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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 7

Prix d'Europe

Par Réjean Beaucage / 9 avril 2005

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Une autre victime du néolibéralisme ?

Véritable institution de la culture musicale québécoise, le Prix d'Europe permet chaque année à de jeunes interprètes d'aller se perfectionner à l'étranger, et ce, depuis 1911 (l'Europe n'étant plus la destination exclusive depuis quelques années). Il est administré par l'Académie de musique du Québec, un organisme indépendant qui fut, en 1871, la première institution privée à décerner des diplômes de musique au Québec. C'est une bourse de 3000 $ que recevaient les premiers lauréats; en 1959, elle fut augmentée à 5000 $, puis à 8000 $ en 1973, et à 12 000 $ en 1988, pour être porté Lise Boucher et Jean Marchand un peu plus tard à 15 000 $. Offerte par le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ), la bourse a été majorée à 20 000 $ pour la 94e édition, qui se tiendra les 7, 8, 9 et 10 juin 2005 à la Chapelle historique du Bon-Pasteur, à Montréal.

Cependant, cette bonne nouvelle en cache une autre, beaucoup moins réjouissante... Après avoir accepté d'augmenter le montant de la bourse à 20 000 $, le MCCQ a coupé la subvention à l'Académie de musique du Québec de... 22 000 $ ! Son budget annuel (total !) est ainsi passé de 47 000 $ à 25 000 $; considérant la bourse qui sera offerte en juin, le calcul de ce qui reste à l'Académie pour son fonctionnement est assez déprimant... On parle d'un organisme qui a eu la clairvoyance de reconnaître le talent de quelques-uns de nos meilleurs musiciens, parmi lesquels : Wilfrid Pelletier (1915, piano), Lionel Daunais (1926, chant), Edwin Bélanger (1933, violon), Raymond Daveluy (1948, orgue), Kenneth Gilbert (1953, orgue), Micheline Coulombe (1967, composition), Chantal Juillet (1979, violon), Marie-Danièle Parent (1980, chant) ou Olivier Thouin (1997, violon)... Des talents que ce coup de pouce a propulsés dans le grand monde.

Sachant cela, j'étais presque surpris de trouver les pianistes Jean Marchand et Lise Boucher, respectivement président et vice-présidente de l'Académie de musique du Québec, tous deux animés d'un enthousiasme étonnant en la circonstance. « Je le dis en toute simplicité, explique Jean Marchand, mais c'est vraiment grâce à nous deux qu'il y a eu un Prix d'Europe l'année dernière, parce que nous avons tout fait, mais vraiment tout, pour sauver de l'argent... Jusqu'à faire les sandwichs pour le jury, et pour le gala; le suivi des concurrents, et leurs accompagnateurs, et leurs changements de programme... Il faut comprendre que nous sommes depuis l'année dernière sans secrétariat, alors nous devons voir à tous les détails d'organisation de l'événement, depuis la photo des concurrents jusqu'au suivi par courriel... » Lise Boucher, elle-même récipiendaire du Prix en 1958, poursuit : « Et en plus de tout ça, cette année, nous sommes en recherche de financement ! » Malheureusement, le mécénat n'a pas encore connu son baby boom au Québec, malgré les espoirs que place le gouvernement libéral dans une génération spontanée de partenariats public-privé...

Le Prix d'Europe n'a pas le rayonnement qui est accordé aux concours internationaux et on peut certes le regretter, mais ses résultats, lorsque l'on considère la liste de ses lauréats, sont inestimables. Ce prix-là est souvent le premier d'une longue liste pour ceux qui le méritent. D'ici à ce que son principal bailleur de fonds se rende compte du ridicule de la situation qu'il a créée, l'Académie de musique du Québec réclame de l'aide. « Nous avons besoin de bénévoles, et de dons... » lancent d'une même voix Lise Boucher et Jean Marchand. Leurs efforts ont déjà commencé à porter fruits, mais ce n'est encore qu'un début. Mais l'institution est-elle vraiment menacée, demandez-vous ? Le gouvernement assure que sa subvention de 25 000 $ sera versée en 2006 et en 2007. De plus, ajoute Lise Boucher : « Il nous a permis d'utiliser notre réserve, constituée de sommes placées en raison de bourses non versées, certains récipiendaires ne les ayant pas réclamées. » On croit rêver. Après avoir épuisé sa réserve, et avec son budget annuel de fonctionnement de 5 000 $ (!), l'un des concours les plus prestigieux du Québec s'éteindra-t-il tout juste avant de célébrer son centenaire, en 2011 ? Nous en reparlerons.

Pour rejoindre l'Académie de musique du Québec : 514 528-1961

Musique au salon
Lise Boucher et Jean Marchand (piano quatre mains)
ATMA Classique ACD2 2292 (61 min 48 s)
**** $$$$

La personne qui voudrait vraiment s'assurer que c'est bien l'amour de la musique qui anime Lise Boucher et Jean Marchand dans leur action visant à assurer le rayonnement du Prix d'Europe n'aurait qu'à écouter cet enregistrement pour s'en persuader. Le piano quatre mains, un art en voie de disparition, est le lieu par excellence de la communion entre deux musiciens; il ne s'agit pas ici de dialoguer, mais d'énoncer d'une même voix une pensée commune, d'éprouver simultanément la même émotion. Le répertoire est peu connu, soit ! Il se contente de l'avoir été, en son temps, alors qu'on le jouait au salon, en soirée (ou l'après-midi), devant et avec des amis; pas pour les épater, mais pour leur faire plaisir. On aurait bien tort de le regarder de haut, ce répertoire... À moins que ce soit avec le regard joyeux des Enfants du paradis regardant le mime du haut de leur balcon !

Pas de Schubert ou de Chopin ici, ils ont déjà bien assez de défenseurs (et pour les défendre contre quoi ?), mais De Grau, Desly, Engelmann, Hofmann, Jeanvrot, Kölling, Kowalski, Moszkowski et Wachs. Des noms pour la plupart inconnus (et peut-être même faux), mais que l'on prononce encore, heureusement, grâce à Lise Boucher et Jean Marchand.

« Le Prix d'Europe a joué un rôle déterminant dans l'évolution de ma carrière en augmentant ma crédibilité dans le milieu artistique. Il a aussi contribué à me faire reconnaître en tant qu'artiste professionnelle, suscitant du même coup plusieurs occasions de collaborations très importantes dans mon cheminement musical. Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à l'égard de tous ceux et celles qui contribuent à la réalisation de ce concours année après année. »

Anne-Julie Caron

Percussionniste, récipiendaire du Prix d'Europe 2004


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