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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 2 octobre 2011

Jazz

1 octobre 2011

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Version Flash ici.

Joëlle Léandre : 60 chandelles, 60 spectacles!

par Annie Landreville

Joëlle Léandre est une géante. Il y a plus de 20 ans que j’ai croisé pour la première fois cette femme extraordinaire. Que j’ai été happée par la musicienne et la femme au discours engagé. Avec Joëlle Léandre, il n’y a pas de demi-mesure. Elle en impose tout autant que son instrument, la contrebasse. Son parcours musical est un véritable panorama de la musique des 50 dernières années: elle est passée par les grands orchestres, la musique contemporaine, elle a travaillé avec des compositeurs tels John Cage et Giacinto Scelsi qui ont écrit pour elle, puis exploré le free jazz avec les Anthony Braxton, Evan Parker et Steve Lacy. Elle a beaucoup écrit pour la danse, publié environ 200 disques et multiplie aujourd’hui les rencontres avec des musiciens de tous horizons. Pour ses 60 ans, célébrés le 12 septembre, elle a choisi de se produire dans autant de concerts durant l’année. Elle revient au Québec cet automne après une tournée estivale avec François Houle et Raymond Strid. Outre la métropole, où elle animera un atelier-conférence et sera de l’Off Festival de Jazz, elle se rendra à Rimouski pour en faire autant avec le collectif Tour de Bras.

Au bout du fil, elle se dit un peu fatiguée, mais la fougue de son tempérament méridional reprend vite le dessus. Joëlle Léandre est volubile et énergique. En quelques minutes, on fait le tour de son jardin : l’engagement, la liberté, la rigueur, la curiosité, l’envie de se dépasser, les façons d’apprendre qui nous développent ou nous limitent. Cette femme en impose.

«On est des work in progress, on n’est jamais arrivés!»
Elle s’initie à son instrument dès l’âge de neuf ans; de ses dures années d’apprentissage, elle évoque les blessures physiques qui ont marqué sa quête. Dans un livre d’entretiens éclairants écrit par le journaliste Franck Médioni, elle en parle comme d’une bataille, voire d’un dur labeur de cultivateur. Discipline et volonté, déjà... Entre les concerts, elle découvre le jazz, surtout le free, attirée par la liberté et la créativité: «J’ai toujours défendu les musiciens créatifs. Pourquoi est-ce que le créatif ne serait que le compositeur? Qu’est-ce que ça veut dire? Il y a des compositeurs magnifiques, je ne veux pas critiquer, c’est un labeur de toute une vie, écrire, mais ils ne jouent plus d’instruments. Jadis, les compositeurs étaient d’abord des musiciens, ils dirigeaient et improvisaient aussi. Cela s’est arrêté en Occident et on a mis le compositeur sur un piédestal, c’est lui qui pense tout, qui écrit pour les autres qui sont des serfs. On a muré et muselé le musicien créatif. Mais on doit développer cette créativité! On l’a étouffée au XXe siècle et c’est dommage.» Cette créativité, elle la cultive, la défrichant aussi au fil de ses rencontres. L’improvisation est partout, pas juste en musique, mais en danse, dans un certain silence nourri par le geste. Elle utilise également sa voix, la travaillant à sa manière; dans le documentaire qu’on lui a consacré (voir la chronique DVD dans cette section) ses improvisations vocales ressemblent à de l’exploréen, ce langage inventé par le poète et dramaturge Claude Gauvreau. «Toute la société est construite pour qu’on dirige, pour qu’on fixe les choses. Tous ces codes, cette hiérarchie, j’en suis l’antithèse (…) Devant une partition, on n’est pas libre, sauf pour Cage qui, lui, laisse beaucoup de liberté.»

Le pouvoir qui étouffe, très peu pour elle
«Moi, j’ai changé les rôles et les règles. Nous sommes envahis par eux. Prenons les graves: comme on met cela au fond, la contrebasse doit donc accompagner. Mais qui a décidé cela? Ce sont les politiques culturelles… le pouvoir! La contrebasse a autant de vélocité, de virtuosité, de richesse que le violon ou le piano. Ce sont des rôles. J’ai changé tout cela et j’ai travaillé immensément. Pas juste à jouer, mais à lire, à écouter d’autres musiques, à réfléchir. Je suis allée vers les autres, j’ai travaillé avec des gens de théâtre, tout cela pour développer une pensée. Il ne suffit pas d’être un bon musicien, il faut développer la singularité de l’artiste.»

«On n’a pas le choix d’être politiques!»
Féministe, elle refuse cependant de s’enfermer dans un ghetto. Bien qu’elle travaille régulièrement avec des musiciennes, par exemple au sein des Diaboliques, avec Maggie Nicols et Irène Schweizer, ou avec la pianiste Marylin Crispell, elle et son instrument ont dû composer avec le milieu particulièrement masculin, voire machiste, de la musique. «C’est toujours politique. À mon époque, il n’y avait pas une nana dans les clubs de jazz, sauf celles qui partaient avec les musiciens. Qui dirige les radios, les magazines, les productions? Qui dirige les festivals, les spectacles? Les gars, encore à 90% . Il faut passer au-delà de ce filtre et dire: Ça c’est moi! Le fait d’être femme, c’est être féministe.» Les choses ont-elles si peu changé? «Les jeunes musiciens sont plus ouverts, croit-elle. Je ne sais pas s’ils ont été formés comme cela, mais ils sont tout de même plus malléables. La jeune génération est moins sexiste, les gars sont plus habitués d’être avec des filles, de jouer avec elles.»

Avec une discographie abondante à son actif, Joëlle Léandre persiste et signe: «Il y en a quatre autres qui s’en viennent, lance-t-elle, avant de conclure: Ce n’est pas tant l’idée de faire des disques, mais de jouer. Jouer, c’est vivre!» Et on la croit sur parole.



OFJM 2011 : Belles soirées en perspective

par Marc Chénard

Après son report de l’été à l’automne l’an dernier, l’Off Festival de Jazz de Montréal (OFJM) revient ce mois-ci pour sa douzième édition. De toute évidence, le changement de saison était une épreuve pour cette organisation de musiciens bénévoles qui défend toujours son mandat de rester fidèle au jazz et aux musiciens qui s’y consacrent pleinement.

Christophe Papadimitriou, président du comité organisateur (et contrebassiste de profession) dirige les destinées d’une vaillante équipe constituée de praticiens de cet art. Lorsqu’un événement est ainsi déplacé, l’incertitude plane pendant un moment, si bien qu’il doit se réinventer, peut-être même repartir de zéro. Interrogé à ce sujet, le musicien se veut rassurant en estimant que son histoire lui a permis quand même de fidéliser un certain public. «La masse critique est là, souligne-t-il, et nous gagnons en assurance d’année en année. À l’automne, on n’a pas autant de groupes tournant au pays, mais on constate une présence accrue de nos musiciens, certains se retrouvant dans plusieurs concerts. De plus, on a remarqué un public plus jeune l’an dernier, dont nombre d’étudiants inscrits aux programmes de musique.»

Du 7 au 15 de ce mois (excluant la journée de relâche du lundi 10, coupes budgétaires de notre bien-aimé gouvernement fédéral obligeant), l’OFJM propose 27 concerts dans neuf salles, avec un retour de la Sala et la Casa del Popolo comme principaux foyers d’activités.

Au chapitre de la programmation, Papadimitriou fait part de quelques-uns de ses coups de cœur: «Nous avons cette année un concert à l’église Saint-Viateur à Outremont. Il s’agit d’un projet de Toronto de la chanteuse Christine Duncan et du batteur Jean Martin, soit une chorale de 50 voix accompagnées par un organiste. Jean m’a proposé cela lors d’un passage en ville et m’a donné le disque qu’ils ont fait. Cela m’a donné des frissons et je me suis dit qu’il fallait l’avoir.»

Toujours au dire de son directeur, le programme lorgne un peu plus du côté des musiques improvisées, quoique le jazz plus standard sera bien représenté, notamment par la présence du saxo américain Jerry Bergonzi (en tandem avec Phil Dwyer de Vancouver et notre Rémi Bolduc de chez nous). Musicien emblématique, Jean Derome ouvrira le bal le 7 avec son trio «classique» (bien arrondi par Normand Guilbeault et Pierre Tanguay), cédant ensuite la place au groupe Nozen de Damian Nisenson avec l’artiste pop Socalled, une prestation qui selon Papadimitriou en surprendra plus d’un.

Pour boucler la boucle, soit le 15, le festival propose une nouvelle mouture de sa grande formation-maison de 11 artistes (Il était une fois au Off, prise 2), avec un personnel tout autre (à trois exceptions près), chaque participant proposant une pièce originale. Quant à l’avenir, le directeur souhaite, entre autres, que l’Off et le Festival de jazz de Québec puissent se chevaucher dans leurs dates, malheureusement décalées cette année, pour partager bien sûr des artistes de passage dans l’un ou l’autre de ces événements. lofffestivaldejazz.com



Dans la Vieille Capitale ça jazze en grand!

par Marc Chénard

Cinq ans, c’est peu, mais tout peut se jouer dans ce court laps de temps. Le Festival de jazz de Québec marque justement ses cinq ans ce mois-ci, mais à regarder sa courte histoire, il a grandi bien vite depuis sa création en 2007. Déjà dans les années 1980 et 1990, la capitale provinciale avait eu un tel événement, l’Hôtel Clarendon et, plus récemment, le resto Le Largo assurant une certaine continuité dans l’activité jazzistique locale. Le directeur artistique du Festival de jazz de Québec et propriétaire du Largo, Gino Ste-Marie, réussissait quand même à attirer quelques noms, certains à l’orée de leur célébrité (la chanteuse Gretchen Parlato) et, ce printemps dernier, le saxo post-coltranien par excellence, Dave Liebman. Par ailleurs, le magazine Downbeat a inscrit le club dans sa plus récente liste de 150 hauts lieux du jazz au monde, sept ans à peine après son ouverture.

Lors d’une conversation récente avec cet entrepreneur, on sent sa verve au bout du fil. «Après la disparition du premier festival (absorbé par le Festival d’été de Québec, entre autres raisons), on n’avait plus d’événement jazz. J’ai commencé d’abord par le Largo, puis sont arrivés le festival et Jazz à Québec en 2009, l’organe d’information et de diffusion de la musique en ville. Cette année-là, on a tenu notre troisième édition au mois d’août, mais des averses ont annulé des spectacles extérieurs, occasionnant d’importantes pertes financières, alors fini les concerts en plein air. L’an dernier, on est passé à la fin septembre, mais je crois qu’on a vraiment trouvé notre place en octobre.» Cette année, le festival nous promet autour d’une centaine de spectacles répartis dans la ville, dont sept principaux lieux, en tête de liste le prestigieux Château Frontenac (le QG du festival entre le 20 et le 30 du mois et le concert préouverture du 19 avec la chanteuse Roberta Gambarini), suivi du non moins somptueux Palais Montcalm, salle qui accueillera les grandes têtes d’affiche comme Maceo Parker (le 26) et Joe Lovano (le 30). Bien que ce festival se tienne après l’Off Festival, quelques groupes à son programme se rendront dans la capitale, entre autres le nouveau trio de la pianiste Marianne Trudel (le 26 au Largo), le Maïkotron Unit (autre concert préouverture le 18 avec l’invité spécial Dave Liebman) et le spectacle multimédia Derome-Tanguay-Hébert-Detheux (le 22 au théâtre Périscope). Souhaitons que ces échanges Québec-Montréal puissent s’épanouir l’an prochain… Parmi les autres projets spéciaux, une soirée en hommage aux Jazz Messengers d’Art Blakey sera aussi au menu avec un ancien de la troupe, le tromboniste Frank Lacy. Issu des lointains rivages de la Finlande, le saxo ténor Esa Pietälla sera le représentant européen à l’événement (en quartette avec des musiciens jadis membres du groupe Sound and Fury d’Edward Vesala). En tout et partout, une programmation diversifiée, mais jazz sur toute la ligne, nous assure M. Ste-Marie. jazzaquebec.com


À première vue

par Marc Chénard

Peter Brötzmann: Soldier of the Road
Un film de Bernard Josse (93 min + plages supplémentaires)
soldieroftheroad.com
Personnalité imposante du free jazz d’Europe dans les années 1960, le saxophoniste allemand Peter Brötzmann a fêté en mars 2011 ses 70 ans. Connu pour ses épanchements frénétiques inégalés sur scène, ce «mercenaire musical» est un véritable «soldat de la route», comme l’indique le titre de ce documentaire de premier choix. Contrairement à sa musique, il parle d’une voix douce et mesurée, mais on sent son aura d’autorité, surtout quand il parle de la musique qu’il incarne et de sa portée sociale. Bien que Brötzmann et beaucoup de ses contemporains (Evan Parker, Fred Van Hove et Han Bennink, tous trois interviewés sur le DVD) aient perdu la naïveté qu’ils avaient de vouloir changer le monde grâce à la musique, ils restent néanmoins fidèles à leurs principes artistiques. Le film est un modèle dans le genre: les séquences de musique et d’entretiens sont suffisamment longues, chaque personne est clairement identifiée dès sa première intervention. Les aficionados apprécieront également les suppléments qui consistent en plus de 35 minutes d’entretiens avec le protagoniste et ses camarades, ainsi qu’une bonne demi-heure d’extraits de concerts en petites et grandes formationn. Pour s’en procurer un exemplaire, on vous prie de consulter le site internet mentionné plus haut. Une œuvre essentielle pour les passionnés du genre.


Joëlle Léandre: Basse Continue
Un film de Christine Baudillon
(140 min, sans supplément)
hors-oeil.com
Tourné entre 2005 et 2008, ce copieux documentaire sur la contrebassiste Joëlle Léandre a été conçu pour mettre pleinement en valeur l’artiste et sa musique. Pendant plus de deux heures, la muscienne discourt à répétition et avec passion sur son engagement pour la cause de l’expression musicale libre. De plus, on la voit interagir avec une multitude de partenaires musicaux (dix duos, trois en formations plus grandes et six solos). Malheureusement, aucun d’entre eux n’est identifié lorsqu’il apparaît, si ce n’est au générique de fin ou dans le menu des chapitres. Contrairement à l’autre DVD présenté plus haut, où les invités donnent de précieuses informations et aident à varier le rythme, on entend peu de collègues de Léandre. En fait, ce n’est qu’à la moitié du documentaire qu’on entend un autre intervenant, son compatriote saxophoniste Daunik Lazro. Compte tenu de sa longueur, ce DVD aurait pu être raccourci, ou encore divisé en plages supplémentaires à l’instar de celui sur le saxo allemand. Comme la plupart des DVD modernes, cette production comporte aussides sous-titres anglais et français. De toute évidence, ce film s’adresse davantage à un public de connaisseurs que de néophytes. Et lorsque cette grande musicienne virtuose sera des nôtres ce mois-ci, vous pouvez être sûrs qu’elle en aura dans ses valises. Si vous ne pouvez allez la voir, on vous invite à consulter le site internet de la maison de productions (v. ci-haut).


Ces mots dits du jazz

par Mark Chodan

Conversations
Par William Parker
Rogue Art, 2011. 445 pages. (rogueart.com)
ISBN: 9782953150827
Le contrebassiste et compositeur William Parker écrit depuis aussi longtemps qu’il joue. En plus d’être une icône dans le domaine de la musique improvisée, il publie depuis les années 1970 ses pensées sur la musique, la spiritualité et la vie. Conversations explore ces thèmes dans des entretiens avec 30 musiciens d’improvisation, une danseuse (Patricia Nicholson, sa partenaire), et un photographe (Jacques Bisceglia, qui présente ici 28 photos). Les musiciens sont composés pour la plupart d’Américains (New-yorkais), de quelques Européens et d’un Asiatique.

La force de ce livre tient dans les rapports de Parker avec ses interlocuteurs, ainsi que dans sa connaissance personnelle de la scène. À la fois décontractées, non remaniées et souvent très instructives, ses discussions avec les héros les plus méconnus et mésestimés de la scène comptent parmi les temps forts de cet ouvrage. Parmi les thèmes récurrents, nous trouvons la relation entre le musicien, le son et la musique, le pouvoir de la musique sur l’humanité, l’histoire de la musique improvisée dans le Lower East Side de New York (pensez au légendaire bar Slug’s des années 1960 et 1970), les défis professionnels ou financiers, même les conspirations (!) qui entravent la présentation de cette musique ainsi que l’état actuel des États-Unis (la désintégration sociale et le cauchemar du marché capitaliste libre). Signalons enfin un CD en prime avec des performances solos de Parker à la contrebasse et des extraits d’interviews.

Ayant lu d’autres ouvrages dans le domaine, c’est un de meilleurs livres sur le sujet. Comparé à la série Arcana de John Zorn, où les artistes étaient libres de choisir leur sujet, Conversations est peut-être plus limité, mais il est beaucoup plus profond. Une lecture indispensable.


Coltrane on Coltrane: The John Coltrane Interviews
Par Chris de Vito
Chicago Review Press, 2010. 416 pages.
ISBN: 1569762872
Bien qu’il existe de nombreux ouvrages sur John Coltrane, aucun ne se rapproche autant de l’autobiographie que celui-ci. On y trouve ici tous les entretiens connus de l’artiste et autres articles, certains même inédits jusqu’à ce jour. Même si d’autres études sur Coltrane dépeignent sa vie de façon plus cohérente ou se plongent plus en profondeur dans des sujets ou des époques spécifiques, nul autre livre ne cite ses propres mots aussi abondamment. On y voit Coltrane dépouillé de toute fioriture conjecturelle ou critique, avec peu de glose éditoriale.

Toujours gracieux et modeste en tant qu’interlocuteur, il peut se montrer effacé, parfois au point que cela en devienne frustrant pour le journaliste. Lors des tests d’écoute, il fait preuve d’une oreille remarquable, complimentant la musique sans jamais la critiquer. À travers certains thèmes récurrents, nous obtenons de précieuses informations qui donnent matière à réflexion. Par exemple, Coltrane mentionne lors d’une interview de 1965 qu’il comptait enregistrer un deuxième album de ballades. Se pourrait-il que Stellar Regions, un des derniers disques de Trane, soit cet album de «ballades» (courtes pièces aux thèmes concis joués à tempos lents)?

Ainsi, même si ce livre ne résout pas le grand mystère de ce que serait devenue la musique de Coltrane s’il n’était pas mort à l’âge de 40 ans, il nous aide à mieux comprendre le dévouement de l’artiste pour sa musique et sa quête altruiste à contribuer à un monde meilleur.

Traduction: Fabrice Petit


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(c) La Scena Musicale 2002