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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 1

Analyse des Tableaux d’une exposition de Moussorgski/Ravel

Par René Bricault / 18 juillet 2015

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L’orchestration des Tableaux d’une exposition de Moussorgski par Ravel a fait époque et s’est inscrite au répertoire permanent des orchestres symphoniques de par le monde. Il est à noter que Ravel a pris pour point de départ la partition « corrigée » par Rimski-Korsakov; nous ne tenterons point de mettre en lumière les différences avec les véritables intentions de Moussorgski, notre analyse ne se voulant pas un exercice de philologie musicale, mais plutôt l’illustration du pragmatisme, de l’originalité et du génie de l’orchestration de Ravel. C’est pourquoi nous comparerons les deux partitions « originales », sans autre forme de procès (pour plus de commodité, les numéros de mesures et le titre des pièces utilisés seront systématiquement ceux de la partition pour orchestre).

Ce qui frappe dès la première écoute, c’est l’importance accordée aux vents. Outre certaines décisions allant plus ou moins de soi (prédominance des bois aigus dans le Ballet des poussins dans leurs coques ou des cuivres dans Catacombae et La grande porte de Kiev), la plupart des pièces débutent avec les vents à l’avant-plan, les cordes se voyant reléguées au rôle d’accompagnement (Il vecchio castello, Tuileries, Bydlo, Ballet des poussins dans leurs coques, Catacombae/Cum mortuis in lingua mortua), voire carrément absentes (première, seconde et quatrième Promenades, La grande porte de Kiev).

Une écoute plus attentive et un premier regard analytique révèlent certaines licences que s’est permises l’orchestrateur, la plus évidente étant bien sûr l’élimination de la Promenade entre les sixième (Samuel Goldenberg und Schmuÿle) et septième (Limoges – Le marché) pièces. On pourrait expliquer cette décision en supposant que Ravel a voulu conserver une certaine cohérence entre les Promenades, malgré leur caractère particulier (le début piano de la seconde, l’entrée subite de la basse dès le troisième temps de la troisième, le registre aigu de la quatrième), cohérence que la cinquième aurait rendue lassante vu sa grande ressemblance avec la première. N’oublions pas que Cum mortuis in lingua mortua devrait pratiquement être considérée, elle aussi, comme une Promenade – non seulement parce que la référence musicale ne fait pas de doute (son caractère éthéré et crépusculaire aidant à justifier son titre), mais aussi parce qu’elle n’est pas numérotée, ni par Moussorgski ni par Ravel, à l’instar des Promenades.

Autre licence, plus subtile cette fois: la répétition de mesures. Dans La cabane sur des pattes de poule, Ravel ajoute deux mesures après la mesure 94. Il s’agit d’une simple répétition de quatre sol en noires (nous sommes en 2/4) des mesures 93 et 94, passant de la trompette 2 à la trompette 1 en sourdine. Parions que Ravel trouvait la transition trop brusque à ce tempo (Allegro con brio, feroce), et voulait sans doute mieux préparer l’auditeur aux doux sextolets de doubles-croches aux flûtes de l’Andante mosso qui suit. Pareil souci transitoire expliquerait l’ajout d’une mesure (114) à La grande porte de Kiev, dont les doubles-croches ascendantes et descendantes offrent un heureux contrepoids à la longue descente les précédant.

Ce pragmatisme orchestral se retrouve un peu partout chez Ravel, Nous nous contenterons d’effleurer la surface de son génie en la matière à travers quelques exemples tirés çà et là de son travail sur les Tableaux.

Les modifications apportées au rythme méritent une attention particulière. Dès la mesure 17 de la première Promenade, on trouve, aux cors, un rythme de blanche liée à une croche, suivi de deux doubles-croches. Ce type d’«appel», typique de l’instrument, vient pimenter l’introduction de l’œuvre et lui donne un mouvement franc bien en lien avec sa signification extramusicale. À la mesure 97 de Gnomus, Ravel simplifie le groupement de onze doubles-croches par mesure (de trois temps) en y ajoutant un mi bécarre, complétant ainsi la montée chromatique tout en facilitant la synchronisation rythmique entre bassons et violoncelles, plutôt difficile. Dans Bydlo, la toute dernière note de la mélodie, déjà très en retrait, l’est encore plus lorsque Ravel choisit de la débuter sur temps faible plutôt que sur temps fort (mesure 61), accentuant son effet d’«écho» lointain. L’orchestrateur répartit intelligemment l’alternance, entre mains droite et gauche de la partition pour piano, de croches constantes (systématiquement précédées d’acciacaturas à la main droite) dans le Ballet des poussins dans leurs coques: hautbois, clarinette et harpe se chargent du flux constant de croches, tandis que la flûte s’attaque exclusivement aux croches tombant « sur le temps », soit celles précédées desdites acciacaturas. En plus de faciliter grandement l’exécution, tout en donnant à l’arrangement une sonorité toute naturelle, Ravel se permettra ainsi de rajouter sans incohérence ce jeu de flûtes appogiaturées (accompagnées par moments par le célesta) dans le trio du Ballet.

Autre simplification rythmique dans Samuel Goldenberg und Schmuÿle, et ce, dès la première mesure: trois doubles, une triple pointée et une quadruple (rappelons que tout cela ne fait qu’un temps !) sont remplacées par un triolet de doubles, une double pointée et une triple. Il devient ainsi plus facile pour les bois et les cordes d’aller chercher la liaison avec la croche suivante, une quinte plus haut. La coloration du triolet clarifie aussi l’articulation du tout. Pour Limoges – Le marché, on compte tant de légères modifications qu’il serait fastidieux de toutes les souligner (noires aux cordes et croches aux cors pour soutenir les habituelles doubles dès la mesure 1, noire pointée aux cors à la mesure 2, quarts de soupirs aux bois et contretemps aux altos et tambour à la mesure 3, etc.). Voulant sûrement transposer à l’orchestre l’effet de pédale du piano des blanches pointées en points d’orgue de Catacombae, Ravel choisit de lier les blanches pointées à des croches aux mesures suivantes, là où d’autres cuivres réattaquent, assurant par le fait même fluidité et continuité. Les trémolos alternant entre deux notes de piano deviennent, au début de Cum mortuis in lingua mortua, des trémolos sur une note aux cordes, les premiers violons étant divisés et jouant individuellement chacune des deux notes du piano. Pareil regroupement se constate également, par exemple, à la mesure 12 de La cabane sur des pattes de poule (la basse en octaves réparties sur deux temps devient des octaves répétées sur deux temps) ou à la mesure 89 de La grande porte de Kiev (une courbe descendante/ascendante en croches devient un florilège de trémolos entre deux notes).

Parmi d’autres solutions pratiques, mentionnons au passage: l’articulation des flûtes en staccatos liés au début de Tuileries (plutôt que des staccatos non liés), pour garder un minimum de fluidité à ce tempo d’allegretto; ajout de l’armure à la clé aux seconde et troisième Promenades; prédominance d’attaques des cordes au talon dans La cabane sur des pattes de poule pour en augmenter l’agressivité; durées doublées à la fin de La grande porte de Kiev (à partir de la mesure 163) pour compenser les points d’orgue du piano, plus difficiles à contrôler à l’orchestre. Finalement, toujours dans La grande porte de Kiev, Ravel omet les acciacaturas du début (bassons, cuivres, timbales) et les garde en réserve pour les cordes (premiers violons, contrebasses) et timbales au tutti fortissimo de la mesure 22. Idée brillante, car les cuivres peineraient à articuler musicalement de rapides appogiatures en pareil contexte solennel (contrairement aux cordes plus tard), sans compter que l’attaque initiale du tutti, avec ses cymbales et grosse caisse (physiquement éloignées du chef), s’avère difficile à bien synchroniser rythmiquement malgré son importance capitale; les acciacaturas compensent les imprécisions et offrent un guide (les premiers violons, en l’occurrence) aux autres parties attaquant directement sur le temps.

Il serait injuste de terminer cette analyse sans parler des nombreuses trouvailles purement musicales du grand orchestrateur. Sans la moindre prétention d’exhaustivité, nous soulignerons: à la mesure 29 de Gnomus, plutôt que de répéter le passage des 10 mesures précédentes sans modifications comme le fait Moussorgski, Ravel le fait rejouer piano plutôt que forte, avec de longs glissandi aux cordes soutenant le mystérieux célesta; le trio du Ballet des poussins dans leurs coques se voit lui aussi modifié considérablement lors de sa répétition; dans Tuileries et Bydlo, on constate que Ravel transpose certains passages aux octaves inférieures ou supérieures; enfin, dans Limoges – Le marché, le va-et-vient fréquent entre cordes et vents permet non seulement à l’orchestrateur de mettre en évidence les motifs rythmiques du compositeur, mais sert également de métaphore représentant la bouillonnante activité du marché.

Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski, orchestrés par Maurice Ravel, seront joués prochainement au Québec :
» Orchestre symphonique de Québec (Yoav Talmi, dir.), 9 septembre 2009, Grand Théâtre de Québec, 20h
» Orchestre symphonique de Montréal (Bernhard Klee, dir.), 27 et 28 octobre 2009, salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, 20h
» 1 MUSSORGSKI, M. Bilder einer Ausstellung. Vienne, Schott/Universal Edition (Wiener Urtext Edition), 1984.
» MOUSSORGSKY, M. et RAVEL, M. Pictures at an exhibition. Londres, Boosey & Hawkes, 2002.


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