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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 3

Enseigner la musique... à l'improviste

Par Marc Chénard / 2 novembre 2004

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Lori Freedman Photo : Laiwan

M
usicien-phare dans la mouvance des musiques improvisées de notre temps et jadis membre fondateur du groupe de rock progressif Henry Cow, le guitariste Fred Frith est également un diplômé du Royal Conservatory de Londres.
Il se souvient d'un incident singulier, survenu durant ses études, à la fin des années 60 : les étudiants étaient appelés à interpréter un morceau comportant des parties ouvertes à l'improvisation et, confronté à cette situation, l'un des jeunes musiciens de l'orchestre rangea son instrument et quitta la salle en s'exclamant : « Je n'ai pas suivi une formation en musique pour qu'on me dise de faire ce que je veux ! »

Aussi insolite soit-elle, cette anecdote en dit beaucoup sur l'attitude des institutions d'éducation envers cet enfant mal aimé de la musique, l'improvisation. Pourtant, celle-ci fait partie de toutes les traditions musicales du monde, y compris la tradition occidentale, où elle se manifeste dans le jazz, bien sûr, mais également dans ses multiples folklores.

Depuis plus de 20 ans, le jazz a acquis son droit de cité dans les institutions d'éducation supérieure, comme l'attestent leurs programmes de premier et de deuxième cycle. Néanmoins, les universités et conservatoires maintiennent un clivage entre les musiques dites « classiques » et celles de souche populaire. L'improvisation fait partie du cursus de jazz mais elle est largement ignorée, voire même déconseillée, dans les programmes d'interprétation classique.

La question épineuse

Cela dit, une question se pose : peut-on vraiment enseigner l'improvisation ? Pendant longtemps, la réponse semblait être non (du moins en dehors du jazz), mais les temps commencent à changer. Ici à Montréal, par exemple, l'improvisation n'est plus réservée aux étudiants en jazz, mais elle pique de plus en plus l'intérêt de ceux et celles suivant une formation classique. Mais comment s'y prendre pour inculquer quelque chose qui, à son état le plus pur, ne relève pas de normes, techniques ou desseins préétablis, mais bien de gestes posés sur le vif par ses exécutants ?

Pour René Lussier, guitariste de profession et l'un des chefs de file des musiques dites actuelles au Québec, l'improvisation s'enseigne, quoiqu'elle échappe au cadre habituel de

Jean-Marc Bouchard

l'enseignement traditionnel. Depuis quatre ans, il dirige une classe d'improvisation au Conservatoire de Montréal. Suite à son premier essai en 2001, une pétition a circulé parmi les étudiants pour inclure un tel atelier au programme d'études. Lussier cherche à ce que son « cours » place constamment les étudiants en situation de jeu. Mais par-delà la salle de cours, l'improvisation est aussi un mode de vie. « Comme peu de diplômés arrivent à percer ou encore à se trouver un poste assuré dans un orchestre, ils doivent apprendre à composer avec les circonstances et c'est là que l'improvisation est riche en enseignement. »

Clarinettiste de formation classique, Lori Freedman anime un atelier semblable à l'Université McGill. Après avoir passé deux semestres à diriger des étudiants en jazz et en classique, elle préfère maintenant n'avoir que les seconds, puisque les premiers arrivaient avec un bagage d'acquis et certains mauvais préjugés à l'égard de la libre improvisation. Quant à savoir si l'improvisation s'enseigne, elle affirme que non, du moins pas selon les critères établis pour apprendre une technique instrumentale ou pour interpréter la musique classique occidentale. « La question est plutôt de savoir si on peut enseigner une expression musicale créative et spontanée. Je pense que non. J'essaie plutôt de les encourager à jouer ce qui leur est inconnu et à utiliser chaque moment comme si c'était le dernier, donc de les sensibiliser à cette notion et à tout son potentiel dramatique. »

À l'Université de Montréal, le saxophoniste Jean-Marc Bouchard, un des piliers du Quatuor de saxophones Quasar, anime son propre atelier. Inscrit pour la première fois au calendrier de cours crédités, cet atelier est offert aux étudiants du jazz et du classique. À son retour de vacances en août dernier, il a découvert à sa grande surprise qu'il n'avait pas moins de 30 inscrits, d'où la nécessité de créer deux groupes. Pour sa part, enseigner l'improvisation dépend de ce que l'on entend par « enseigner ». « On ne peut enseigner l'improvisation au même titre qu'une matière dont on peut vérifier les connaissances d'une façon objective. On ne peut enseigner l'improvisation à partir d'une vision unique et rigide sans danger de créer une homogénéité de style et de façon de faire. Mon rôle est de créer un contexte et un cadre favorable à l'éclosion du potentiel créatif des étudiants. »

Trois points de vue distincts, donc, mais qui se complètent. Pour chacun d'eux, l'enjeu principal est de stimuler le jeune artiste à découvrir ses propres ressources, de lui faire découvrir que la musique n'est pas seulement devant lui, mais aussi en lui. Bien que certains étudiants éprouvent d'abord une réticence à improviser, pour ne pas dire une certaine « terreur », pour reprendre le mot de Lussier, ils parviennent à vaincre leurs peurs assez rapidement et à relever le défi. Le plus encourageant, cependant, c'est de voir qu'une réelle demande se fait sentir parmi les étudiants, qui ne se contentent plus seulement de jouer des sons écrits, mais désirent aussi produire les leurs. * 


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(c) La Scena Musicale 2002