Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 17, No. 9 juin 2012

L’autre Ébène

Par Laura Bates / 1 juin 2012

English Version...


Version Flash ici.

Certains pourraient croire que les membres du Quatuor Ébène mènent des doubles vies – et cela a pu être vrai pendant un temps. À leur sortie du Conservatoire, les violonistes Pierre Colombet et Gabriel Le Magadure, l’altiste Mathieu Herzog et le violoncelliste Raphaël Merlin ont tous fait leurs quatre cents coups, jouant au début dans des groupes de jazz, de rock et de funk. Ils ont apporté ces expériences individuelles à la salle de répétition, explorant leurs flirts et liaisons avec ces autres genres, improvisant et s’amusant avec les arrangements pour souffler un peu après une dure journée de travail. Leurs arrangements ont finalement fait leur chemin jusque dans les salles de concert. Les Ébène sont aujourd’hui reconnus pour leur programmation qui allie Mozart à Misirlou de Pulp Fiction, ou Ravel à un encore a capella de Un jour mon prince viendra, en parfaite harmonie à quatre voix. Une chose est devenue évidente : ce quatuor polyvalent est l’une des rares formations qui chevauchent avec intelligence les deux mondes.

Si les Ébène sont passés maîtres du répertoire canonique pour quatuor à cordes – les palmes allant de leur victoire en 2004 au prestigieux concours ARD de Munich au prix du Disque de l’année décerné par Gramophone pour leur enregistrement de 2009 de quatuors de Ravel, Debussy et Fauré –, les auditoires embrassent aussi leur orientation inédite en programmation de concerts classiques. Ajoutons leur approche réfléchie – et cependant jouissive – de ce qui sort du monde classique, et ces musiciens incarnent ce que pourrait être le musicien idéal au XXIe siècle. Le violoncelliste Raphaël Merlin s’est entretenu avec LSM au sujet de l’évolution du quatuor.

Quels facteurs ont mené à la création du Quatuor Ébène ? Saviez-vous dès le départ que ce serait un projet de longue durée ?

RM : Portés par un état d’esprit très propice à la musique de chambre dans le conservatoire de Boulogne-Billancourt où nous étions aux études, l’idée de fonder un quatuor fut simplement l’expression de notre passion pour ce répertoire exceptionnel et du plaisir que nous avions à jouer ensemble; mais très rapidement nous avons résolu d’y jeter toutes nos forces, et pressenti que nous pouvions nous épanouir artistiquement et professionnellement en tant que groupe. Nous n’osions toutefois pas espérer une carrière si riche, que nous avons construite à force de travail, mais qui nous a aussi demandé de grands sacrifices dans nos vies personnelles.

Ébène semble avoir connu une trajectoire ascendante depuis sa création en 1999. La transition s’est-elle faite en douceur ? Comment votre façon de voir les choses a-t-elle évolué ?

RM : Oui, il y a quelque chose de très progressif dans la vie d’un groupe qui travaille tous les jours. Les discussions, parfois fortes, se succèdent des années durant avant de pouvoir mesurer le chemin parcouru; cela vaut tant pour l’esthétique et la conception artistique que pour les méthodes de travail ou l’effort de compréhension mutuelle. Aujourd’hui, nous travaillons moins, et mieux.

Vous avez réalisé un certain nombre d’enregistrements. Qu’est-ce que cela vous a appris sur votre façon de vous préparer ? Quelle influence cela a-t-il eue sur vos répétitions ? Devant tenir compte de vos quatre voix et opinions différentes, comment faites-vous pour que tout le monde soit satisfait du résultat final ?

RM : Sur le plan du jeu, il n’y a aucune différence entre la préparation d’un concert ou d’un enregistrement. Mais il y a pour l’enregistrement un surcroît de concentration : une interprétation idéale doit se cristalliser dans un temps très court et pour chacun de nous, comme pour réaliser la plus belle photographie possible. Les disques sont donc chaque fois l’occasion d’approfondir les choses. Les choix se font non par contradiction, mais par addition : en cherchant à nous satisfaire tous les quatre, l’exigence commune est relevée. Chaque enregistrement est donc une étape majeure dans notre travail.

Le répertoire d’Ébène est très varié, allant du classique à la pop en passant par le jazz. Dans ce dernier cas, vous utilisez plutôt vos propres arrangements. Quelles sont les influences des différents genres les uns sur les autres, qu’il s’agisse du style ou de l’interprétation ? Comment choisissez-vous les pièces à jouer?

RM : Nous avons en commun le goût de différents styles de musique : si nous partons en voyage en voiture et que chacun apporte deux cd, il risque d’y avoir du classique, du jazz, de la pop, du rock, du contemporain, et nous écouterons tout. L’époque est au décloisonnement, et ce virage peut être pris avec le même soin du détail et la même force émotionnelle, quel que soit le genre ou le cadre; c’est à la fois par plaisir et par défi que nous avons toujours cultivé « l’outil-quatuor » dans différents univers. L’interaction qu’il peut y avoir entre la technique d’archet de l’improvisation en swing et de l’articulation chez Mozart, par exemple, est étonnante; de même, le système harmonique des Beatles est parfois plus proche de Berlioz que des Rollings Stones ! De ce constat émergent des envies de programmation et d’arrangement très libres, selon les rencontres, les envies, les opportunités. Mais c’est toujours une recherche de qualité, de cohérence et d’émotion.

On dit que jouer dans un quatuor à cordes, c’est comme un mariage entre quatre personnes. Bien entendu, cela signifie que le succès dépend de la solidité de l’engagement entre les parties. Vous avez tous d’autres activités : solistes, compositeurs ou direction musicale de diverses formations, sans compter la vie sociale et familiale. Comment faites-vous l’équilibre entre toutes ces obligations ?

RM : Nous avons tous des envies personnelles…dont certaines ne verront peut-être pas le jour ! Les projets communs auront toujours la priorité, mais chacun a un besoin manifeste de cultiver quelque chose. Pour cela, les jeunes papas – que nous sommes (presque) tous – doivent souvent se contenter des voyages en train ou de courts moments de calme avant les concerts ou dans les hôtels pour travailler. Il y aussi le repos, environ huit semaines par an qui sont prévues très à l’avance. Nous partageons beaucoup nos points de vue, même sur ce qui n’est pas interne au travail du quatuor; ce n’est pas un isoloir, mais le quatuor reste notre centre de gravité à tous.


Le 8 août jouant du jazz, de la musique de film et contemporaine, et le 9 août dans un concert gala avec le pianiste Louis Lortie et le violiniste Augustin Dumay; Ottawa Chamber Music Festival. www.chamberfest.com

Le 10 août à Saint-Irénée, QC; Domaine Forget.
www.domaineforget.com

www.quatuorebene.com

Traduction : Alain Cavenne, Anne Stevens
English Version...

(c) La Scena Musicale 2002