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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 1 septembre 2012

Dietrich Fischer-Dieskau : un héritage sans pareil

Par Richard Turp / 1 septembre 2012

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Il est difficile de bien évaluer l’héritage que Dietrich Fischer-Dieskau nous a laissé. D’une part, sa mort est trop récente et son influence est trop variée. Chose certaine, les plus de 500 enregistrements du baryton allemand, décédé le 18 mai 2012, démontrent qu’il était l’artiste lyrique allemand le plus influent de sa génération. D’autre part, il est aussi reconnu à titre d’auteur, musicologue, chef d’orchestre, pédagogue et, dans sa vie privée, peintre.

Pour plusieurs, Dietrich Fischer-Dieskau était non seulement le dernier représentant de la culture germanique classique mais, depuis la disparition de sa collègue Elisabeth Schwartzkopf, l’éminence grise qui veillait sur l’école lyrique allemande.

Talent et artiste précoce (il avait fait ses « débuts» en récital pendant la guerre en 1942 à l’âge de 17 ans), il s’établit très jeune comme récitaliste hors de l’ordinaire. Rapidement, il aide à redonner au liederabend ses lettres de noblesse. Sa collègue Christa Ludwig écrit que « le public allait aux récitals de Fischer-Dieskau pour prier et pleurer». Il exalte sa polyvalence au lendemain de la guerre en 1947, en commençant sa véritable carrière autant à la radio qu’en concert et en récital que sur les scènes d’opéra de Munich et Vienne. Béni d’un physique avantageux et d’une personnalité imposante, il devient vite connu pour ses incarnations de personnages mozartiens (le Comte, Gugliemo, Don Giovanni), wagnériens (Wolfram et Amfortas) et de Richard Strauss (Mandryka). Rapidement, il devient un habitué des scènes les plus prestigieuses: le festival de Salzbourg, le Royal Opera House, La Scala de Milan, le Metropolitan de New York…

Vocalement, malgré le fait qu’il n’ait un instrument ni de grande beauté ni de grande ampleur, il possède un timbre et une diction d’une clarté à la fois singulière et irréprochable. Son répertoire à l’opéra passe de G.F. Haendel (Giulio Cesare) jusqu’à Aribert Reimann (il crée le rôle-titre dans l’opéra Lear de ce dernier en 1978). Son intelligence et sa musicalité lui permettent d’aborder certains rôles à l’opéra italien qui exigent un tout autre profil vocal (Rigoletto, Macbeth, Falstaff, Posa, etc.) que le sien, sans toutefois qu’il s’y illustre particulièrement. De la même façon, ses multiples incursions dans le domaine de la mélodie française sont rarement idiomatiques ou convaincantes.

Icône du chant lyrique allemand, Fischer-Dieskau déploie une voix qui n’a rien de générique. Immédiatement reconnaissable, elle reste homogène et garde sa flexibilité pendant plus de 40 ans–témoignage si on en avait besoin de la solidité de la technique que Fischer-Dieskau a largement développée lui-même. Pendant plus de 40 ans, DFD (comme on l’appelait) utilise sa voix avec la précision d’un chirurgien. C’est précisément cette manière dont Fischer-Dieskau utilise sa voix qui demeure si marquante. D’un certain point de vue, émergeant du chaos de la Deuxième Guerre mondiale, il est un des premiers chanteurs «modernes» (peut-être même post-modernes). Ses incarnations à l’opéra, ses interprétations de lieder et ses prestations en concert reflètent une approche beaucoup plus littérale qu’auparavant. Le texte (musical et poétique) est sacré, le contexte, littéraire et historique, nourrit et façonne l’interprète. La multitude d’enregistrements et d’extraits disponibles sur YouTube de Fischer-Dieskau illustrent clairement que ce sont principalement la cohérence, la lucidité du discours vocal et extramusical et la certitude des pouvoirs de l’interprète qui démarquent Fischer-Dieskau de la majorité de ses confrères.

Dietrich Fischer-Dieskau est véritablement un fils de sa patrie. D’une prodigieuse intelligence et d’une grande culture, son approche méticuleuse et exhaustive relève d’aspects et de niveaux musicaux et littéraires insoupçonnés dans ses quelque 400 enregistrements de lieder (dont des intégrales de Schubert, Schumann, Wolf et Brahms), dont les plus remarquables sont réalisés avec le pianiste britannique Gerald Moore. Musicien d’une rare profondeur et d’une précision déconcertante, Fischer-Dieskau révèle avec le temps un aspect ultra-intellectuel, voire maniéré et affecté.

C’est pourquoi, comme l’explique si bien Christian Merlin, «il est permis de trouver son style plus travaillé que spontané, plus cérébral qu’émotionnel». En effet, Fischer-Dieskau reste moins organique, moins «humain», plus parfait que la majorité de chanteurs de la présente génération. Trop souvent, son interprétation n’émane pas de l’intérieur, mais elle est fabriquée de toute pièce et collée sur une superbe charpente. Néanmoins, ses connaissances et ses conseils font de lui le professeur et conseiller le plus recherché pour tout jeune chanteur passionné par le lied.

Devenu un point de référence pour la majorité de mélomanes et chanteurs, sa position de maître, héritier et doyen de cette culture allemande, pèse lourd sur une génération d’artistes lyriques germaniques. C’est seulement après sa retraite de la scène en 1992 qu’une nouvelle génération de chanteurs allemands tels Mathias Goerne, Wolfgang Holzmair et surtout Christian Gerhaher ont pu sortir de l’ombre écrasante de Fischer-Dieskau afin d’établir leur propre identité artistique. Or, encore aujourd’hui, Fischer-Dieskau reste, pour certains, une sinon la référence.

À titre d’auteur et de musicologue, Fischer-Dieskau écrit de nombreux ouvrages, notamment sur les lieder de Schubert, Robert Schumann, Johannes Brahms, Hugo Wolf et la poésie de Môrike, Wagner et Nietzsche, Goethe et même sur le compositeur Zelter. Comme chef d’orchestre, il dirige, bien sûr, Mahler, Brahms, Strauss, Schumann et Wagner, mais moins évidemment Tchaïkovski, Verdi (où il dirige sa quatrième épouse, la soprano Julia Varady) et Berlioz. Son fils Martin a suivi son exemple à titre de chef d’orchestre. L’ancien directeur artistique du Kitchener-Waterloo Symphony Orchestra est maintenant le directeur musical désigné de l’Orchestre symphonique de Taipei. Après tout, l’héritage de Dietrich Fischer-Dieskau n’est peut-être pas si difficile à évaluer ou à discerner…


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