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La Scena Musicale - Vol. 11, No. 3

La mélodie des illusions (2)

Par Marie Lambert-Chan / 12 décembre 2005

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Dans un premier article publié dans notre édition de septembre, Marie Lambert-Chan démontrait que l'apprentissage de la musique ne se fait pas sans heurts et que la relation maître-élève peut laisser des traces profondes. Elle aborde ici « la vie après l'école » ; un constat réaliste sur un métier qui n'est pas toujours un jeu.

Pendant des années, les séances de gammes, d'arpèges et de solfège, de même que les pratiques individuelles ou orchestrales, se répètent invariablement. Les réussites et les échecs aussi. L'apprentissage de l'instrument se fait dans la joie et parfois, dans la souffrance. Les professeurs et les amis finissent par former un univers douillet, où le jeune musicien idéalise son futur, travaillant d'arrache-pied pour arriver au succès. Et puis un jour, ce garde-fou qu'est l'école disparaît. Vers qui se tourner? Où se produire en concert? Comment gagner sa vie? Autant de questions auxquelles les musiciennes et musiciens n'ont souvent pas de réponse, alors que la précarité d'emploi les guette incessamment.

Le jeune claveciniste Martin Robidoux, qui a fréquenté le Conservatoire de musique de Montréal et la Faculté de musique de l'Université McGill, affirme ne pas avoir reçu la formation adéquate pour faire face au « vrai monde ». « La mentalité des écoles de musique se résume à jouer, jouer et encore jouer. Mais on n'y apprend pas comment provoquer les opportunités. On ne peut pas toujours attendre que le téléphone sonne. Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. » Cette opinion ne semble pas surprendre les gens du milieu. Père Fernand Linsay, directeur artistique du Festival international de Lanaudière, reconnaît que c'est un problème grandissant. « Les étudiants vivent dans les institutions en vase clos et ne sont pas aptes à affronter l'extérieur, particulièrement en ce qui concerne les interprètes. Mais comment les écoles devraient-elles s'organiser? Monter un cours sur la vie pratique du musicien!? »

Richard Poulin, guitariste et professeur au département de guitare du Collège Champagneur, dresse un portrait plutôt consternant de l'attitude lénifiante de nos institutions musicales. « Quand on quitte l'école, on ne connaît pas le réseau des scènes, on ne sait pas ce que c'est qu' un gérant et encore moins un dossier d'artiste, un studio, une séance d'enregistrement ou la Guilde des musiciens. On ignore aussi comment est payé un musicien, comment fonctionne un contrat de la Guilde... La vie, la vraie vie, personne ne veut nous l'enseigner. On veut maintenir les jeunes dans l'ignorance et dans le rêve. Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas de place pour eux dans la société. »

Trop de musiciens

En 2003, Andrew Clark, le critique musical du Financial Times, faisait le triste constat du cul-de-sac qu'offrent les conservatoires et autres facultés de musique à leurs étudiants. « Les conservatoires sont malgré tout bondés d'élèves qui espèrent tous ou presque faire une carrière de concertiste. Rien qu'aux États-Unis, environ 10 000 diplômés sortent chaque année des écoles de musique, alors que le secteur est loin d'offrir un nombre d'emplois comparable. La plupart de ces jeunes diplômés ont appris à croire en un modèle unique de réussite : ils rêvent de devenir un nouvel Itzhak Perlman ou une autre Renée Fleming, de faire partie de ce cercle très fermé de solistes qui gagnent très bien leur vie. »

Cet état de fait existe également au Québec, ce que déplore Richard Poulin. « Pourquoi former des musiciens pour qu'ils vivent de leur art? Les universités n'en ont rien à foutre, s'insurge-t-il. Ils ont besoin de jeunes pour remplir leurs salles, peu importent les débouchés offerts. Prenons Paris comme exemple. Cette ville contient cinq fois la population de Montréal. Il n'y a qu'un seul Conservatoire Supérieur. Ici, nous avons un conservatoire et quatre facultés universitaires pour 3 000 000 de personnes. Nous n'avons pas un système réaliste. »

Sombre vérité qui engendre remises en question, déceptions et carrières avortées... Docteure en interprétation et gagnante du Prix d'Europe 1992, la pianiste Guylaine Flamand rêvait de faire une carrière internationale. La réalité l'a vite rattrapée. Le manque d'argent et d'ambition, les occasions ratées, le doute et la jungle qu'est le marché du travail ont eu raison de ses espoirs. « Dans les écoles, on forme des interprètes en vue de la grande carrière. On ne nous enlève aucune illusion. Quand tu es étudiant, tu es idéaliste et l'école t'encourage dans ce sens-là. Et c'est bien, sinon tu ne travaillerais pas. Mais ça m'est tombé dessus à la maîtrise. J'ai bien vu que ça ne fonctionnerait pas, que je n'avais pas un caractère assez fort pour faire carrière. » À présent, elle enseigne, donne des concerts et accompagne des musiciens lors des concours. Toutefois, elle avoue avoir songé à arrêter la musique à plusieurs reprises. « Le plus difficile est de gagner sa vie. Cela fait en sorte qu'on se demande : est-ce que je continue ou pas? Il y aussi le fait qu'on se retrouve à faire des trucs qui n'exigent pas tous les diplômes que l'on possède. C'est décourageant! », souffle-t-elle, amère.

Mode d'emploi pour musicien diplômé

Vivre de son art : réalité ou utopie? Quels sont les ingrédients de la réussite? La détermination, le travail, l'argent, les relations publiques et étonnamment, bien loin derrière, le talent... Le musicien doit savoir trouver sa place dans la logique marchande de l'art.

De toutes les institutions musicales, seule l'Université de Montréal s'intéresse à la gestion de carrière du musicien. Il y a six ans, un cours du même nom a d'ailleurs été ajouté au cursus. Tout ou presque y est abordé : le marketing des arts et de la culture, les droits d'auteur, les organismes sans but lucratif, les agences d'artistes, le processus entourant les concerts et les enregistrements de disques, les cachets, les associations professionnelles, les programmes de subvention, la gestion comptable et financière, le développement de marché, le curriculum vitae, la recherche d'emploi... La Faculté organise également des conférences avec des avocats, des interprètes, des agents, des représentants de compagnies de disques, etc. Geneviève Leclair, assistante et correctrice de ce cours, ne tarit pas d'éloges à l'endroit de cette initiative de l'Université. Elle affirme que toutes les notions qui y sont apprises font vraiment la différence dans la carrière d'un musicien. « Parmi les étudiants, on voit tout de suite qui l'a suivi et qui ne l'a pas suivi. À mon avis, c'est malheureux que les autres écoles ne donnent pas un tel cours. »

Au Conservatoire de musique de Montréal, aucun service d'orientation n'est offert aux élèves. Cependant, le conseiller pédagogique de l'institution, Guy Fouquet, assure qu'un suivi régulier est fait auprès de chaque étudiant. « J'observe les élèves pour les orienter le mieux possible dans leurs choix de cours. Mais on ne peut pas former les musiciens uniquement dans l'espoir de leur trouver un emploi. Nous tentons de le faire au mieux de nos connaissances, mais peu importe l'école que l'on fréquente, il est difficile de se placer. Le marché du travail en musique est une vraie jungle. » Il prétend, par ailleurs, qu'il est plus aisé de conseiller les élèves du Conservatoire que ceux de l'université, car ces derniers ont plus d'options de carrière (enseignant, musicologue, solistes, chambriste...). « Ici, nous formons des artistes de scène. Nous savons donc vers quelle avenue les diriger », dit-il. Selon lui, il serait pertinent d'instaurer un cours de gestion de carrière, mais voilà, le Conservatoire ne dispose pas de subventions gouvernementales faramineuses. Malgré ces efforts, certains élèves, comme Martin Robidoux, calculent qu'ils n'ont pas reçu suffisamment d'informations pour pouvoir se débrouiller convenablement à l'extérieur des murs de l'école.

Nous avons tenté d'en savoir un peu plus sur les motifs poussant les autres écoles à ne pas offrir à leurs musiciens un cours de gestion de carrière. Nos nombreux appels sont restés lettre morte.

Malgré ces louables tentatives de faciliter les débuts de la vie musicale professionnelle, il demeure un fait inéluctable : la réussite dans ce milieu dépend fort souvent de choses qui ne s'enseignent pas ou qui relèvent tout simplement de la bonne fortune. Céline Choiselat, conseillère principale en communication chez Québécor, connaît fort bien le milieu de la musique classique. «Malheureusement, ça ne prend pas que du talent pour être soliste, soutient-elle. Il faut de l'endurance et de la patience pour acquérir une solide technique et un mental suffisamment fort pour affronter une carrière. Il faut aussi un entourage qui favorise un calme intérieur, qui vous donne des balises et, si possible, qui a de l'argent. Cela contribue grandement à l'épanouissement de l'artiste, afin qu'il soit bien intérieurement et qu'il puisse s'enfermer dans sa bulle pour s'adonner à la musique. »

Certains secrets du succès s'acquièrent aussi de manière initiatique. « Si tu penses que ta carrière va démarrer parce que quelqu'un va te trouver génial, tu te trompes, assure Tristan Lauber, pianiste et professeur indépendant. Il faut que tu ailles serrer des mains, que tu sois agréable à côtoyer en société. Il faut savoir qui a du pouvoir, qui n'en a pas, qui peut ouvrir des portes et qui il ne faut pas se mettre à dos. » Il ajoute que dans ces eaux parfois troubles, il est essentiel de naviguer avec intégrité musicale, authenticité artistique et humaine, en plus de s'assurer de connaître à fond les règles et la nature du jeu. « Un bon avocat connaît la loi, mais un grand avocat connaît le juge. » Selon lui, ce fameux dicton s'applique bien à la musique classique.

Bien qu'en accord avec l'idée, Céline Choiselat ne peut s'empêcher d'y apporter un bémol. «C'est recommandé qu'un musicien côtoie les salles de concerts, rencontre des médias et des gens influents, mais ce n'est pas une recette gagnante. Parfois, il faut savoir cultiver le mystère, sortir du commun. Les relations avec les journalistes ne sont pas toujours une bonne chose. Mais côtoyer les autres musiciens, même si c'est pour développer une rivalité, ça fait partie du jeu. Quand on décide d'aller sur scène et de faire une carrière internationale, il faut tout accepter. Il faut accepter la "game", c'est-à-dire les rivalités, les difficultés, les coups bas. Toute expérience est bonne à prendre. Quand c'est trop facile, on n'apprend pas à se battre! »

Tout pour la musique

Même en appliquant à la lettre ces sages conseils les chances pour un jeune interprète de percer demeurent minces. Bien entendu, la reconnaissance locale est toujours plus facile à obtenir que la reconnaissance internationale. De plus, le milieu de la musique au Québec ne favorise pas l'essor d'une carrière mondiale et ce n'est pas faute de bon vouloir. « Au Québec, de même que dans le reste du Canada, il y a moins de villes importantes, moins de gens, moins de public et donc, moins de possibilités de concerts, souligne Père Fernand Lindsay. On doit sortir d'ici pour obtenir une certaine reconnaissance, contrairement aux musiciens français ou américains qui démarrent leur carrière sans même avoir franchi les frontières de leur pays. C'est un sérieux handicap. » De son côté, Céline Choiselat ajoute que Montréal est un excellent tremplin, mais qu'aller voir ce qui se fait ailleurs est capital. « Si vous ressentez de la pression à Montréal, alors comment ferez-vous pour affronter Paris ou New York? Bien sûr, chacun a son seuil de tolérance au stress et à la pression, mais... Si les musiciens sentent trop de pression à Montréal, je ne suis pas sûre s'ils sont capables de faire carrière. »

Chose certaine, si l'on souhaite survivre aux nombreuses embûches qui pavent la route du succès, l'amour porté à la pratique de la musique classique doit être inépuisable : les grandes passions sont le début des grandes réalisations. Martin Robidoux, malgré ses déboires, le sait fort bien. « Jouer du clavecin, en vivre... Je veux faire ça coûte que coûte. Je sais que ça sera difficile. Amenez-en! Je suis prêt! » *


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