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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 9

Jazz : Lee Konitz à bâtons rompus; Au rayon du disque : trios sans et avec piano

Par Marc Chénard / 13 juin 2011

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Lee Konitz À bâtons rompus

par Marc Chénard

Improvisateur jusqu’au bout des doigts, Lee Konitz est de ces musiciens qui s’en remettent totalement au moment quand ils jouent. À un point tel qu’il déclare en liminaire de l’excellent livre d’entretiens paru en 2007 (voir référence au bas de cet article) : « Ma façon de me préparer, c’est de ne pas être préparé et cela prend beaucoup de préparation ! »

Reconnu comme l’un des rares contemporains de Charlie Parker à ne pas tomber sous son emprise, Lee Konitz en a vu et entendu durant sa longue carrière entamée dès l’après-guerre. C’est à Chicago, sa ville natale, qu’il rencontre son mentor, le pianiste et enseignant Lennie Tristano, y devenant son disciple le plus célèbre. Quand le maître décida de s’établir à New York, son jeune protégé d’à peine 20 ans le suivit, tout comme cet autre génial émule, le saxo ténor Warne Marsh.

Pionnier de ce soi-disant mouvement du cool jazz, Konitz a participé aux légendaires séances du Birth of the Cool de Miles Davis en 1949-1950. Bien qu’il assume pleinement cette étiquette stylistique, son parcours musical est des plus diversifiés. Sa discographie atteste du reste sa grande polyvalence, ou du moins son désir d’essayer de nouvelles choses, au risque même de manquer son coup parfois.

Comme il s’en remet au moment présent, son approche se distingue nettement de ce que l’on entend souvent des jeunes musiciens formés en milieu académique : au lieu de s’inféoder aux harmonies sous-jacentes de standards (qu’il affectionne encore et toujours), Lee Konitz se laisse tout simplement guider par la mélodie de départ pour façonner des solos récusant toute préméditation.

Autrefois reconnu pour son exécution véloce, il préfère depuis bien longtemps articuler ses idées à des tempos plus désinvoltes, quitte à les délaisser pour jouer en rubato. Musicien interactif, il est particulièrement attentif à son entourage, appréciant des accompagnateurs doués de cette même vertu. Après avoir démontré son art au FIJM en 2009 en quartette, il revient chez nous pour deux soirs dans l’intimité du Upstairs Jazz Bar, cette fois-ci avec son pianiste de l’heure Dan Tepfer. En guise de prélude à son passage en ville, voici quelques extraits tirés d’une entrevue récente avec le saxophoniste, improvisant en toute liberté dans le confort de son domicile de Manhattan.

Duo piano, solo big band

« Le duo est le contexte musical le plus transparent qui soit et une façon fort agréable de passer un bon moment, du moins en compagnie d’un bon collègue. Après toutes ces années passées à jouer en tandem avec tellement de bons pianistes (Tristano, Solal, Bley, Corea, pour ne nommer que les plus célèbres) et en jouer un peu moi-même, j’apprécie beaucoup le fait de pouvoir faire sonner dix notes en même temps; c’est vraiment bien de jouer avec cette forme d’orchestre. J’ai joué brièvement avec Gil Evans et c’était la manière la plus rapprochée pour moi d’être accompagné par sa grande formation. Si un pianiste est capable de placer les notes que je veux jouer à un moment donné dans une orchestration, c’est toujours un plaisir pour moi.

Quant au big band, je ne joue pas souvent dans ce contexte, j’accepte parfois des invitations de jouer avec des ensembles collégiaux; je leur envoie quelques-unes de mes pièces, on les arrange et je joue mes solos. Il en ressort de bonnes choses, mais je n’ai jamais voulu faire carrière là, c’est un engagement régulier qui finit par perdre son charme. »

Le jazz appris à l’école

« J’aurais bien aimé poursuivre des études à un niveau supérieur, mais je ne suis pas arrivé à le faire parce que je n’ai jamais terminé mon cours secondaire. Quand je vois ce que les jeunes musiciens font de nos jours et qu’on m’invite à faire quelque chose avec eux, je me dis : “Oh la, je vais apprendre quelque chose !” Mais encore, il y a cette notion voulant que les plus vieux ne sont pas allés à l’école et ont réussi quand même à trouver leur propre voix : si c’est le cas, je me contenterai de cela. Pourtant, il me semble plus facile d’attribuer des notes aux musiciens pour leurs aptitudes de bien apprendre la matière enseignée que pour leur créativité. Cela dit, je crois qu’il est toujours possible de créer des nouvelles versions en musique avec les 12 notes, cela se fait depuis des centaines d’années, Bach et ses successeurs sont arrivés à le faire. »

Les standards : dépassés ou toujours pertinents ?

« Les standards le sont devenus à cause de leur valeur mélodique et sont toujours valides, peu importe la façon dont on les malmène. All the Things You Are, par exemple, vaut encore comme point de départ pour l’improvisation. Je viens de recevoir un enregistrement réalisé en décembre au Birdland de New York, un quartette avec Brad Mehldau, Charlie Haden et Paul Motian : nous interprétons des standards mais d’une manière tout à fait inédite, je vous le garantis. Ce n’est pas ce que vous faites qui compte, mais comment vous vous y prenez. »

Prochains projets

« Ce mois-ci (juin), j’ai un autre enregistrement en direct en perspective, cette fois avec Bill Frisell, Marc Johnson et Joey Baron, toujours à New York, mais au Blue Note. Dans les mois qui suivent, je me rendrai à mon autre résidence à Cologne pour participer à un projet conjoint entre mon quartette basé en Europe (Minsarah) et le big band de la WDR (radio allemande, sise dans la capitale rhénane). Le directeur actuel, Michael Abene, écrit des arrangements des mes pièces pour l’occasion. »

» À lire : Lee Konitz – Conversations on the Improviser’s Art

Entretiens avec Andy Hamilton

University of Michigan Press, Ann Arbor, 2007; ISBN 13: 978-0-472-03217-4

» En prime : Entrevue publique avec Lee Konitz et Dan Tepfer; Lundi 27 juin

» En concert à Montréal : 26 et 27 juin, Upstairs Jazz Bar

Voir détail dans le calendrier Jazz+ en fin de section


Au rayon du disque : trios {avec} piano

par Marc Chénard, Félix-Antoine Hamel, Annie Landreville

Dan Tepfer Trio: Five Pedals Deep
Sunnyside SSC 1265

Le pianiste américain Dan Tepfer n’a pas encore 30 ans et Five Pedals Deep est déjà son cinquième enregistrement. Depuis 2005, ce talent fort prometteur semble abonné aux grands prix et aux critiques favorables. Accompagnateur régulier du saxophoniste Lee Konitz depuis cinq ans, Tepfer a composé une dizaine de morceaux pour ce disque, surtout des ballades, mais il ne tombe pas pour autant dans le contemplatif. S’éloignant de l’impressionnisme qui marque le jeu de plusieurs pianistes de sa génération, il partage toutefois avec eux un goût pour le romantisme, ce qui ne l’empêche pas d’y aller à fond dans des moments plus costauds, comme sur Diverge, ou encore du côté d’exercices de styles contemporains, dont les trois brefs interludes d’à peine une minute au milieu du disque et un autre vers la fin. L’ordre de présentation des pièces donne place à de belles transitions; de plus, la réalisation y est soignée et élégante, le travail d’accompagnement de ses deux comparses (Thomas Morgan à la contrebasse et Ted Poor à la batterie) s’avérant des plus efficaces, quoi qu’ils jouent de manière à mettre le pianiste vraiment à l’avant-plan. Formé tout d’abord en musique classique au Conservatoire de Paris, ce franco-américain a toutefois décroché un baccalauréat en astrophysique avant de faire sa maîtrise en musique. Comme quoi tous les chemins mènent au jazz ! Outre ses compositions, on trouve deux reprises, l’une de Jacques Brel, Le plat pays, qui prend ici des allures de marche militaire et dont les envolées en fin de parcours magnifient cette déjà très belle mélodie, puis Body and Soul, interprétée seul au piano et d’un phrasé très sensuel qui boucle superbement le parcours. AL

En concert au Upstairs (voir détail dans calendrier Jazz+)

Farmers by Nature : out of this world’s many distortions
Aum Fidelity AUM067 www.aumfidelity.com

En dépit de son nom campagnard, Farmers by Nature est un ensemble résolument urbain qui crée une musique totalement improvisée. Dans le second enregistrement de ce trio piano à l’instrumentation classique, l’auditeur est convié à une espèce de voyage sonore de 69 minutes, divisé en six plages oscillant entre 8 et 18 minutes. Par moments dense et foisonnante, ailleurs d’un dépouillement presque austère, la musique créée par le pianiste Craig Taborn, le bassiste William Parker et le batteur Gerald Cleaver démontre qu’il est toujours possible d’aller au-delà des lieux communs dans lesquels se cantonnent la majorité des groupes. Que l’on écoute par exemple la plage d’ouverture For Fred Anderson (hommage au saxo de Chicago décédé l’an dernier à la veille de l’entrée en studio de ces musiciens) et tous les rôles convenus du trio sont mis de côté : le pianiste plaque des accords sporadiques aux consonances presque messiaenesques, le bassiste chante une espèce de litanie improvisée en utilisant l’archet, le batteur entre presque en sourdine après quatre minutes, ses acolytes se retirant graduellement pour lui laisser terminer le morceau seul. Dans les plus longues pièces (Tait’s Traced Tails, Cutting Gate), le batteur et le pianiste établissent souvent un genre de groove très organique, le bassiste assumant davantage la fonction mélodique, avec une préférence marquée pour l’archet. Bien que ces musiciens soient identifiés à la mouvance du post-free jazz noir new-yorkais, leur démarche n’est pas que débridante, comme le veut assez souvent le genre; par-delà sa liberté de jeu, ce groupe fait preuve d’une excellente discipline d’écoute. MC

En concert au Suoni per il Popolo (voir détail dans calendrier jazz+)

Greg Burk: Many Worlds
482 music 481-1063

Réalisé en studio à Rome en deux séances en 2007, cet enregistrement du pianiste américain Greg Burke le place en compagnie de l’un de ses compatriotes, le saxo et flûtiste Henry Cook, tous deux étant établis en terre italienne, comme le contrebassiste Ron Séguin. (Certains se souviendront peut-être que ce dernier a accompagné le guitariste Sonny Greenwich durant ses belles années, du moins jusqu’à son départ de Montréal en 2002). Toujours parmi nous, le batteur Michel Lambert complète cette formation qui propose d’abord cinq compositions signées par l’un ou l’autre de ses membres (hormis le saxo) pour alors enfiler une suite improvisée en cinq mouvements donnant son titre au disque. Dans l’ensemble, le groupe tire bien son épingle du jeu, car il varie les climats et les dynamiques, évitant de suivre les scénarios habituels, comme la suite de solos sur un thème ou les improvisations collectives inutilement bavardes. À leur crédit, ces musiciens juxtaposent bien différents matériaux, créant ainsi plusieurs mondes qui s’harmonisent en un tout bien articulé. Bien que le résultat d’ensemble soit satisfaisant, justifiant ainsi la cote de quatre étoiles, on pourra retrancher ici une demi-étoile pour un certain manque de temps forts. MC

En concert au festival Suoni per il Popolo (voir détail dans calendrier jazz+)

Atomic 5 : Atomic 5
Effendi 110

Atomic 5 est un quintette montréalais dont les membres se sont connus lors de leurs études en musique à l’Université McGill. Premier projet, premier disque donc, mais le tout pèche par un manque de personnalité. On y sent donc le problème auquel sont confrontés ces musiciens en herbe issus de nos facultés de jazz, soit de rester trop collés aux enseignements de leurs professeurs et des techniques qu’on leur inculque. On remarquera, entre autres, une certaine prépondérance de ballades sur ce premier opus éponyme de cette jeune formation offrant une dizaine de leurs propres compositions. D’une part, la section rythmique est souvent mise à l’avant-plan dans la prise sonore – on apprécie le batteur Aaron Landberg en particulier – mais d’autre part, la guitare de Nicolas Godmaire est moins présente, en dépit du fait qu’il se détache pourtant du lot comme instrumentiste, alors que le saxophone est nettement relégué à l’arrière-plan, en particulier sur Man Cub’s Happy Dance. Certes, les lauréats du Concours de la relève Jupiter-Vandoren du festival Jazz en rafale 2010 possèdent tous une belle maîtrise technique de leurs instruments, mais ils devront s’affranchir de leurs années d’études avant de pouvoir nous proposer des compositions plus convaincantes et personnelles. AL


Au rayon du disque : trios {sans} piano


Trio Derome Guilbeault Tanguay: Danse à l’Anvers
Ambiances Magnétiques AM 205 CD www.ambiancesmagnetiques.com

Après un disque de compositions originales (10 Compositions de Jean Derome, 2003) et un second consacré au répertoire (The Feeling of Jazz, 2005), le trio Derome-Guilbeault-Tanguay conjugue les deux dans Danse à l’Anvers. On entend alors des pièces de Derome présentées en alternance avec d’autres signées Roland Kirk, Eric Dolphy, Misha Mengelberg, Duke Ellington et Billy Strayhorn. Lorsqu’ils délaissent les procédés de performance typiques de la scène actuelle québécoise, comme ici, les trois musiciens montrent leurs couleurs de jazzmen enthousiastes; on cherchera en vain d’autres musiciens au Québec pratiquant cet art avec autant de verve et si peu de complexes, évitant à la fois le pastiche désolant ou l’hommage par trop révérencieux. Signalons d’abord le choix du répertoire : à quand remonte la dernière lecture de morceaux obscurs comme Dooji Wooji d’Ellington ? N’oublions pas non plus les numéros de Derome qui conçoit ici ses thèmes à l’instar de l’admirable CD 10 Compositions, soit comme miroirs de sa personnalité musicale multiforme, chaque titre exposant une autre facette de l’artiste par l’usage parfaitement maîtrisé de ses saxophones (alto et baryton) et de sa flûte. Avec un son de contrebasse presque monstrueux, Guilbeault se montre digne de son idole de toujours, Charles Mingus, ses lignes de basse résonnant avec une intensité rappelant son maître. Tanguay enfin offre un swing jouissif et un soutien indéfectible. Les 11 interprétations du disque sont à la fois concises (aucune ne dépasse les 8 minutes) et dynamiques, avec en prime une touche rétro amenée par l’interprétation d’une obscure chanson de Strayhorn I’m Checkin’ Out, Goom-Bye. FAH

Evan Parker, Wes Neal, Joe Sorbara: At Somewhere There
Barnyard Records BR0321 www.barnyardrecords.com

Bien que sa manière de jouer soit typée, Evan Parker est doué d’une capacité d’adaptation qui lui permet de s’intégrer aux contextes les plus hétéroclites, depuis les ambiances fortement électroniques de son propre Electro-Acoustic Ensemble jusqu’au jazz élégiaque d’un Kenny Wheeler. Cependant, c’est probablement avec de petits ensembles acoustiques inspirés par le free jazz qu’il donne le meilleur de lui-même. C’est lors d’un événement organisé par le collectif AIM Toronto en février 2009 qu’il se produisit pour la première fois avec deux musiciens de cette métropole, le contrebassiste Wes Neal et le batteur Joe Sorbara, collaboration qui a été renouvelée avec bonheur en avril dernier à Montréal. At Somewhere There consiste en une improvisation de 40 minutes où Parker, au saxo ténor, dirige la conversation à trois voix en ayant recours à son habituelle volubilité perspicace. L’instrumentation et la dynamique du groupe ne peuvent que solliciter une comparaison avec le célèbre trio parkerien avec Barry Guy et Paul Lytton, mais on ne saurait évidemment espérer ici le niveau de cohésion quasi télépathique qui existe dans ce groupe plus que trentenaire. Neal est un contrebassiste subtil et attentif, à la sonorité pleine, autant en pizzicato qu’à l’archet, alors que Sorbara privilégie un jeu sec et des sonorités aux dominantes métalliques. Nonobstant les qualités individuelles de chaque musicien, cette rencontre entre un grand maître improvisateur et deux jeunes comparses de talent trouve tout son intérêt dans la grande capacité d’écoute et de réaction des protagonistes au fil de la performance. FAH


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