien, Yannick Nézet-Séguin ne serait-il pas le choix qui s’impose? Alors, si un jour l’Orchestre symphonique de Montréal le sollicitait, que répondrait-il?

«Le destin a voulu que mon orchestre de choix soit l’OM, explique Yannick Nézet-Séguin. J’ai énormément de respect pour l’OSM et ses musiciens, et je ne me refuse pas à une visite occasionnelle, mais pour moi, à Montréal, ce sera toujours l’OM. C’est ma famille.»           

www.yannicknezetseguin.com, www.philorch.org, www.rpho.nl, www.orchestremetropolitain.com

Traduction: Anne Stevens

Yannick à son meilleur (jusqu’ici) par Paul E. Robinson

Pour un jeune homme de 37 printemps, avoir quelque 28 CD et DVD à son actif, ce n’est pas mal du tout. Pas de doute, Yannick Nézet-Séguin commence à peine: il devient officiellement directeur musical de l’Orchestre de Philadelphie cet automne, mais il compte quatre symphonies de Bruckner et deux de Mahler dans sa discographie, tout un exploit en soi. Et cela, sans compter ses collaborations avec le Metropolitan Opera ainsi qu’avec l’extraordinaire Emmanuel Pahud, flûte solo de la Philharmonie de Berlin, les enregistrements d’opéra avec Rolando Villazón, Roberto Alagna, Elina Garanča et d’autres musiciens de cette envergure.
Presque tous ces enregistrements réalisés entre 2003 et 2011 montrent Nézet-Séguin comme le chef talentueux, imaginatif, méticuleux et passionnant que le public a appris à connaître et à aimer dans les salles de concert et opéras du monde entier. Sur les 28 disques parus à ce jour, voici ceux que je considère comme étant d’une qualité exceptionnelle.

cd coverBruckner: Symphonie n° 4 «Romantique»
Orchestre Métropolitain de Montréal
Octobre 2011
ACD ATMA 22667

Yannick Nézet-Séguin a eu l’audace de commencer à enregistrer son cycle Bruckner en 2007, à 32 ans et à Montréal de surcroît. Avec la collaboration enthousiaste de la maison canadienne ATMA et des musiciens exceptionnels de l’OM, il est maintenant presque à mi-chemin. Ce dernier opus est le meilleur à ce jour, avec une merveilleuse sonorité captée à l’église Saint-Ferdinand, le splendide et expressif cor solo de Louis-Philippe Marsolais, et la démonstration que ce chef sait façonner les longs phrasés caractéristiques de Bruckner.
cd coverBizet: Carmen
Elīna Garanča, Roberto Alagna;
Metropolitan Opera Orchestra
Août 2010
DVD DG 440 073 4581 8

Dès les premières mesures du Prélude, Yannick Nézet-Séguin déclenche une tempête de passions espagnoles. La distribution, avec à sa tête Elīna Garanča dans le rôle-titre, est superbe. La production, dirigée par Richard Eyre, est fraîche et convaincante.
cd coverBrahms: Ein Deutsches Requiem
Elizabeth Watts, Stéphane Degout; London Philharmonic Orchestra and Choir
Avril 2010
LPO-0045

Des voix superbes et des cordes mélodieuses font de cet enregistrement sur le vif une expérience profondément émouvante. Ce disque confirme que Yannick Nézet-Séguin, au-delà de la virtuosité, est aussi un interprète d’une maturité exceptionnelle.
cd coverRavel: Daphnis et Chloé:Suite n° 2 /La Valse / Valses nobles et sentimentales / Ma mère l’Oye
Orchestre philharmonique de Rotterdam
Novembre 2009
EMI B0020L TASG

Nézet-Séguin ne néglige aucun détail pour produire des sommets éblouissants dans chacun de ces chefs-d’œuvre. Formidable interprétation de son orchestre néerlandais et prise de son spectaculaire par les ingénieurs d’EMI.

Mahler: Symphonie n° 5
Orchestre de Philadelphie
Novembre 2011
Téléchargement de l’Orchestre de Philadelphie
www.philorch.org/recordings

La première collaboration enregistrée entre Nézet-Séguin et son orchestre le plus récent confirme qu’il a une grande affinité avec Mahler et que les Philadelphiens répondent déjà avec conviction à sa direction d’orchestre.


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