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La Scena Musicale - Vol. 11, No. 5

Euro nouvelles

Par Marc Chénard / 21 février 2006

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Deux disparus de marque

L'année récemment terminée a été plutôt lourde en pertes sur le front du jazz. Parmi elles, deux noms méritent un tribut particulier, vu leur rôle d'innovateurs sur leurs instruments respectifs.

Le 25 juillet dernier, le tromboniste allemand Albert Mangelsdorff passait l'arme à gauche à six semaines de son 77e anniversaire. Son histoire sera bien sûr marquée par le nazisme, qui ne réussit pas à étouffer la dissémination du jazz sur le Vieux Continent. Guitariste à ses débuts, le jeune Albert est attiré vers cette musique défendue par son frère saxophoniste Emil (toujours parmi nous à 80 ans), mais passe au trombone à la fin des années quarante. Il deviendra un des animateurs de la scène de Francfort durant les années 50 et profitera de son emploi à la radio d'État locale en tant que membre d'un atelier de jazz permanent. Il se laissera tenter plus tard par l'aventure du free jazz européen post-1970 en partageant la scène avec Peter Brötzmann, pour ne nommer que celui-là. Pourtant, c'est en tant qu'instrumentiste qu'il laissera sa plus grande marque, car il a perfectionné la multiphonie au trombone, soit l'émission de trois sons simultanés (une fondamentale, une harmonique et une autre note chantée de sa gorge). Même si le britannique Paul Rutherford l'a devancé de quelques années, Mangelsdorff a en quelque sorte donné les lettres de noblesse à cette technique qui fait désormais partie des moyens d'expression de tout tromboniste contemporain respectable. Pourtant, il lui a fallu trois ans de pratiques diligentes pour la mettre au point, avant de donner son premier concert solo aux Jeux Olympiques de Munich en 1972.



Si l'apport de Mangelsdorff au jazz est largement reconnu, celui du guitariste Derek Bailey reste toujours à faire. Plus radical que l'Allemand, ce Britannique, décédé le matin même de Noël à 75 ans, a certainement choisi son moment pour effectuer sa sortie de scène. Anarchiste impénitent, il aura épousé la cause de la musique improvisée totale à la fin des années soixante en récusant même son appartenance au jazz. Pourtant, il aura d'abord roulé sa bosse comme musicien de studio et jazzman occasionnel jusqu'au milieu des années 60, avant de rencontrer des esprits libertaires, tels les batteurs John Stevens et Tony Oxley, le bassiste Gavin Bryars (qui changera son fusil d'épaule en devenant compositeur minimaliste) et le saxophoniste Evan Parker. Avec ce dernier, il lancera l'étiquette de disques Incus Records, mais assumera seul les destinées de cette entreprise suite à une brouille avec son compagnon d'armes. Il animera aussi le festival Company Week jusqu'au début des années 90, véritable théâtre de rencontres d'improvisations tous azimuts. Il aura conçu et animé une série d'émissions de radio sur l'improvisation, sans oublier son importante enquête livresque sur le sujet, « L'improvisation, sa nature et sa pratique dans la musique », traduite en de nombreuses langues, dont le français (publiée chez Outre Mesure en France). Ces dernières années, il se sera retiré à Barcelone, fuyant la scène londonienne qui lui paraissait trop organisée. Fidèle jusqu'au bout à son intransigeance, il laisse une musique qui questionne inlassablement, mais qui fera écho longtemps encore parmi les musiciens et partisans de cette cause musicale.

Belmondo -- Yusef Lateef : Influence
Bflat Records 6124872
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Musicien jadis marquant pour avoir introduit les musiques orientales au jazz, le multi-instrumentiste Yusef Lateef effectue ici un retour sur scène après un silence discographique de huit ans. Ayant franchi sa quatre-vingt-cinquième année l'automne dernier, il est l'un des derniers survivants de sa génération décimée par les abus de substances. Sans doute, son obédiance rigoureuse au culte de l'islam l'a épargné de tous ces fléaux. Néanmoins, toute personne parvenue à cet âge montre des signes d'une certaine fragilité. Cela se sent dans cette double offrande, particulièrement au début du premier disque, où Lateef se fait hésitant à la flûte. Sa sonorité de ténor n'a également plus tout à fait la fermeté de ses années chez Prestige (fin 50) ou Impulse (mi-60). En revanche, il évolue dans un entourage musical fort intéressant et il faut bien remercier les frères Belmondo (Lionel aux anches et Stéphane à la trompette et au bugle -- excellent d'ailleurs dans tous ses solos) d'avoir rescapé cet artiste de l'oubli. Certes, on accorde à cet invité de marque une large place au chapitre des solos (et il renoue avec le hautbois à un endroit, bien qu'il accuse quelques problèmes de justesse), mais aussi comme compositeur -- les six pièces du second disque sont de sa plume. Et c'est justement là, au niveau de l'écriture et de l'arrangement, que ce document sonore réussit le mieux, car les « influences » orientales et occidentales (ces dernières rappelant Bach, les impressionnistes, ou même certaines écritures plus contemporaines) sont savamment dosées et orchestrées pour un ensemble de treize musiciens incluant, entre autres, tuba, clarinette basse, cor anglais, basson et section rythmique jazz. En un mot : une belle parution discographique dont les petits défauts n'amoindrissent pas le résultat global.

Theo Jörgensmann : Fellowship
hatOLOGY 616
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Enregistrée en concert en Allemagne en 1998 mais publiée l'an dernier, cette prestation sous la direction de l'excellent clarinettiste Theo Jörgensmann ne comprend que trois pièces oscillant entre 18 et 20 minutes. Ainsi faut-il s'attendre à des improvisations généreuses de la part de ce sextette comprenant l'altiste américain expatrié Charlie Mariano (74 ans à l'époque et jouant avec toute l'énergie d'un jeunot, notamment sur la pièce d'ouverture Nameless Child), le sopraniste lithuanien Petras Vyshniauskas (d'une élégante sobriété sur le dernier morceau It will come), le vibraphoniste et pianiste Karl Berger, le bassiste Kent Carter et le batteur Klaus Kugel. Un jazz moderne européen, avec ses ouvertures vers le free, mais qui ne néglige ni le tempo, ni le swing. Le tout est bien calibré dans cette offrande musicale qui saura satisfaire les amateurs d'un jazz bien relevé et d'autres toujours à l'affût de belles découvertes.


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(c) La Scena Musicale 2002