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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 2

Valery Gergiev: Maestro Russie

Par Crystal Chan / 1 octobre 2011

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De mai à juillet, Saint-Pétersbourg s’anime sous le soleil de minuit durant le Festival des nuits blanches, une célébration universelle ininterrompue de la fin de l’hiver. Le directeur du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev, a fondé son volet culturel, les Étoiles du Festival des nuits blanches, en 1993. Selon le directeur, c’est le «cadeau musical» du Mariinsky à la ville. Aujourd'hui, les Étoiles englobent le meilleur de la musique et des arts en Russie. Nuit après nuit, des spectacles d'artistes de haut calibre se succèdent. Beaucoup se donnent dans une nouvelle salle, au 37 rue Dekabristov, pour laquelle Gergiev a personnellement levé des fonds et cherché des appuis. Tout est exécuté avec une saveur russe, une ferveur russe. Où d’autre peut-on voir une foule animée d’amateurs de musique déambuler dans les rues à 23h, sous le soleil?

Il est comme ça, Valery Gergiev: il arrive, entreprend quelque chose et le transforme en entreprise d'envergure internationale avec un cœur russe. Non seulement il a un don musical prodigieux, il est aussi doué pour rassembler des ressources, du talent et des fonds.

À propos de ses grands efforts à la fin des années 1980 et au début des années 1980 et le début des années 1990 pour donner un nouveau souffle au Mariinsky et lancer des initiatives comme les Étoiles, il dit, en vrai homme de son pays: «Ce que j’ai fait à l’époque, c’est ce que je croyais devoir faire. Je crois que c’était la méthode la plus efficace: travailler dur, travailler ensemble, soigner la qualité et s’améliorer encore et toujours.»

Son éthique de travail a porté ses fruits. N’importe qui croirait qu’il laisse un héritage prolifique après avoir été à la tête de la plus grande institution culturelle d’un pays, l’avoir fait immensément progresser, l’avoir amenée en tournée autour du monde avec grand succès et avoir gagné plusieurs prix importants. Gergiev a réussi tout cela à l’âge de 58 ans. Ce qui est vraiment étrange, c’est qu’il en fait encore plus. Son curriculum vitæ s’étend comme si c’était la combinaison des CV de plusieurs musiciens impressionnants. Il est également le chef d’orchestre principal de l’Orchestre symphonique de Londres et de l’Orchestre mondial de la Paix, en grande demande comme chef d’orchestre invité des plus grands ensembles et festivals du monde, président du Concours international Tchaïkovski et, depuis l’annonce récente le 1er septembre 2011, président honoraire de la Société du Festival international d’Édimbourg. Au Mariinsky même, il remplit plusieurs fonctions. Le Mariinsky est la maison des premiers ballet, orchestre et compagnie d’opéra de la Russie. Dans la plupart des pays, il existerait trois organisations séparées, mais Gergiev est le directeur général et artistique de tout cela. Au cours de la saison 2010-2011, plus de 740 spectacles du Mariinsky ont eu lieu à Saint-Pétersbourg et en tournée.

Nuits blanches

Portrait

Valery Abissalovitch Gergiev

Âge: 58 ans

Né à: Moscou

Élevé à: Vladikavkaz

Débuts en tant que chef d’orchestre: Guerre et paix de Sergei Prokofiev, 1978

Postes actuels: directeur artistique et général du Théâtre Mariinsky, chef principal de l’Orchestre symphonique de Londres, président du Concours international Tchaïkovski, directeur artistique du Festival des nuits blanches et du Festival Nouveaux horizons, président honoraire de la Société du Festival international d’Édimbourg

Quelques postes antérieurs: chef de l’Orchestre philharmonique arménien, chef principal de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, chef invité principal du Metropolitan Opera, chef du Festival Gergiev du Philharmonique de Rotterdam, Festival international de Mikkeli, Festival Paix au Caucase, Festival de musique internationale de la mer Rouge

Prix importants: prix Polar Music, prix Grammy, prix Dmitri Chostakovitch, prix Herbert von Karajan, Concours All Union (chefs), chevalier de l’ordre du Lion néerlandais, ordre du Soleil levant du Japon, ordre national de la Légion d’honneur de France

Comment Gergiev réussit-il à accomplir tout ce qu’il entreprend? C’est peut-être grâce à ses nuits blanches personnelles. En effet, les nuits blanches peuvent faire référence aux longues journées d’été nordiques, mais aussi aux nuits sans sommeil dont Gergiev est souvent victime. Le journaliste Norman Lebrecht décrit comment Gergiev a répondu à sa demande d’entrevue un soir à minuit, expliquant qu’il était libre. «Nous avons terminé à 2 h du matin, raconte-t-il. Et il y avait encore deux personnes qui attendaient dans l’antichambre pour la prochaine réunion.»

Ce rythme de vie maniaque attire des critiques. Il annule souvent, arrive en retard ou délègue des répétitions ou des concerts à un assistant. En mars 2011, il n’a pu se rendre à une représentation de Boris Godounov au Met, affirmant qu’il «souffrait d’épuisement». La plupart des musiciens d’orchestre prétendent qu’il néglige les répétitions et, encore plus effrayant, qu’il a tendance à prendre des risques au milieu d’un concert. Ses fans, eux, disent que son style impromptu est une partie essentielle de la magie qu’il crée, car il fait ressortir l’énergie des artistes et une sensation intense que seule la proximité du danger peut apporter. Cependant, tout le monde s’accorde pour dire qu’il fait trop de choses à la fois. Son look ébouriffé (il oublie souvent de se raser et a les cheveux dépeignés) en doit probablement plus à son style de vie tourbillon qu’à un goût pour l’esthétique «mauvais garçon».

Gergiev a reconnu que ce n’était «peut-être pas 100% respectueux de la musique et des musiciens». Toutefois, il croit que son expérience lui permet de se fier à son instinct. «Je suis censé savoir commander clairement et rapidement n’importe quel orchestre. Voilà le grand bagage d’expérience qu’on apporte après 30 ans de direction musicale à travers le monde.» Ironiquement, c’est sa peur de paraître impoli qui lui donne cet horaire. Il admire les autres maestros, citant von Karajan, qui sont capables de dire non sans avoir peur d’offenser, les maestros qui se réservent une vie privée. Dernièrement, Gergiev a ralenti. Il ne se permet plus de se rendre 10 fois par année aux É.-U. ou 5 fois au Japon.

Les critiques ont aussi attaqué son intimité avec des figures publiques à l’extérieur du monde de la musique. Même s’il a récemment affirmé à Lebrecht que «rien de politique ne l’intéresse», on cite souvent son affinité avec les commanditaires de ses projets, politiciens ou hommes d’affaires. Il fait souvent l’éloge du premier ministre et de l’ancien président russe Vladimir Poutine, qu’il a rencontré à plusieurs occasions et qui a aidé à augmenter le budget du Mariinsky au fil des ans. Il a versé la caution de 500000$ d’Alberto Vilar, un mécène prolifique des arts, arrêté pour fraude en 2005. En 2008, il a pris parti dans un conflit international en cours, libérant son horaire pour donner un concert en appui aux forces armées russes au début de la guerre en Ossétie du Sud. Concernant ses passions, la Russie et les arts, si vous les appuyez, Gergiev vous appuie aussi.

Mère Russie, maestro russe

Valery le Chef

Gergiev est non seulement connu pour sa musicalité, mais aussi pour son leadership. On dénote parmi ses réussites préférées à ce chapitre:

» Nouvelles salles: lorsque l’un des entrepôts du Mariinsky a été détruit par le feu en 2003, Gergiev ne s’est pas laissé décourager. Au lieu, il en a profité pour faire une campagne de financement pour une nouvelle salle de concert de 1100 places. La salle a été inaugurée en 2006. C’est aussi grâce à lui qu’une maison d’opéra de 2000 places conçue par Jack Diamond est présentement en construction. Cette nouvelle salle doit ouvrir ses portes en 2012 ou 2013.

» Nouvelle génération: Gergiev a fondé le Festival Nouveaux horizons, maintenant dans sa quatrième année, pour promouvoir les compositeurs vivants et les compositeurs du 20e siècle dont la musique est rarement jouée en Russie. Depuis juin 2011, Gergiev préside le Concours international Tchaïkovski qui se déroule tous les quatre ans dans le but de reconnaître les meilleurs pianistes, violonistes et violoncellistes de moins de 30 ans et les meilleurs chanteurs de moins de 32 ans. Gergiev a apporté des changements spectaculaires au concours, y compris l’introduction de la diffusion web gratuite et en direct de tous les concerts. «L’éducation est toujours importante et le monde est en train de changer, ce qui change donc la manière de former les musiciens, surtout les jeunes, dit-il. Qu’il y ait une relève de nouveaux musiciens, voilà le plus important.» Gergiev et son épouse Natalya Debisova ont trois enfants qui suivent tous des cours de musique.

On pourrait interpréter ces décisions impopulaires comme des incarnations malavisées d’un trait de caractère prédominant chez Gergiev: la loyauté. Un sentiment accablant de responsabilité envers les personnes, les lieux et les choses qu’il aime, parfois jusqu’à le rendre aveugle, l’a imprégné dès sa jeunesse à Vladikavkaz en Ossétie. Il avait 14 ans lorsque son père est soudainement mort à l’âge de 49 ans, laissant derrière lui son épouse, Valery et deux filles. Autour de cette époque, Gergiev commence à véritablement tomber amoureux de la musique classique, peut-être comme une forme de refuge ou d’expression de son chagrin. Il croit que c’est sa mère qui l’a poussé à développer cet amour en prenant des leçons de piano et, plus tard, de direction avec Anatoly Briskin. Une fois, Briskin passait à côté de Gergiev qui jouait au soccer dans la rue. Il lui a crié: «Veux-tu devenir joueur de football ou chef d’orchestre?» À la fureur de ses coéquipiers et amis, Gergiev a quitté la partie; il avait choisi la musique. Pour lui, la musique était un chemin singulier et étroit.

Bien que Vladikavkaz soit une petite ville, le philharmonique local a initié Gergiev au canon classique et beaucoup de grands musiciens sont passés par là, y compris Sviatoslav Richter, Natan Rakhlin, Mstislav Rostropovitch et Yuri Temirkanov. À l’âge de 19 ans, il a commencé à étudier la direction d’orchestre au Conservatoire de Leningrad (maintenant Saint-Pétersbourg) sous la tutelle d’Ilya Musin. À l’âge de 24 ans, il devient chef assistant au Kirov sous Temirkanov, le chef que Gergiev avait regardé diriger moins d’une décennie auparavant en tant qu’adolescent dans un auditoire de petite ville. En 1988, après avoir passé quelque temps en tant que directeur de l’Orchestre d’État arménien, il remplace Temirkanov. En 1996 il devient le directeur du Mariinsky (le nouveau nom du Kirov) et un chef de renommée mondiale.

Il attribue souvent sa philosophie de travail à son enfance et son début de carrière dans l’URSS. «C’était un monde complètement différent et la Russie était un pays complètement différent», dit-il. Tout comme sa famille a été forcée de survivre sans son père et lui à faire des sacrifices pour faire le saut d’un jeune homme de petite ville à un musicien de renommée internationale, les difficultés économiques et l’exode de cerveaux de l’URSS en effritement l’ont forcé à «beaucoup penser à la façon dont la compagnie, l’opéra, le ballet et l’orchestre pourraient survivre».

C’est donc sans surprise que Gergiev, quoiqu’il ait dirigé la plus grande partie du canon non russe, ait adopté la musique russe comme sa spécialité – surtout les romantiques. D’ailleurs, il croit qu’il «existe une énorme richesse de traditions musicales russes». Selon lui, dès l’âge de 20 ans, il connaissait déjà bien beaucoup d’œuvres importantes de Chostakovitch, Prokofiev, Tchaïkovski, Rachmaninov, Borodine et Stravinski. Si son horaire de travail est surhumain, sa mémoire l’est aussi; il se rappelle de presque toutes les partitions qu’il a apprises, même en tant qu’adolescent. Le nombre de partitions qu’il a en tête ne dépasse peut-être pas celui de Toscanini (plus de 400), mais il semble proche. En entrevue, il lance des noms et des dates sans hésitations, parlant avec l’autorité et les connaissances d’un historien de la musique.

Son style de direction caractéristique s’agence bien avec son penchant pour des œuvres dramatiques. Ses mains, car il utilise rarement le bâton (parfois il utilise un cure-dent), bougent comme s’il peignait un tableau dans les airs ou dansait avec ses doigts. «Je fais de mon mieux pour que l’orchestre ait un son ample et très émotionnel», explique-t-il. Parfois, ses mouvements semblent incompréhensibles, moins une forme de communication directe avec les musiciens qu’une série de mouvements improvisés ou réflexes. Pourquoi pas? Dans Vous ne pouvez pas commencer sans moi: un portrait de Valery Gergiev, un documentaire de 2009 qui relate un an de sa vie, Gergiev affirme (contredisant le titre du film): «Parfois les chefs d’orchestre ne sont pas vraiment nécessaires.» Gergiev est toujours du même avis. «Il est faux de dire que le chef fait quelque chose à chaque seconde, dit-il, et [que] l’orchestre ne peut pas jouer sans moi. Un chef est nécessaire pour mettre en place le bon esprit, la bonne ambiance de la représentation […] C’est cela l’importance d’un chef. Si un chef peut établir ce genre d’ambiance où tout le monde veut donner son meilleur au public, cela veut dire qu’un bon chef est debout devant l’orchestre. Il n’a donc pas besoin de battre la mesure tout le temps.»

«Il est beaucoup plus difficile d’acquérir cette qualité que d’agiter les mains», poursuit-il.

Traduction: Natalie Gagnon

Symphonies au Canada

Ce mois-ci, Valery Gergiev dirige l’Orchestre Mariinsky dans les symphonies n°1 «Rêves d’hiver» et 6 «Pathétique» de Tchaïkovski (la première et la dernière du compositeur) à Montréal (22 oct. à 20h) et Ottawa (23 oct. à 14h) produit par Show One Productions, ainsi que la Symphonie n° 1 de Chostakovitch (précédeé par le Concerto pour piano n° 3 de Prokofiev avec le pianiste Alexander Toradze et la Suite de l’Oiseau de feu de Stravinski) à Toronto (21 oct. à 20h) à Salle Roy Thompson. showoneproductions.ca, roythomson.com

Selon Gergiev...

Tchaïkovski n° 1 » Elle est «extrêmement originale, merveilleuse… très sincère… mélodique… parfois très rêveuse, plutôt énergique… la première symphonie d’un jeune compositeur destiné à devenir un des plus grands compositeurs du siècle. Elle démontre son potentiel énorme».

Tchaïkovski n° 6 » Elle est «unique en son genre… [possédant une] grande profondeur et un aspect mystérieux. Elle est puissante dans sa forme et son orchestration. Elle fait partie de la musique la plus mémorable composée par n’importe quel compositeur… une de mes préférées» du répertoire de Tchaïkovski.

Chostakovitch » «Sans doute le plus grand symphoniste» du 20e siècle.


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