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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 9 juin 2010

Emmanuel Pahud : la puissance du souffle

Par Lucie Renaud / 1 juin 2010

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Emmanuel Pahud - photo

Véritable vedette de la flûte, Emmanuel Pahud possède une curieuse faculté de se renouveler, se multiplier, déjouer les pronostics. Soliste recherché qui séduit les foules d’Europe, d’Asie et d’Amérique, chambriste convaincu qu’on retrouve aussi bien aux côtés du claveciniste Trevor Pinnock que de son complice de longue date Éric Le Sage, membre de l’illustre Philharmonique de Berlin, créateur infatigable d’œuvres contemporaines, seul flûtiste à s’être vu offrir au cours des dernières années un contrat d’exclusivité par une étiquette prestigieuse, jazzman assumé qui dialogue avec le pianiste Jacky Terrasson, pédagogue qui intègre les cours de maître dans les rares plages libres de son calendrier, cofondateur du Festival de l’Empéri de Salon-de-Provence, Pahud sillonne les corridors aériens de la planète comme d’autres se calent au quotidien dans un train de banlieue. Étonnamment, on ne le sent jamais dispersé.

Les puristes pourraient décrier cette polyvalence, mais il la défend avec la même conviction qu’un concerto de Matthias Pintscher, Michael Jarrell, Marc-André Dalbavie ou encore son album jazz, Into the Blue. « J’ai grandi comme cela, j’ai combiné deux univers, explique-t-il lors d’une entrevue téléphonique donnée d’une chambre d’hôtel à Caen. J’étais toujours dans les clubs de jazz et je sortais la flûte de temps en temps, mais c’est une énorme responsabilité de faire de la musique improvisée, de la “composition instantanée”, devrais-je plutôt préciser. C’est très différent d’interpréter une œuvre classique ou même de revisiter un standard de jazz. C’est une fenêtre ouverte sur un autre monde. Il ne faut pas se contenter de regarder par la fenêtre, mais ouvrir la porte et sortir ! On aime bien la spécialisation aujourd’hui, mais la musique peut être apprivoisée sous des formes différentes. Il faut la percevoir en compartiments, en moments différents. Je pourrais faire le parallèle avec un mégaplex de salles de cinéma et ses multiples propositions, auxquelles nous pouvons répondre selon l’inspiration du moment. »

Lors de son passage à Québec, il touchera aussi bien à la fluidité, la transparence et l’effervescence de Vivaldi avec Les Violons du Roy qu’à la pâte orchestrale dense et foisonnante de Khatchatourian, dans une page peu jouée du répertoire qu’il rapproche des œuvres imposantes de Mahler ou Richard Strauss et où le flûtiste doit lutter à armes égales contre la masse : « Ce concerto est un monstre de virtuosité et il faut une certaine dose de courage pour s’y attaquer, accepter de danser sur un fil, se laisser porter par des phrases très longues. »

Il revisitera aussi le répertoire, du baroque au contemporain, incluant un détour obligé par les traits d’orchestre, avec les élèves qu’il encadrera au Domaine Forget : « J’aimerais pouvoir venir tous les deux ans, mais mon horaire ne me le permet pas. J’aime retrouver des jeunes venus d’Amérique du Nord, des musiciens que je côtoie moins sinon. » Il évoque aussi la lumière bien particulière du lieu, qui lui permet de percevoir les choses autrement, et la joie de renouer, de façon presque instantanée, le fil de ces amitiés ébauchées lors de l’un ou l’autre de ses séjours en sol québécois, l’absence devenant tout au plus une parenthèse. « Il est important de transmettre les expériences accumulées et j’ai beaucoup de choses à raconter aux étudiants, affirme-t-il. Devoir énoncer des idées autrement qu’on se les formule habituellement, repenser à certains gestes peut-être plus difficiles ou se surprendre de la facilité avec laquelle un jeune musicien attaque un passage qui nous avait paru ardu, faire face à des situations imprévues, tout cela est source d’inspiration. Le processus en demeure un d’échange, aussi enrichissant dans les deux sens. » Il admet une préférence pour les jeunes musiciens au tempérament de feu dont l’énergie aura été patiemment canalisée lors des premières années d’enseignement et maintenant aptes à développer un potentiel expressif unique.

La musique a rapidement dévoré la vie de cet enfant de la balle, né en 1970 à Genève (le 27 janvier, la même date que le célèbre Wolfgang Amadeus), qui a fait ses premiers pas à Bagdad, avant d’être fasciné à l’âge de cinq ans à l’écoute du Concerto pour flûte no 1 de Mozart, étudié par l’un de ses jeunes voisins à Rome. Quelques mois plus tard, ses parents lui offrent son propre instrument et des leçons, mais il admet aujourd’hui qu’il n’avait pas alors soupçonné l’importance que la flûte prendrait dans son quotidien, qu’elle deviendrait un « prolongement de sa respiration ». En 1978, la famille déménage à Bruxelles où il travaille avec Carlos Bruneel, première flûte de l’orchestre du Théâtre royal de la Monnaie. À 14 ans, il remporte le Concours national de Belgique et joue pour la première fois avec orchestre l’œuvre qui avait plus ou moins scellé sa destinée.

Emmanuel Pahud poursuit ses études au Conservatoire de Paris avec Michel Debost, Alain Marion, Pierre Artaud et Christian Larde jusqu’à l’obtention de son Premier Prix. Il décide de se perfectionner ensuite auprès d’Aurèle Nicolet, l’une des figures marquantes de la flûte du 20e siècle. Les événements se bousculent, concours et reconnaissances se succédant à une vitesse étourdissante. En septembre 1992, Pahud remporte le Concours international de Genève; en octobre, Claudio Abbado lui offre la place occupée par Nicolet de 1950 à 1959 (James Galway a également assuré ce poste de 1969 à 1975) : flûte solo du Philharmonique de Berlin, poste qu’il a retrouvé avec plaisir en 2002, après 18 mois sabbatiques.

Si, en 1992, Emmanuel Pahud participait déjà à une cinquantaine de concerts par année, leur nombre a depuis explosé et on peut maintenant l’entendre à plus de 160 reprises chaque année (environ 75 fois avec la phalange berlinoise, les autres comme soliste ou chambriste) dans les grandes salles du monde entier. Le flûtiste reste convaincu que l’équilibre entre les genres l’empêche d’être confiné à un style ou de se retrouver prisonnier d’un « coin musical ». S’il considère sa technique et sa virtuosité comme tributaires de l’école française et le côté polymorphe de sa sonorité comme plutôt allemande, il n’aime rien autant que de surprendre le public : « Je ne souhaite pas être rangé dans une catégorie, comme on désigne un soliste, un musicien d’orchestre, un chambriste… Je suis simplement musicien, et j’essaie avec la flûte d’embrasser toutes les formes différentes de musique, confiait-il d’ailleurs au magazine français Traversières. Honnêtement, je ne souhaiterais pas être reconnaissable du premier coup. Je préfère servir la musique, la rendre vivante telle qu’elle pourrait avoir été voulue par le compositeur plutôt que signée ou “griffée” par moi. »

Quand on le presse de révéler les ingrédients du concert idéal, il répond en riant : « Il n’y a pas que les ingrédients à considérer, mais le cuisinier aussi ! » Après un instant de réflexion, il ajoute, plus sérieusement : « C’est un instant privilégié, auquel tout le monde participe, qui permet de partager un même moment de vie; cela peut être très fort. Sur scène, l’interprète doit offrir quelque chose de très intime, doit se laisser toucher, autant que le public. La démarche reste différente tous les jours, selon les salles. Il faut essayer de demeurer le plus personnel, le plus individuel possible, même quand on joue pour 2500 personnes. » Contre les sceptiques, il avance un parallèle avec le tribun qui sait enflammer une foule en quelques phrases bien senties ou les partisans qui vibrent à l’unisson après un jeu remarquable ou un but de leur équipe : « L’expérience de concert n’a rien à voir avec l’écoute chez soi et continue de fasciner les gens par son immédiateté. »

Sur le coup, Pahud ne réalise pas toujours que la magie s’est installée à un moment précis d’un concert. Le souvenir lui revient parfois par bribes, à l’écoute d’une plage radiophonique dans un taxi ou en évoquant un lieu. « La musique est un langage codé, qui permet de mettre de l’air en vibration, suggère les émotions, offre la possibilité à chacun de réaliser son propre film, avance-t-il. Elle reste beaucoup plus suggestive dans ce rôle que la littérature, le cinéma, devient jardin secret de chacun : compositeur, public, interprète. » Le rôle de ce dernier devrait d’ailleurs être pris selon lui au pied de la lettre : celui qui traduit une langue, la pensée de quelqu’un d’autre, avec sa compréhension, son langage, sa sensibilité propres.

Conscient de l’étroitesse du répertoire pour flûte, il passe régulièrement des commandes d’œuvres à ses contemporains : « Notre mission est de maintenir la musique vivante, car sans création, on parlera d’un musée, d’une langue morte, comme le grec ancien ou le latin, plutôt que d’une langue vivante. Après avoir fait connaissance avec le compositeur, toutefois, il ne faut pas influer sur le contenu de sa pièce, restreindre son champ d’action. » Lors de plusieurs créations, la réception immédiate, très enthousiaste du public, salue le travail du compositeur et de l’interprète. « Cela ne veut pas dire que l’œuvre aura une postérité, tempère Pahud. Un classique va au-delà des modes, devient une part importante de notre patrimoine culturel, un legs pour les générations à venir. »

Si le musicien apprécie les défis que la création d’œuvres contemporaines le pousse à relever, il constate que ces incursions dans le 21e siècle influent également sur la façon dont il aborde le répertoire traditionnel et conçoit l’avenir de l’interprétation comme le mariage entre tradition et nouveauté. Si le terme « tradition » semble parfois galvaudé, il maintient que cette dernière doit toujours demeurer en évolution. « Notre mémoire et le recul que nous prenons par rapport aux événements et aux créations sont en constant progrès, expliquait-il déjà en entrevue en 2003. Des artistes comme Furtwängler, Karajan, Abbado ou Rattle étaient ou sont en phase totale avec la tradition et la font évoluer. En complète inconscience, ils se nourrissent du passé pour définir le futur. C’est là que réside une partie du secret de ces grands artistes. » Dans la vie comme en musique, il privilégie le mouvement et admet regarder constamment vers l’avant, même s’il éprouve un immense respect pour ceux qui ont balisé la route qu’il emprunte aujourd’hui, dont James Galway, Jean-Pierre Rampal et Aurèle Nicolet. Allergique aux étiquettes, il préfère être perçu comme un caméléon qui tente de s’adapter aux couleurs de la musique qu’il défend, chaque phrase le rapprochant d’une perfection qu’il sait pourtant inatteignable. 

CRITIQUE
Fantasy: A Night at the Opera
Emmanuel Pahud, flûte; l’Orchestre philharmonique de Rotterdam/Yannick Nézet-Séguin
EMI Classics 50999 4 57814 2 1 (70 min 46 s)
5/6 $$
Pahud avait séduit par la luminosité de ses interprétations des sonates de Bach, convaincu par ses lectures de concertos de Dalbavie et Pintscher; cette fois, il déjoue l’auditeur avec un programme tout en légèreté, constitué de pages virtuoses inspirées des grands airs de La Traviata, Rigoletto ou Carmen. « Une flûte à l’opéra – devisant avec l’orchestre telle une prima donna sur scène », explique Pahud lui-même dans les notes accompagnant le disque. Un interprète moyen aurait pu transformer une telle proposition en une mixture sirupeuse, parfaitement imbuvable. C’est compter sans l’intelligence et la finesse de Pahud qui dessine, respire, danse avec chaque ligne musicale. Porté par l’accompagnement à la fois limpide et texturé du Philharmonique de Rotterdam sous la direction alerte de Yannick Nézet-Séguin – qui a  convaincu le musicien de la pertinence de cette collaboration –, le flûtiste démontre une fois de plus que, selon lui, la virtuosité ne peut jamais être perçue de façon totalement gratuite. Saluons ici la relecture délicatement ouvragée de Guy Braunstein (premier violon solo du Philharmonique de Berlin) de l’aria de Lensky d’Eugène Onéguine, d’une retenue des plus touchantes, le subtil duo tiré d’Orphée et Eurydice de Gluck (en compagnie de Juliette Hurel, première flûte du Philharmonique de Rotterdam) et l’éblouissante Fantaisie brillante sur Carmen de François Borne, orchestrée par Raymond Meylan. LR

Emmanuel Pahud au Domaine Forget, Académie internationale de musique et de danse :
»
Cours de maître : 16 au 26 juin
» comme chambriste : 18 juin, 20 h, salle Françoys-Bernier
» avec l’Orchestre symphonique du Québec : 19 juin, 20 h 30, salle Françoys-Bernier
» avec Les Violons du Roy : 26 juin, 20 h 30, salle Françoys-Bernier

www.emiclassics.com 
www.domaineforget.com
www.violonsduroy.com 
www.osq.qc.ca


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