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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 6 mars 2012

Sixtrum : les expérimentateurs

Par Crystal Chan / 1 mars 2012

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SixtrumS’ils jouent de la timbale dans un orchestre, ils sont souvent mieux payés que leurs confrères. Et pourtant, les percussionnistes ne jouissent pas d’une grande renommée. Tout mélomane qui se respecte pourra vous débiter une liste de ses violonistes, clarinettistes ou chanteurs préférés; mais de percussionnistes? Hormis une Evelyn Glennie ou une formation telle que Les Percussions de Strasbourg... En fait, la plupart des gens ne savent pas qu’il existe tout un monde de percussions contemporaines en dehors des joueurs de tam-tam qui se déhanchent sur la montagne.

Dans l'histoire de la musique classique occidentale, la musique pour ensemble de percussions est relativement nouvelle. Les premières compositions du genre datent des années 1920 et Ionisation d'Edgard Varèse a marqué un tournant dès sa création en 1933. Robert Leroux, responsable du secteur des percussions à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, et Fabrice Marandola, professeur de percussion à l’Université McGill, ont remarqué que souvent, les étudiants s’intéressaient de moins en moins aux percussions contemporaines – à part le fameux tam-tam. Ces deux percussionnistes se sont joints à D’Arcy Gray, Julien Grégoire, Philip Hornsey et Kristie Ibrahim pour fonder leur propre ensemble et populariser leurs instruments de prédilection. En 2009, João Catalão a remplacé Gray, recruté par l’Université Dalhousie, et en 2010, Sandra Joseph a pris la place de Leroux, car ce dernier se consacre désormais à la gestion de l’ensemble. Seul groupe de percussionnistes professionnels à se produire régulièrement à Montréal, Sixtrum est également l’un des ensembles les plus innovateurs de la métropole. Il séduit ses auditeurs en mariant la musique au théâtre, à la vidéo et même à la danse. Très sollicité, l’ensemble a donné près de 80 spectacles au cours de sa dernière saison.

Sixtrum est surtout voué à la musique contemporaine. « Dès le départ, les compositeurs sont venus frapper à notre porte », raconte Marandola. Ce printemps, il créera des œuvres composées par Brian Cherney et Chris Paul Harman avec VivaVoce. Au programme de la prochaine saison, des pièces de Philippe Leroux, Robert Normandeau et Laurie Radford. L’ensemble compte lancer bientôt un appel aux étudiants en composition de Montréal. Pour chaque commande, Sixtrum travaille en collaboration étroite avec les compositeurs, passant souvent des heures à leur faire écouter des instruments et des versions préliminaires de leurs pièces. « Nous voulons aider les gens à apprendre comment composer pour les percussions », souligne Marandola. Les compositeurs ont déjà du mal à composer pour six instruments, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de percussions. « Peu importe l’instrument, les compositeurs savent produire un quatuor, même un quintette, renchérit Marandola. Mais un sextuor, c’est une autre paire de manches. »

Leroux évoque un autre problème fréquent: « On remplit la scène d’instruments dont on n’aura à jouer qu’une seule fois. L’autre façon de procéder, c’est d’en faire plus avec moins d’instruments, ce qui permet de les emporter en tournée. » Il ajoute en riant: « Il arrive que la scène soit recouverte de tellement d’instruments que nous prévenons le compositeur d’ouvrir toutes grandes ses oreilles, parce qu’il n’entendra plus jamais jouer son œuvre ! » D’après Marandola, le problème vient de la multiplication des instruments qui sont considérés comme des percussions. Ce phénomène, qui date du milieu du XXe siècle, était d’abord très fertile. « Longtemps, les instruments les plus divers se sont succédé, dit-il; à présent, on peut produire pratiquement n’importe quel son imaginable. Un quelconque objet peut devenir un instrument à percussion. Et maintenant... quoi? »

La pratique de la performance

Pour Sixtrum, la solution n’est pas d’élargir le champ des instruments à percussion, mais de définir précisément ce qui constitue une performance musicale. Les membres de la formation accueillent volontiers les nouvelles sonorités, même électroniques, ainsi que les compositions qui intègrent des éléments extramusicaux. Prenons par exemple leur collaboration avec Jean Piché, qui a produit des pièces vidéomusicales dans lesquelles les percussionnistes contrôlent le son ainsi que les images projetées derrière eux.

Le but ultime est de faire d’un concert une performance à part entière. Leroux dénonce « la rupture entre les musiciens et le contexte, la musique jouée et l’attitude des musiciens » à bien des concerts de musique classique. « Est-ce qu’ils se concentrent sur la musique ou s’ils se demandent s’ils ont nourri le chat avant de partir ? » Il fait tomber son stylo, rajuste son col et renifle, pour illustrer ce qui se passe souvent à la fin d’une pièce ou d’un mouvement, lorsque, comme le dit Leroux, « les musiciens sur scène redeviennent des civils ». Pour éviter de tomber dans ce piège, Sixtrum a pour principe que les gens vont au concert « pour regarder autant que pour entendre ». C’est une idée qui s’inspire de la pop. « Dans un concert de rock, souligne Leroux, le spectacle n’est pas divisé en différents morceaux. Il y a un début et une fin, et entre les deux, on joue de la musique. » De même, pour Sixtrum, « tout ce qu’on fait dès qu’on met le pied sur la scène est partie prenante du spectacle ». Les musiciens s’efforcent de créer une présentation aussi excitante du point de vue visuel que musical. En répétition, non contents de travailler sur les pièces, ils s’exercent à se présenter sur scène.

À l’instar d’une troupe de comédiens ou de danseurs, Sixtrum s’est adjoint un metteur en scène: Michel G. Barette, dont la feuille de route comprend le Cirque du Soleil et le réalisateur Francis Ford Coppola. Après Exotica, composition de Mauricio Kagel, Barette a collaboré à la plupart des autres spectacles de l’ensemble, y compris son dernier, consacré à la thématique du geste. L’une des pièces au programme ne comprenait en fait aucun instrument, et presque aucun son; en effet, Pièce de gestes, de Thierry de Mey, est un ballet de sept minutes pour cinq paires de mains. Nos percussionnistes trouvent que cet intérêt pour le mouvement a fait d’eux de meilleurs interprètes de la musique en général, ancienne ou moderne. Cette formation scénique leur a permis de raffiner le degré de synchronisme et de communication qui existe entre eux.

La Grande Tortue est également un programme fortement influencé par le théâtre. Créé en 2009, en coproduction avec les Jeunesses Musicales, ce spectacle familial comprend des pièces composées par les membres de l’ensemble et par David Downes, Steve Reich, Emmanuel Séjourné, Denis Dionne, Larry Spivack et Mirama Young. Les musiciens jouent d’un nombre impressionnant de percussions, allant de la grosse caisse au marimba en passant par les cruches en terre cuite et le « hang », sorte de tambour métallique (steel drum) à l’envers qui représente la carapace de la tortue avec ses motifs hexagonaux, surmonté d’un maraca vert en guise de tête. Ils font éclater des sacs en papier entre leurs mains (Music for Paper Bags, de Spivack), s’escriment avec des bâtons en bambou (Painting With Breath, deDownes), racontent et jouent un texte rédigé par Marandola et Barette en s’inspirant de mythologies anciennes. La Grande Tortue combine théâtre, bruitage et danse. Son héroïne, la tortue, explore et crée notre monde, avec tous ses éléments et habitants, faisant écho aux préoccupations de Sixtrum – les hexagones, l’exploration, la création...

Un sentiment d’appartenance

Les membres de l’ensemble estiment que l’innovation constitue la voie royale pour amener de nouveaux adeptes à la musique classique contemporaine. Ne voulant pas se limiter aux seuls initiés, ils sont à la recherche active d’auditoires néophytes et se produisent donc dans des lieux tels que les maisons de la culture, réseau montréalais de centres communautaires offrant des spectacles gratuits. Leroux se remémore une soirée à la Maison de la culture d’Ahuntsic: « L’auditoire était formé de têtes grises et blanches et je m’attendais à une réaction scandalisée. Mais on a eu droit à une ovation ! Ils ont adoré notre spectacle et ont laissé des commentaires dans notre site Web pour nous demander de revenir! »

Sixtrum est très présent sur Internet, avec un blogue, des vidéos et une baladodiffusion. Cette présence a même déclenché un dialogue international. « Lorsque des compositeurs viennent nous voir, explique Marandola, nous réalisons des entrevues avec eux. À présent, on s’adresse à nous parce que notre site est le seul endroit où ces compositeurs parlent de leurs œuvres. Des percussionnistes du monde entier comptent sur notre expertise. Même si nous ne sommes pas les seuls à interpréter ces pièces, nous sommes les seuls à les documenter. »

Tout ce travail a une visée: favoriser la création d’une communauté. « Les gens ont beau aimer cette musique, souligne Leroux, ils désertent les concerts de musique classique parce qu’ils s’y sentent mal à l’aise. Avec le rock ou la pop, il ne s’agit pas seulement de musique, mais aussi d’appartenance sociale et du désir de s’amuser. » Maintenant que La Grande Tortue a conquis les enfants, Sixtrum veut créer un spectacle pour les ados. « Les jeunes qui ne fréquentent pas les concerts font de merveilleux auditoires, affirme Marandola. Ils aiment voir comme nous nous amusons! C’est ce qu’ils nous disent après chaque concert. »

Marginaux, mais grand public

La recette de Sixtrum: monter un spectacle formidable sans jamais sacrifier la qualité de la musique. Comme le déclarait un responsable de programmes à Vancouver: « Vous êtes exactement le genre d’ensemble que nous recherchons, parce que votre musique est très accessible tout en demeurant de grande qualité. » La musique contemporaine et celle pour percussion ne sont pas forcément hiératiques ou académiques. Sixtrum bouleverse tous les préjugés en prenant le parti de s’amuser sans vergogne. Le groupe a commencé à se produire dans des locaux d’entreprises; à un éventuel client, il avait envoyé un enregistrement de musique par Iannis Xenakis avec l’explication que c’était « ça ou rien ». La réponse, venant de personnes qui n’auraient probablement jamais mis les pieds dans un concert de musique nouvelle pour percussion: « Wow! » D’après Marandola, « même dans l’univers de la musique classique, on pense que les percussions relèvent du domaine de l’étrange ».

Négligés et marginalisés, les percussionnistes se disent que rira bien qui rira le dernier. En effet, ils pourraient avoir accès à une nouvelle génération d’amateurs de musique classique qui échappe aux grands orchestres et aux quatuors à cordes. Sixtrum montre qu’un ensemble de percussions est capable d’initier les gens à la musique expérimentale, car il se prête aux effets visuels et à la multidisciplinarité. La clé demeure toutefois l’ouverture d’esprit par rapport à la musique. « La percussion constitue un excellent terreau pour l’expérimentation, parce qu’on demande souvent aux percussionnistes les choses les plus bizarres, dit Leroux. On a besoin d’un joueur de sifflet dans un orchestre? On ne s’adresse pas au flûtiste, mais au percussionniste. Une scie musicale? On ne demande pas le violoncelliste, jamais de la vie, mais le percussionniste. Nous disposons d’une immense palette de sons et pouvons jouer pratiquement n’importe quoi: il y en a pour tous les goûts! »


Dates des concerts de Sixtrum ce printemps:
• Du 7 mars au 22 avril: La Grande Tortue / How Great Turtle Rebuilt the World,
région montréalaise (Montréal-Nord, LaSalle, Ahuntsic, salle Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal) et Mississauga (Ontario)
• Le 4 mai, 19h30, avec l’Ensemble VivaVoce: concert marquant l’anniversaire de John Cage à la salle Redpath

www.sixtrum.com

Traduction: Anne Stevens
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(c) La Scena Musicale 2002