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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 5 February 2012

Les musiciens Jazz par eux-mêmes : Le besoin du connu, la joie de l’inconnu

by Marianne Trudel / February 1, 2012

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La musique est un phénomène sans fin.
 -Muhal Richard Abrams, 2004

Marianne TrudelDe mes premiers contacts avec le piano, vers l’âge de 5 ans, je garde le souvenir précieux de mon émerveillement face à la richesse et à la vastitude de l’univers sonore émergeant de cette boîte de bois, de métal et d’ivoire. Tant de petits moments d’éternité à laisser mes mains danser sur le clavier et à suivre de ma voix la courbe mélodique tracée de mes dix doigts… Ce plaisir, cet espace de liberté et de découvertes, je le savoure depuis près de 30 ans maintenant, explorant toujours ses multiples facettes.

Cet amour de l’improvisation a toujours été au cœur de ma relation avec la musique, à la fois comme lien direct et immédiat avec la matière sonore et comme espace d’échange gouverné par la spontanéité et l’interaction. L’improvisation, pour moi, s’inscrit dans un continuum avec la composition, comme deux branches d’un même arbre.

Mon propre parcours, éclectique en soi, s’est articulé autour de cette passion. Au fil des années, j’ai étudié la musique classique, passé au jazz pour mon baccalauréat, obtenu une maîtrise en ethnomusicologie, entamé de nouvelles études en composition, sans compter mes nombreuses collaborations en musiques du monde, celles dites improvisées et en chanson.

Mais il y a toujours cette ritournelle d’étiquettes stylistiques collées aux choses, la musique charcutée en quartiers, comme des petites cases à cocher, ou des disques à classer par rayons. Comme me l’avait dit le pianiste Muhal Richard Abrams un jour : « La musique est une phénomène sans fin. Les styles ne m’intéressent pas, juste la musique. » Il venait de résumer ma pensée, ma facon de sentir, ma relation même avec la musique.

Cela dit, on ne peut nier les défis posés par toute écriture visant à réunir des acteurs provenant de différents horizons musicaux. J’ai vécu cette expérience à deux reprises (voir plus bas) en composant pour des orchestres symphoniques, mais avec une part d’improvisation. De tels défis ne relèvent pas tant du clivage entre les styles que de l’expérience, de l’éducation, du bagage culturel et des aptitudes développées chez les musiciens, tous styles confondus.

En tant que compositrice et improvisatrice, l’élément de surprise m’est donc d’une grande importance. Je n’ai aucun désir de connaître au préalable les moindres détails de ce qui se passera, ni en concert ni dans un enregistrement. La quête constante d’un équilibre entre le « besoin du connu » et « la joie de l’inconnu », entre le réfléchi et l’instinctif, le prévu et l’inattendu, m’habite, peu importe qu’il s’agisse d’un de mes concerts (trio, quintette, septette) ou de collaborations avec d’autres formations.

Synergie

En ce qui concerne mes propres groupes, cette notion de prise de risque est appuyée autant par la connaissance que par la confiance profonde que j’ai dans mes collaborateurs. Connaissant leurs personnalités musicales et les couleurs qu’ils peuvent apporter à une pièce, je sais donc pour qui j’écris et cela m’inspire grandement au moment de mettre en forme mes compositions et arrangements. Je sais par exemple que l’écoute – qualité première pour toute musique comportant une part d’improvisation – sera au rendez-vous. Je transmets mes partitions et quelques directives, souhaitant alors que les forces musicales ainsi conjuguées produisent des étincelles, ouvrent des avenues inattendues et conduisent à des moments de grâce. Lorsque les étoiles s’alignent, le partage est d’autant plus intense et magique, parce qu’il ne se limite pas qu’aux musiciens, mais se fait aussi entre eux et le public. C’est dans ces instants que le « jazz » est bel et bien vivant ! Dans de tels contextes, j’envisage l’improvisation à plusieurs niveaux, comme solo se déroulant sur une trame harmonique préétablie ou encore en forme libre.

Le défi d’équilibrer le connu et l’inconnu est d’autrement plus grand lorsque la pièce est conçue pour un orchestre de plus grande taille, issu d’une autre tradition musicale. En 2006, j’étais parmi les six candidats retenus pour un stage au Henri Mancini Institute Orchestra à Los Angeles. Le projet consistait à écrire une œuvre pour orchestre de studio (orchestre symphonique plus big band). Mon morceau, intitulé Je retourne à toi, était ma première création dans le genre. Que d’heures de labeur pour pondre sept petites minutes de musique ! Et tout un contraste pour moi, habituée à jouer des heures durant à partir d’une esquisse jetée sur quelques portées… L’improvisation se négociait de manière plutôt traditionnelle par un long solo de piano soutenu par l’orchestre. À mon grand plaisir, la pièce a été chaleureusement accueillie, mon expérience étant des plus enrichissantes, surtout en la présence de Maria Schneider et de Vince Mendoza, deux compositeurs que j’affectionne particulièrement. Je savais dès lors que je voulais incorporer l’improvisation davantage dans ce contexte, mais au sein même de l’orchestre.

En juin 2011, cette occasion s’est présentée à moi. Je me suis retrouvée à New York en présence de quelques compositeurs « jazzmen », entre autres, Mark Helias, Nicole Mitchell, Rufus Reid et Jacob Sacks. Nous devions chacun écrire une pièce pour l’American Composers Orchestra – NYC (orchestre symphonique spécialisé dans le répertoire contemporain). La mienne (La promesse) était en fait le premier mouvement d’un concerto pour piano qui s’ouvrait sur un dialogue écrit entre l’ensemble et le soliste, les musiciens se joignant au fur et à mesure pour créer une immense vague dans laquelle j’ai exploré la notion d’improvisation dans un mode à la fois aléatoire et contrôlé. À cette fin, j’ai mis au point une notation spécifique laissant aux musiciens un degré de liberté de choix et d’interprétation, encadrée par des paramètres temporels, harmoniques et mélodiques. Le résultat a été fascinant. Les musiciens ont accepté d’embarquer dans le navire, les sourires se sont propagés, la vague sonore ondulante et chatoyante a dépassé mes attentes, la musique a pris vie. C’est bien cette surprise, voire cette découverte qui m’incite toujours à aller de l’avant. En somme : une musique en temps réel, in situ, comme expérience humaine, comme lien entre les individus, le temps et l’espace !


En direct dans Internet

Le visionnement de concerts en direct sur la grande toile n’est pas chose neuve. À la fin des années 1990, la célèbre boîte branchée de la Grosse Pomme, le Knitting Factory, avait braqué une caméra sur sa scène, jour et nuit. Cette initiative, qui fit le bonheur des uns, les fanas, n’a pas été aussi favorablement accueillie par les autres, les musiciens, dont un certain John Zorn qui découvrit la chose sans en avoir été informé au préalable.

Fort heureusement, les présentateurs ne sont plus aussi sournois de nos jours… du moins à cet égard. De plus, la technologie de diffusion en ligne s’est considérablement améliorée. Ici même à Montréal, le Upstairs Jazz Bar et Grill profite de cette conjoncture pour se lancer dans l’aventure.

En effet, depuis octobre dernier, le tenancier du club, Joel Giberovitch, diffuse ses spectacles dans son site Internet (www.upstairsjazz.com, cliquer sur l’onglet « en direct »). On peut y trouver des extraits de plus d’une trentaine de représentations tenues au cours des trois derniers mois, dont celles de Sheila Jordan, Ben Monder et Ignacio Berroa, pour nommer que les plus célèbres. Au dire de Giberovitch, ce sont les musiciens eux-mêmes qui l’ont encouragé à poursuivre cette démarche, tous et toutes voulant être de la partie. Pour ce faire, il dresse un contrat en bonne et due forme avec les artistes concernés. Après trois mois d’activités, il se dit fort heureux de l’expérience et ce n’est qu’un début. Histoire à suivre en 2012… MC


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