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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 9 juin 2012

Han Bennink : un jeune septuagénaire

Par Félix-Antoine Hamel / 1 juin 2012

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Sur la scène, il n’y a ni cymbales ni grosse caisse, mais une seule caisse claire, quelques paires de baguettes et une serviette. Puis le personnage fait son entrée, très grand, la démarche dégingandée mais nerveuse, tel un M. Hulot qui aurait bu trop de café. Un bandeau enserre sa tête rougeaude à la courte brosse blanche, lui donnant l’air d’un maître en arts martiaux. Il s’assoit derrière cette caisse claire puis il attaque : c’est une pluie de coups, un déluge d’une force incontrôlable, qui peut s’interrompre aussi imprévisiblement qu’il a commencé par un simple mouvement, un caprice soudain, suivi d’une frappe unique et puissante. L’interruption n’est souvent qu’un court prélude à un geste impromptu : violent rebond d’une baguette sur le sol, transformation instantanée d’un balai en coiffe de chef indien, déploiement d’une jambe interminable pour poser un pied à même la peau du tambour, qu’il assaille. Plus tard, il posera sa couverture sur la caisse claire question d’assourdir un peu son jeu qui résonne malgré tout dans la salle. Mû par une inspiration soudaine, le batteur quitte son banc pour s’étendre de tout son long sur le plancher qu’il martèle de plus belle. Mais ce pourrait tout aussi bien être sur les marches menant à la scène, sur une chaise, sur les rideaux ou encore sur un objet trouvé dont la sonorité aurait piqué son oreille – bouts de bois, pièce de machinerie… À cela, il peut tirer des sons surprenants d’une baguette insérée dans sa bouche. Y avait-il d’autres musiciens que lui sur scène ou était-il seul ?... Bien des spectateurs n’en sont déjà plus tout à fait certains.

Un personnage hors norme
Quiconque a déjà vu Han Bennink en action reconnaîtra sûrement le personnage. Mais les extravagances scéniques du légendaire batteur hollandais ne sont que la manifestation visible d’une profonde passion musicale plus que mi-centenaire. Cette passion nourrit toute sa démarche artistique qui déborde la seule arène du jazz et des musiques improvisées pour s’exprimer aussi dans les arts visuels, ses illustrations d’une vitalité ludique et radicale figurant sur de nombreuses pochettes de disques. Ceux qui lui reprochent ses pitreries font fausse route : sans elles, Bennink ne serait plus Bennink. Mais qui est ce personnage au juste, celui qui, le 17 avril dernier, arrivait à sa septième décennie ?
Pour le découvrir, on recommande sans détour l’excellent documentaire DVD Hazentijd (Data Images 06). En un peu moins de 70 minutes, on brosse un excellent portrait de l’artiste, celui-ci étoffé d’une autre bonne heure de performances. On évite ici un récit trop classique en laissant la chance à Bennink de se raconter lui-même à partir de la lecture de son journal de jeunesse, par lequel il évoque ses débuts à la fin des années 1950. Ayant été initié à la musique par son père musicien, Bennink fut vite attiré par le jazz, en particulier les grands batteurs noirs modernes comme Art Blakey et Max Roach. Dans la jeune vingtaine, il accompagne déjà des musiciens de passage aux Pays-Bas, autant des boppers comme Dexter Gordon, Sonny Rollins ou Johnny Griffin (on peut voir d’assez généreux extraits d’une émission de télé où Bennink croise le fer avec ce dernier) que des avant-gardistes comme Don Cherry ou Marion Brown. Avec son compatriote et comparse, le pianiste Misha Mengelberg, il participe en 1964 au légendaire album Last Date d’Eric Dolphy. Trois ans plus tard, avec Mengelberg et le saxophoniste Willem Breuker, il s’engage définitivement dans la voie du free jazz en fondant le collectif Instant Composers Pool (ICP), l’un des ensembles pionniers de la musique improvisée en Europe. Par la suite, Bennink établira d’importantes relations avec d’autres musiciens européens aux conceptions similaires, entre autres les Anglais Evan Parker et Derek Bailey, l’Allemand Peter Brötzmann et le Belge Fred Van Hove. Avec ces deux derniers, il formera l’un des groupes emblématiques du free jazz européen de l’époque, tout en poursuivant les activités de l’ICP au sein de différents ensembles, comme les duos nettement dadaïstes avec Mengelberg ou encore des disques en solo dès 1971. Dans les années 1980 et 1990, alors que ce collectif concentre ses activités dans une formation plus stable (l’ICP Orchestra, toujours en activité), Bennink collaborera de plus en plus avec des Américains comme Steve Lacy, Roswell Rudd, George Lewis, Ray Anderson, Cecil Taylor, Anthony Braxton ou Dave Douglas. De 1988 à 1998, il fera partie du trio Clusone avec le saxophoniste et clarinettiste Michael Moore et le violoncelliste Ernst Reijseger, trio qui s’affirmera rapidement comme l’un des ensembles essentiels de la décennie. Parallèlement, plusieurs musiciens de la scène hollandaise feront appel à lui, dont le saxophoniste Tobias Delius et le cornettiste Eric Boeren. Mais on peut tout aussi bien le retrouver auprès de musiciens de rock (The Ex), d’une troupe musicale coréenne ou d’un chanteur éthiopien. Le documentaire souligne d’ailleurs ses déplacements nombreux, de sa maison de campagne aux Pays-Bas jusqu’aux ateliers de jazz de Banff en Alberta.

En tournée cet été
Malgré toute son activité débordante et sa présence scénique rien de moins que délirante, Bennink dut attendre jusqu’en 2008 pour diriger un groupe sous son nom. Choisissant deux jeunes inconnus, le saxophoniste et clarinettiste Joachim Badenhorst et le pianiste Simon Toldam (qui en furent les premiers étonnés), le batteur livre sur Parken (ILK) un jazz de chambre au spectre étonnamment large qui doit beaucoup à la sensibilité de ses deux recrues de choix, mais sur lequel Bennink appose aussi sa marque explosive par moments. Une saveur ellingtonienne flotte çà et là à travers trois pièces judicieusement choisies dans le vaste répertoire de Duke. Pour sa tournée estivale canadienne, Bennink a choisi de déployer un autre trio au potentiel explosif élevé, avec deux collaborateurs d’assez longue date, le saxophoniste Brodie West (un Torontois) et le guitariste Terrie Ex. Sur l’album Let’s Go (édité en vinyle, mais qui sera disponible en CD pour la tournée), ces trois messieurs se livrent à des improvisations féroces semées de quelques fragments de standards, l’un d’entre eux étant Laura.

À voir : mer. 20 Montréal (Suoni), ven. 22 Toronto, sam. 23 Calgary, dim. 24 Vancouver.
À visiter sur le web : www.hanbennink.com


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(c) La Scena Musicale 2002