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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 7 avril 2010

Belles sœurs : l’aventure continue !

Par Nathalie de Han / 1 avril 2010

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 Les belles-sœurs. Photo Valérie Remise

Combat d’une sentinelle placée à l’avant-garde1, le théâtre de Michel Tremblay faisait éclater, il y a de cela plus de quarante ans, les paramètres de la dramaturgie québécoise. Il est maintenant coutumier d’associer le terme explosion à la pièce Les Belles-Sœurs et la réverbération de cette déflagration est depuis, sans cesse, entendue dans le monde entier. Le théâtre musical Belles-Sœurs de René Richard Cyr et Daniel Bélanger proposera dès ce printemps au Théâtre d’Aujourd’hui puis à la salle Rolland-Brunelle du Centre Culturel de Joliette un nouvel écho de cette aventure.

« La pièce Les Belles-Sœurs avait une réputation un peu sulfureuse », de dire Michel Tremblay. Ainsi, avant que la lecture des Belles-Sœurs ne déclenche en mars 1968 un maelström de réactions divergentes et enflammées, la deuxième pièce du jeune auteur montréalais semait déjà la controverse. Michel Tremblay se rappelle : « La pièce existait depuis trois ans et nous n’arrivions pas à la placer. » Ses partisans ne sont pas assez argentés pour la produire et ses adversaires trop acharnés. Au lendemain de la première, la situation est encore plus radicale : les fervents crient à la merveille et au génie, les autres à l’épouvante et au scandale… Et le tandem que forment le metteur en scène André Brassard et Michel Tremblay est abasourdi de constater l’engouement et la détestation dont la pièce est l’objet.

Michel Tremblay qui, à l’âge de vingt-deux ans, en 1964, avait obtenu pour Le Train le prix de la meilleure dramatique du concours des jeunes auteurs de Radio Canada reprend : « J’en étais là dans mon écriture : j’avais eu envie par naïveté, par inconscience presque, de donner la parole aux femmes qui m’avaient élevé. » Le célèbre auteur québécois explique que le théâtre nord-américain en général et québécois en particulier était alors un théâtre écrit par des hommes pour des hommes, les femmes étant confinées aux rôles secondaires ou comiques. « Les grands mouvements sociaux, le courant féministe, le nationalisme québécois commençaient et Les Belles-Sœurs allaient s’inscrire dans ce grand tout. » En effet, cette chronique de la vie des petites gens, racontée dans une langue qui enfin était la leur, se préparait à conquérir le monde : « Sans me prendre pour quelqu’un d’autre, je crois que les choses qui changent le monde et les gens – toutes proportions gardées, bien entendu – viennent de la grande sincérité des artistes concernés. » Mais nul n’aurait pu, il le concède, prédire à la pièce une telle carrière. Aussi l’auteur est-il très surpris quand, en 1972, des gens de Toronto lui téléphonent et se déclarent intéressés à jouer ses pièces en anglais. Après À toi pour toujours, ta Marie-Lou, ce sera au tour de la pièce Les Belles-Sœurs d’être traduite dans la langue de Shakespeare. « J’ai eu l’impression d’assister à la représentation de la pièce d’un autre auteur », commente le dramaturge. Il est pourtant à l’époque déjà un familier des exigences du processus, ayant notamment traduit et très librement adapté en 1969 Lysistrata d’après Aristophane avec l’assistance, à la mise en scène, d’André Brassard.

De fait, les classiques grecs inspirent beaucoup le natif du Plateau Mont-Royal : « J’ai voulu faire une assemblée de femmes du Québec. » Le spectateur entend dans la pièce Les Belles-Sœurs la frustration légitime de personnages féminins aux prises avec un quotidien bien difficile. Une à une, en duo ou en chœur, les femmes crient au public leur rage et leur impuissance.

« Y faut guetter les enfants toute la journée, endurer les farces plates du beau-père, pis manger la nourriture de la belle-mère qui est donc meilleure que la mienne au dire de tout le monde ! Pis le soir, on regarde la télévision ! Chus tannée de mener une maudite vie plate ! Une maudite vie plate ! Une maudite vie plate ! » 2

L’utilisation des chœurs dans les tragédies grecques impressionne le dramaturge. Elle sera pour lui un important modèle pour l’écriture de ses propres pièces. « Une personne au théâtre parle d’abord pour elle-même, mais quand plusieurs personnes disent la même chose en même temps, elles ne s’additionnent pas, elles se multiplient. Elles forment une collectivité », explique l’auteur dans une entrevue accordée au Magazine littéraire en janvier 1994.

 « Là, là, j’travaille comme une enragée, jusqu’à midi. J’lave. Les robes, les jupes, les bas, les chandails, les pantalons, les canneçons, les brassières, tout y passe ! Pis frotte, pis tord, pis refrotte, pis rince... C’t’écoeurant, j’ai les mains rouges, j’t’écoeurée. Je sacre. » 3

La juxtaposition et l’alternance de chœurs – « l’ode au bingo », « le quintet d’une maudite vie plate ! » – et de monologues efficaces ont d’ailleurs été une des clefs du succès de la pièce, la rythmant d’élans irrépressibles qui traduisent bien l’exaspération de ces ménagères condamnées à servir et enfanter à perpétuité. Les femmes scandent le désespoir qui les dévore et martèlent de leurs pieds la scène, préparant la voie des justes revendications féministes de leurs filles.

Michel Tremblay, toujours simple, s’amuse un instant d’avoir taxé ses propres monologues d’efficacité puis enchaîne : « Pour le théâtre musical Belles-Sœurs, le support de la musique a amené beaucoup d’émotion et cela donne lieu à de grands numéros de la part des comédiennes Marie-Thérèse Fortin, Maude Guérin, Guylaine Tremblay et Katleen Fortin. Je comprends que Daniel Bélanger ait souhaité revenir aux sources de la musique pop. Il a eu raison, car c’est une pièce presque d’époque maintenant et qui doit, je pense, rester figée dans le temps. »

La brillante équipe de créateurs du théâtre musical Belles-Sœurs s’accorde en effet pour déclarer extraordinaire l’âme que donne l’influence soul de la musique aux monologues de ces femmes malheureuses. Daniel Bélanger s’est d’abord demandé ce que ces quinze femmes écoutaient dans leur cuisine. Le très populaire compositeur – il est récipiendaire de 22 Félix décernés par l’ADISQ – a voulu des mélodies accrocheuses et entêtantes : « On peut, lorsque l’on aime un album, l’écouter à satiété. Dans le cas du théâtre musical, peu de gens poussent l’appréciation jusqu’à venir voir une pièce dix soirs de suite ! » À propos de son travail, visiblement fatigué mais satisfait, il raconte : « J’ai présenté un premier démo aux filles… J’y chantais TOUT en prenant des petites voix de falsetto, pouffe le chanteur en prenant une voix aiguë. Ce n’était pas encore très convaincant ! » Après cette petite plaisanterie, son émotion est audible quand il décrit l’effet, la puissance et l’impact de l’ensemble des voix des 15 comédiennes de Belles-Sœurs.

Le chanteur montréalais a aimé découvrir, au fil de la production, des dimensions insoupçonnées et poétiques. « Elles me rappellent parfois, lorsqu’elles chantent, un chœur de petites religieuses et c’est cohérent, puisqu’on peut supposer qu’elles ont été dans des écoles dirigées par des sœurs. » Nourri de musiques pop de l’époque, Bélanger désirait néanmoins pour la musique une couleur contemporaine, loin du pastiche ou de la caricature : « Je tenais à donner à ce travail ma marque et à ce qu’il s’inscrive dans la globalité de mon travail. »

Le contentement des concepteurs n’est pas feint. Rencontrés à l’occasion du point de presse organisé pour les médias au Théâtre d’Aujourd’hui, ils sont incroyablement fébriles et brûlent d’envie de transmettre leur enthousiasme, ne tarissant pas d’éloges sincères pour comédiennes, collaborateurs et production. Le processus a tout de même demandé une considérable somme de travail. Le directeur musical Stéphane Aubin – qui a été de la création du spectacle Antoine et Cléopâtre dont Lewis Furey a composé livret et musique – récapitule les étapes décisives de la méticuleuse construction : « Après avoir tiré des pièces musicales mélodies et harmonies vocales, il faut prendre le temps de situer le personnage chanteur de chaque comédienne, mezzo, alto. Une voix de tête classique aurait été déplacée et incompréhensible dans le contexte de la pièce. » Avec la très précieuse collaboration de Monique Fauteux, Stéphane Aubin s’assure ensuite de l’exactitude de chaque ligne vocale, ils débusquent ensemble fausses notes et envolées indésirables. Il résume, avec un imperceptible et fataliste geste de la main : « Il n’y a pas de secret là-dedans, c’est long et nécessaire ! » Vient ensuite l’étape de la sonorisation. La voix naturelle est soutenue à l’aide de micros portatifs légers et les instruments soutiennent le tout à leur tour, trois musiciens accompagnant sur scène Stéphane Aubin, lui même au piano. Le théâtre musical est, selon Aubin, une forme difficile à manipuler. Le théâtre et la musique fonctionnant respectivement d’après leurs propres règles, le défi consiste à les faire bien avancer de pair. « On ne peut jamais faire abstraction de la pièce, même pour la répétition des chœurs, car il faut que le personnage arrive avec l’élan voulu. »

Le choix des tonalités est un travail crucial pour faire sonner la voix d’un personnage dans ce qui lui semble naturel et pour que demeure une impression de facilité. Cette souplesse, qui épouse l’esprit de Belles-Sœurs, donne aux chants de ces femmes ordinaires une texture superbe et leur garantit une dangereuse énergie.

Car la colère qui couve chez les quinze belles-sœurs subjugue encore le spectateur. Leurs éclats de joie aussi. L’œuvre est restée d’une étonnante modernité, affirme avec raison René Richard Cyr. Grand ami de Tremblay, le metteur en scène a le verbe juste et énergique. Cette production parle, nous dit-il, de la condition féminine, éclaire le chemin parcouru et laisse entrevoir celui qui reste à faire. Le théâtre musical Belles-Sœurs dénonce plus que jamais la frénésie consumériste dans laquelle nous nous perdons, accumulant ici des points Air miles, là des récompenses. René Richard Cyr dit s’être emparé de l’œuvre comme un auteur, comme un adaptateur et il signe le livret, les paroles et la mise en scène du spectacle. « Ce que je fais de plus en plus sans y être encore très habitué », ajoute-t-il modestement. Il a énormément coupé, dit-il, travaillé dans le texte, puis taillé quinze chansons. L’infatigable metteur en scène, convaincant, la voix un peu enrouée, évoque enfin la généreuse distribution. « Que du premier choix ! » se réjouit Cyr. Il parle de plaisir, de fluidité, d’abandon et de communion. « Il n’y a pas de grosse machine à millions derrière nous et malgré l’envergure de l’aventure, le théâtre musical Belles-Sœurs conserve son côté artisanal. »

Est-ce ce qui a convaincu Michel Tremblay de céder les droits de la pièce, pourtant échaudé par une autre tentative ? « Je connais la sensibilité et le talent de René Richard Cyr depuis vingt-quatre ans », répond le plus célèbre des auteurs montréalais. Avec bonne humeur, il conclut : « La pièce a fait sa vie, elle est une adulte consentante et je trouve bon que d’autres personnes aient eu, après plus de quarante ans, envie de lui donner une autre version. »

Marie-Thérèse Fortin personnifiera Germaine Lauzon, Guylaine Tremblay Rose Ouimet, Maude Guérin Pierrette Guérin, Sylvie Ferlatte Angéline Sauvé, Kathleen Fortin Des-Neiges Verrette, Michelle Labonté Yvette Longpré, Suzanne Lemoine Marie-Ange Brouillette, Hélène Major Lisette De Courval, Dominique Quesnel Thérèse Dubuc, Monique Richard Gabrielle Jodoin, Édith Arvisais Lise Paquette, Marie-Evelyne Baribeau Linda Lauzon, Maude Laperrière Ginette Ménard, Janine Sutto Olivine Dubuc. Stéphane Aubin est à la direction musicale et au piano, Martin Turcotte à la batterie et aux percussions, François Marion à la contrebasse et basse électrique et Serge Arsenault à l’accordéon, aux claviers et au trombone.


(1) « D’Aristophane à Michel Tremblay : le trivial dans le théâtre québécois », article d’Alonzo Le Blanc, professeur titulaire au Département des littératures à l’Université Laval dans Action Nationale, mai 1991, p. 674-680.

(2) et (3) Les Belles-Sœurs, p. 23-24.

» L’exposition Au cœur des Belles-Sœurs sera présentée à l’Espace Création Loto-Québec du 15 juin au 6 septembre (500, rue Sherbrooke Ouest).

» Belles-Sœurs. De René Richard Cyr et Daniel Bélanger d’après l’œuvre de Michel Tremblay. Du 29 mars au 1er mai au Théâtre d’Aujourd’hui. Du 25 juin au 4 septembre à la salle Rolland-Brunelle du Centre culturel de Joliette.


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