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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 4

Harry Somers et son opéra Louis Riel

Par Isabelle Picard / 29 novembre 2004

English Version...


L'Opéra McGill présentera à la fin du mois de janvier l'opéra Louis Riel de Harry Somers (1925-1999). Une occasion idéale pour faire connaissance avec un des plus importants compositeurs canadiens – sans aucun doute le plus grand compositeur d'art lyrique au pays – et avec une œuvre qui a marqué l'histoire de notre opéra et qui a été, en 1975, le premier opéra canadien à être présenté à l'extérieur du pays dans son intégralité.

L'homme

Né à Toronto le 11 septembre 1925, Harry Somers commence l'étude de la musique à l'adolescence seulement, mais de manière intensive. C'est ainsi qu'à partir de 1939 il travaille à la fois le piano et la composition, avec comme objectif de faire carrière dans les deux disciplines. Somers se révèle très doué et étudie au Conservatoire de Toronto de 1942 à 1949 (avec une interruption pour son service militaire de 1943 à 1945). Il a comme professeur de composition John Weinzweig et comme professeurs de piano Reginald Godden et Weldon Kilburn. Pianiste talentueux, il donne déjà des récitals de ses propres œuvres et de celles de collègues comme Barbara Pentland. Il décide toutefois en 1948 d'abandonner l'idée d'une carrière de pianiste et de se concentrer uniquement sur la composition. En 1949, une bourse de 2000 $ de l'Association canadienne de hockey amateur lui permet d'aller étudier un an à Paris avec Darius Milhaud et d'ainsi découvrir d'autres horizons.

Sa vie durant, Somers n'a jamais eu de poste d'enseignement. Dans les années 1950, il a gagné sa vie avec des petits emplois (il fut par exemple chauffeur de taxi), puis comme copiste et comme guitariste (il a assez bien maîtrisé la guitare dans ces années pour en jouer professionnellement). En 1960, il retourne à Paris grâce à une bourse du Conseil des arts du Canada pour prendre le pouls des nouvelles tendances et étudier le chant grégorien à Solesmes. C'est au retour de ce voyage qu'il commence à pouvoir vivre du fruit des œuvres qu'on lui commande. Il a également travaillé sur plusieurs émissions de la Société Radio-Canada, dont « Music of Today » (à la radio), qu'il a préparé et animé de 1965 à 1969.

Harry Somers a reçu de nombreux honneurs, parmi lesquels des doctorats honorifiques de l'Université d'Ottawa (1975), de l'Université de Toronto (1976) et de l'Université York (1977). De plus, il a été fait Compagnon de l'Ordre du Canada en 1971, alors qu'il était encore relativement jeune (46 ans).

La musique

La production de Somers est très diversifiée, tant au niveau des formes (parfois traditionnelles, parfois nouvelles), de l'instrumentation (musique de chambre, d'orchestre, utilisation de sons synthétiques, de la voix), du destinataire (musique de scène, de concert, pour le cinéma, la radio, la télévision) que du langage. Sur ce dernier point, il faut en effet souligner que la musique de Somers est la rencontre de plusieurs influences – Weinzweig, Bartók, Ives, le contrepoint baroque, les procédés dodécaphoniques, le chant grégorien – mais que ces influences sont toujours passées par le filtre de sa personnalité créatrice. Dans tous les cas, on reconnaît le style personnel de Somers.

Parmi certaines caractéristiques de sa musique, on peut noter un extraordinaire contrôle de la tension. La musique est souvent affaire de variation de tension, de création d'attentes chez les auditeurs et de résolution (ou non-résolution) des attentes créées, éléments que Somers maîtrise tous très bien. Les moyens qu'il utilise peuvent être la juxtaposition de styles, la superposition d'éléments tonaux et atonaux, l'utilisation du contrepoint (dès ses premières œuvres), de grands crescendos et decrescendos, l'accumulation de voix, l'augmentation (et diminution) de l'activité rythmique ou de subites variations du volume sonore. Somers a également un grand talent pour la mélodie, souvent de long souffle et parfois accompagnée par des motifs rythmiques plus rapides dans un style se rapprochant de l'ostinato (écoutez par exemple les quatuors à cordes). Tous ces éléments confèrent un sens dramatique particulièrement fort à la musique de Somers, aussi bien dans les œuvres de concert que dans celles pour la scène.

L'opéra Louis Riel

Opéra en 3 actes et 18 tableaux sur un livret de Mavor Moore et Jacques Languirand, Louis Riel a été commandé par l'éditeur et bienfaiteur des arts Floyd S. Chalmers, pour les célébrations du centenaire de la Confédération de 1967. Il a été produit par la Canadian Opera Company avec l'appui financier, entre autres, de la Commission canadienne du Centenaire. La première a donc eu lieu dans le cadre de ces célébrations, le 23 septembre 1967, à l'O'Keefe Centre de Toronto. Le mois suivant, il a été présenté à la Place des Arts de Montréal, dans le cadre de l'Expo 67.

Lors de la création, l'opéra a provoqué un grand enthousiasme, qu'on aurait pu croire nationaliste vu le contexte de création et le sujet de l'opéra. Cependant, la pérennité de l'œuvre, et encore plus son succès à l'étranger, montrent que ses qualités intrinsèques vont bien au-delà du sentiment national. L'opéra a été joué huit fois durant la période de 1967-68 et a été diffusé à la télévision de Radio-Canada en 1969. En 1975, il a été présenté en première américaine au Kennedy Center de Washington, comme contribution canadienne aux célébrations du bicentenaire des États-Unis.

Quand le directeur de la Canadian Opera Company a contacté Mavor Moore pour lui demander s'il avait des idées de sujet pour l'opéra commandé par Chalmers, l'hésitation n'a pas été longue. Moore raconte en entrevue (CBC, octobre 1985) qu'il avait depuis déjà des années l'idée d'une oeuvre sur Louis Riel. Et quand il lui a demandé s'il avait un compositeur en tête, l'hésitation n'a pas été longue non plus : Moore avait vu et entendu l'opéra The Fool (1953, créé en 1956) de Harry Somers et avait été frappé par l'incroyable qualité dramatique de son écriture. L'opéra est ainsi né d'une proche collaboration qui a duré trois ans, entre Moore, Somers, le directeur de la Canadian Opera Company et le chef d'orchestre Victor Feldbrill.

Deuxième opéra de Somers (qui en a écrit six), Louis Riel est trilingue (anglais, français et cri), élément significatif car, pour Somers, le son des mots et des phonèmes a une grande incidence sur le travail de composition. (On notera d'ailleurs la grande place de la voix dans les œuvres qu'il compose du milieu des années 1960 au milieu des années 1980 et son exploration des techniques vocales durant cette période.) Comme le titre l'indique, il est question dans cet opéra du révolutionnaire métis qui a dirigé les rébellions de 1869-70 et 1885 et qui, suite à son échec, fut pendu. La musique est un mariage de différents langages : écriture orchestrale atonale, chants populaires de la période de Riel, chants folkloriques amérindiens et sons électroniques sur bande magnétique (Somers avait lui-même chanté sur la bande utilisée dans la scène d'ouverture). Cependant, ces mélanges de langues et de styles musicaux sont parfaitement intégrés et jamais on n'a l'impression d'un collage. L'énergie dramatique et le souffle mélodique de Somers donnent à l'ensemble cohérence et unité.

Un opéra à sujet historique représente toujours un défi pour le librettiste et pour le compositeur. Comme le dit Mavor Moore dans l'entrevue citée plus haut, l'histoire n'est pas musicale, on ne peut pas chanter des faits. Il faut pourtant que les auditeurs qui ne sont pas familiers avec les faits historiques dont il est question arrivent à suivre l'action. Le secret de Louis Riel? Avoir misé davantage sur l'aspect mythique du personnage et, surtout, sur l'émotion. L'auditeur se retrouve donc non pas devant un pan d'histoire canadienne, non pas devant les problèmes des Métis de l'époque, mais bien devant un drame humain, et ça, il peut le comprendre.

Dans son article pour l'Encyclopédie de la musique au Canada (voir ci-dessous), Brian Cherney rapporte les paroles prononcées par John Beckwith sur Somers alors qu'on remettait à ce dernier son doctorat honorifique à l'Université de Toronto : « La musique [de Somers] est le fruit... d'une maîtrise des procédés techniques de son époque, d'une vaste curiosité intellectuelle, d'une conscience de ses rapports avec la tradition. À un niveau plus fondamental, elle est le fruit de la douleur et de la solitude et (comme toute bonne musique) celui de l'amour – en d'autres termes, d'une sensibilité extraordinaire à l'égard de la condition humaine... Toute sa musique est imprégnée d'une remarquable qualité première qui... identifie le style de Somers comme une empreinte digitale... Cette musique s'adresse à nous – et parle pour nous au reste du monde – avec une éloquence et une force que peu d'extraits de notre répertoire musical peuvent égaler. »

Sélection de sources à consulter :

  • Cherney, Brian, « Somers, Harry (Stuart) », dans The New Grove Dictionary of Music and Musicians, éd. S. Sadie et J. Tyrrell, London, Macmillan, 2001.
  • Cherney, Brian, « Somers, Harry », dans Encyclopédie de la musique au Canada, éd. H. Kallmann et G. Potvin, Fides, 1993.

Somers en concerts

Louis Riel

27 et 28 janvier 2005, 19h30
Théâtre Maisonneuve, Place des arts, Montréal
Opéra McGill, Orchestre symphonique de McGill, Alexis Hauser, chef
François Racine, metteur en scène
514-842-2112

North Country
Également au programme : Grieg, Concerto pour piano, op.16; Dvorák, Symphonie nº 9, op.95
3 et 4 février 2005, 20h
Southam Hall, Centre national des Arts, Ottawa
Orchestre du Centre national des Arts, Roberto Minczuk, chef
613-775-1111

Somers sur disques

En 1980, Radio-Canada International avait consacré à la musique de Harry Somers un volume (constitué de dix microsillons) de son Anthologie de la musique canadienne. On y retrouvait un panorama de sa production vocale, symphonique et de chambre. Depuis, on a bien sûr pu entendre la musique de Somers sur quelques enregistrements, mais aucun projet de grande envergure ne lui avait été réservé, jusqu'à ce que, en 1999, après la mort de Harry Somers, certains de ses collègues et amis aient entrepris d'immortaliser sa musique par une série d'enregistrements. Il en a résulté « A Window on Somers », une série de CD réalisée par Pierrot Concerts pour Centredisques, lancée en février 2001. Sont parus jusqu'à maintenant :

Singing Somers Theatre, CMCCD 6901
Œuvres : Kuyas (1967), Birminal Trilogy (1988-1994), Twelve Miniatures (1963).

Divers interprètes.

Songs from the Heart of Somers, CMCCD 7001
Œuvres : Conversation Piece (1955), Shaman's Song (1983), Love-in-idleness (1976), Evocations (1966), Three Simple Songs (1953), Three Songs (1946), Eternity (1998).
Valdine Anderson (soprano), Jean Stilwell (mezzo-soprano), Ben Heppner (ténor), John Hess (piano).

The Glorious Sound of Somers, CMCCD 7101
Œuvres : Gloria (1964), Song of Praise (1984), God the Master of this Scene (1962), A Children's Hymn to the United Nations (1995), Spotted Snakes (1993), Two Songs of the Coming of the Spring (1957), Trois chansons de la Nouvelle-France (1976), Where do we Stand, Oh Lord? (1955), Crucifixion (1966), Northern Lights (1994), The Wonder Song (1964), Bless'd is the Garden of the Lord (1991).

The Elmer Iseler Singers, instrumentistes divers.
Somers Strings, CMCCD 7401
Œuvres : Rhapsody pour violon et piano (1948), Sonate nº 1 pour violon et piano (1953), Sonate nº 2 pour violon et piano (1955), Music for Solo Violin (1973).
Andrew Dawes (violon), Kenneth Broadway (piano).

Somers String Quartets, CMCCD 7501
Quatuor à cordes nº 2 (1950), Quatuor à cordes nº 3 (1959), Movement for String Quartet (1982).

The Accordes String Quartet
Serinette (opéra en deux actes, 1989), CMCCD 76/7701

Canadian Chamber Ensemble, Victor Feldbrill, chef; Sopranos : Mehgan Atchison, Sally Dibblee, Lambroula Maria Pappas; Mezzo-sopranos : Allyson McHardy, Marcia Swanston; Ténors : Michael Colvin, David Pomeroy; Barytons : John Avey, Doug MacNaughton; Basse : Alain Coulombe.

Nos remerciements au Centre de musique canadienne pour le matériel fourni pour la rédaction de cet article (www.musiccentre.ca).


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