L’Adagietto de la Cinquième de Mahler et le philtre d’amour du Tristan de Wagner Par Guy Marchand
/ 1 juillet 2011
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Depuis que Luchino Visconti s’en est
servi comme leitmotiv du film Mort à Venise, l’Adagietto pour
cordes et harpe de la Cinquième Symphonie est sans aucun doute
le mouvement le plus prisé de tout l’œuvre de Gustav Mahler.
Au sujet de cette célèbre «romance
sans paroles », les notes du chef d’orchestre Wilhelm Mengelberg
en marge de sa partition personnelle sont on ne peut plus révélatrices.
(Mengelberg, qui régna sur le célèbre orchestre du Concertgebow d’Amsterdam
pendant un demi-siècle (de 1895 à 1945), devint un ami personnel de
Mahler en se faisant l’un des premiers défenseurs de son œuvre.)
Sous le titre de ce mouvement de la
Cinquième, on peut lire : « Cet Adagietto fut la déclaration
d’amour de Gustav Mahler à Alma ! Au lieu d’une lettre, il lui
envoya le manuscrit sans autre explication. Elle comprit et répondit
qu’elle viendrait !!! Les deux m’ont raconté cela ! »
Dans la marge de gauche, Mengelberg a
écrit un poème dont on ne sait s’il en est l’auteur ou s’il
lui fut confié par le compositeur, mais qui épouse la mélodie des
premiers violons :
Wie ich dich liebe,
Du meine Sonne
Ich kann mit Worten
Dir’s nicht sagen
Nur meine Sehnsucht
kann ich Dir klagen
und meine Liebe
meine Wonne ! |
Comme je t’aime
Toi mon soleil
Je ne puis avec des mots
Te le dire
Que mon tourment
Puis-je te gémir
et mon amour
Ô toi ma joie ! |
Et, à la fin du mouvement, au bas de
la page, Mengelberg ajoute : « Si la musique est un langage, en voici
la preuve. Il lui dit tout en notes et en sons, en
musique. »
Mahler avait rencontré Alma entre les
deux étés qu’il consacrait à la composition de cette symphonie,
au début de novembre 1901; quelques jours avant Noël, ils se fiançaient.
Le « serment d’amour de Gustav » aurait donc été composé durant
cette période.
S’il n’y a pas lieu de douter de
la sincérité de Mengelberg, plusieurs exégètes remettent cependant
en cause la fidélité de sa mémoire. D’une part, soulignent-ils,
il est curieux que la principale intéressée, Alma, n’aie jamais
fait allusion à l'histoire intime de l'Adagietto, ni dans son journal
personnel, ni dans ses mémoires, ni devant qui que ce soit. D’autre
part, il y a une étroite parenté entre le climat de l'Adagietto et
le dernier des Rückert Lieder (n° 5) composé à la même époque,
Ich bin der Welt abhanden gekommen, sur un poème qui traite manifestement,
non pas d’un amour naissant, mais plutôt d’un amour perdu.
Mais le style allusif et ambigu du poème
de Rückert ouvre la porte à une autre interprétation : celle voulant
que l’amour naissant nous rend étranger au monde qui nous entoure,
que seul l’être aimé existe et que le reste du monde peut bien continuer
à tourner sans nous… Cette ambivalence n’aura peut-être pas échappé
à ce fin ironiste qu’était aussi Mahler.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier
que Gustav avait alors plus de quarante ans, un âge relativement avancé
pour l’époque, alors qu’Alma entamait la vingtaine. Au-delà de
l’ascendant que le maître de l’opéra de Vienne a pu exercer sur
la jeune étudiante en musique, le vieux prétendant a dû craindre
d'essuyer un refus. Cela explique peut-être pourquoi la partie centrale
de l'Adagietto, de forme lied ABA’, aboutit à un sommet expressif
relativement tendu et angoissé. On semble y entendre l’amoureux transis
qui craint d'être repoussé et entrevoit les affres et la solitude
de l'amour perdu évoqués par le poème de Rückert.
Enfin, comme Constantin Floros
fut le premier à le noter dans Gustav Mahler : The Symphonies,
tout au long de cette bouffée d’angoisse, Mahler paraphrase un célèbre
leitmotiv du Tristan und Isolde de Richard Wagner, chef-d’œuvre
passé à l’histoire comme le sommet lyrique de l’expression romantique
de l’amour. Cette œuvre, la jeune Alma, fervente admiratrice de Wagner,
la connaissait pour ainsi dire par cœur :
Mais les mesures du prélude de Tristan
(mes. 45-48) que Floros met en parallèle avec l'apogée expressive
de l’Adagietto (mes. 61-71) ne correspondent pas, comme il l’écrit,
au motif dit du Regard. Elles sont bien plus proches de celui du
Philtre d’amour, autrement plus significatif dans le contexte
de l’Adagietto, et qui découle du premier. Cela explique la confusion.
Plus précisément, le Philtre d’amour émerge comme une exacerbation
chromatique du motif du Regard, en commençant par la chute de
septième qui conclut celui du Regard.
Le motif du Regard (Prélude de
Tristan, mes. 17-18) :
Le motif du Philtre d’amour
(Prélude de Tristan, mes. 45-46) :
Ce qu’en français on appelle « coup
de foudre » se dit en allemand comme en anglais « amour au premier
coup d’œil » : « love at first sight », « Liebe auf den ersten
Blick ». En faisant du Philtre d’amour une métamorphose exacerbée
du Regard, Wagner semble affirmer que le philtre d’amour qui
ensorcelle les cœurs n’est autre que le premier regard lui-même.
Qu’aura voulu exprimer Mahler en inscrivant au cœur de sa déclaration
cette allusion à Tristan ? Qu'il souhaitait ensorceler Alma avec
cette page ? Ou bien qu'Alma l'avait lui-même ensorcelé depuis le
premier regard ? Peut-être les deux. Quoi qu’il en soit, si cet Adagietto
est bien le philtre d’amour que Gustav versa dans l'oreille de l'excellente
musicienne qu’était l’élue de son cœur, il aura réussi son effet.
En effet, la jeune fille ne tarda pas à accepter d’épouser le vieux
sorcier.
L'auteur prononcera une conférence sur
la Cinquième de Mahler au Centre d'Arts Orford le 9 août 19
h 30. Elle sera jouée le 14 août à 16 h.
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