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LSM Online Reviews / Critiques


Critiques de La Scena Musicale Online. [Index]


Le dernier Parsifal de Boulez Bayreuth

Par Stéphane Villemin / le 15 juin 2004


Le Parsifal que Pierre Boulez va diriger lors des festivals de Bayreuth en 2004 et 2005, a valeur d’événement historique. Le musicologue Jean-Jacques Nattiez qui a préparé pour cette occasion le programme Boulez à Bayreuth, établit un état des lieux de l’interprétation wagnérienne et livre ses impressions sur les dernières orientations de Boulez.

Stéphane Villemin: Quelle sera selon vous la portée du Parsifal de Boulez en 2004-5?

Jean-Jacques Nattiez:
Boulez sait que, à 80 ans en 2005, il va boucler une boucle, puisque c’est par là qu’il avait entamé sa relation privilégiée avec Wagner en 1966-70. En mars 2001, il a dirigé à New York le prélude de Tristanavec l’orchestre philharmonique de Vienne. C’était simplement éblouissant. L’intensité, la tension et l’émotion qu’il injecte dans ses interprétations s’avèrent plus fortes que jamais. A la fin du concert Maurizio Pollini a déclaré : “Je n’ai jamais entendu le prélude joué comme cela”. Pour Parsifal, reste la question du metteur en scène. Chéreau ayant décliné, l’Autrichien Martin Kusej initialement annoncé l’année dernière par Wolfgang Wagner a été finalement remplacé par l’Allemand Christoph Schlingensief.

S.V.: La mise en scène des opéras de Wagner évolue cahin-caha, de nos jours, avec d’un côté l’approche  essoufflée  d’un Wolfgang Wagner ou de l’autre, le recours aux subterfuges technologiques chez un Harry Kupfer. Les metteurs en scène talentueux craignent-ils de se mesurer à Chéreau ou au mythe d’une tradition jugée insupportable?

J.J.N.: Il est vrai que, lorsque je vois aujourd’hui une mise en scène wagnérienne, je ne peux m’empêcher de regretter ce que Chéreau avait fait dans le Ring et d’imaginer ce qu’il aurait pu faire dans d’autres  œuvres. Beaucoup de metteurs en scène le savent et Bob Wilson s’est confronté à l’expérience d’une Tétralogie à Zurich, plutôt mal accueillie d’ailleurs. D’autres exemples tendent à démontrer que la réputation du metteur en  scène n’est pas une garantie de succès lorsque l’on aborde Wagner. A mon avis, les metteurs en scène actuels pèchent par narcissisme en projetant leur univers personnel sur un monde qui a sa construction propre. Du fait de leurs débordements égocentriques, j’ai souvent l’impression de voir un autre opéra que Parsifal. Respecter le texte n’exclut pourtant pas l’originalité de la pensée. Tout réside dans l’art de l’équilibre entre respect du texte et inventivité, ce qui ne va pas sans poser bien des problèmes lorsque l’on s’attaque aux opéras de Wagner.

Par exemple, il ne fait aucun doute que la Tétralogie est une oeuvre antisémite et que Parsifal fait l’apologie de la race pure. Qui se risquerait pourtant à mettre en scèneces dimensions? En général, cette question est éludée. En revanche, Chéreau n’a pas hésité à montrer que Mime est un Juif victime de Siegfried, permettant ainsi à la dimension antisémite de l’œuvre d’être présente, mais en la retournant contre Wagner lui-même. Ceci n’est qu’un aspect du problème de la mise en scène wagnérienne aujourd’hui: les opéras de Wagner regorgent d’une trop grande quantité de signes, et il faut que le metteur en scène fasse des  choix. Je me souviens de ce que me disait Chéreau: C’est cela et ce n’est pas autre chose que j’ai mis en scène, car tout mettre en scène est impossible. Il s’agit donc de construire un édifice théâtral dans lequel certaines dimensions doivent être évoquées sans nécessairement être montrées. C’est là que résidait le génie de la version Chéreau-Boulez. Avec d’autres moyens, peut-être plus allégoriques, Wieland Wagner s’était  également approché de cet équilibre entre le respect du texte et l’inventivité. A partir de la  didascalie du livret Sie sinkt wie verklärt (Elle s’affaisse comme transfigurée), Wieland avait choisi – et il a été le premier à oser ce coup d’état - de la faire mourir debout. D’inoubliables éclairages (j’avais 16 ans lorsque j’ai assisté à la première en 1962) évoquaient vraiment la transfiguration.

On peut d’ailleurs légitimement se demander, comme l’a suggéré Carolyn Abbate, une brillante spécialiste de Wagner à Princeton, si Isolde meurt vraiment. Tout ce qu’elle fait à la fin de la scène précédente, c’est de s’affaisser sur le cadavre de Tristan et, avant le fameux air final, elle est ranimée par Isolde. Du reste, le titre Liebestod (mort d’amour) traditionnellement attribué à l’air final de l’opéra, n’est pas de Wagner. Lorsqu’il a envisagé de diriger Prélude et mort d’Isolde à Leipzig en 1862, Wagner a qualifié la conclusion de «Transfiguration» et c’est le prélude qu’il a dénommé «Mort d’amour», ce qui change complètement les choses, car il pourrait s’agir alors de la mort de Tristan! Si je vous raconte cela, c’est pour souligner que la fidélité au compositeur ne se situe pas toujours où on le croit et que certaines trahisons témoignent de plus de fidélité qu’on ne le pense! 

Les chefs-d’oeuvre sont toujours ratés

S.V.: Bayreuth se refuse toujours à monter les opéras de jeunesse. Est-ce une raison suffisante pour que les autres maisons d’opéra s’alignent sur ce préjugé?

J.J.N.: Avec Wolfgang Wagner, la tradition de ne jouer que les opéras désignés par le compositeur est maintenue, hormis l’entorse du Vaisseau Fantôme qui se justifie par son degré de maturité musicale et qui a été instaurée à Bayreuth en 1901. Il est pourtant intéressant de comprendre comment Richard Wagner est devenu Wagner. Tannhaüser est encore un «grand opéra» au sens de Meyerbeer, tout comme Rienzi. Et on remonte bien Les Huguenots de nos jours. Comme le dit Boulez, “Les oeuvres de jeunesse sont le ferment de ce qui viendra par la suite”. Le Repas des Apôtres, cette «scène biblique» composée en 1843, c’est Parsifal avec trente ans d’avance. Pourquoi ne pas la jouer à Bayreuth, dans des concerts, avec Siegfried Idyll ou la Faust-Ouvertürede 1839-40, par exemple? On note d’ailleurs que Boulez a réalisé  de ces œuvres, le Repas et Faust, un de leurs rares enregistrements.Quant à Die Feen, Das Liebesverbot et Rienzi (que Wieland Wagner n’a pas dédaigné de mettre en scène, mais en dehors de Bayreuth), ce sont des œuvres qui se tiennent. En 1933, le Staatsoper de Berlin avait donné une intégrale des opéras de Wagner, y compris les trois opéras de jeunesse achevés. Il est dommage, de ce seul point de vue, que Daniel Barenboim n’ait pas inscrit ces trois oeuvres  dans l’intégrale des opéras de Wagner qu’il a dirigée dans ce même Staatsoper en mars-avril 2002. J’y étais, et il était  assez étonnant de prendre conscience, en si peu de jours, du cheminement hors du commun de Wagner. Si on avait eu accès aussi à ces trois opéras de jeunesse, le panorama aurait été complet.

S.V.: Que recherche le wagnérophile qui est en vous, la tradition d’aujourd’hui qui se veut originale ou le retour aux sources originelles?

J.J.N.: Tout d’abord, sans vouloir y chercher quoi que ce soit, écouter un opéra de Wagner fait toujours naître en moi la même émotion affective et esthétique. La finesse de l’écriture, les prodiges harmoniques, la poésie de la nature, comme dans la «Nuit de la St Jean» des Maîtres Chanteurs, me transportent toujours au fil des années. Pour ce qui est de la compréhension de son œuvre,  Thomas Mann disait: Wagner und kein Ende  (pas de fin avec Wagner). A chaque audition, je sais que je vais découvrir  de nouvelles dimensions. Par exemple, au Staatsoper, j’ai été frappé par le parallèle entre Siegfried et Mime d’un côté, et Sachs et Beckmesser de l’autre. La caractérisation musicale des personnages révèle une grande parenté. Face à la tradition figée, je défends l’idée d’un approfondissement continuel de ces oeuvres qui s’avèrent d’une richesse mais aussi d’une complexité inestimables.

S.V.: Êtes-vous un nostalgique qui regrette les chanteurs de jadis?

J.J.N.: Je suis nostalgique et le problème vient du disque. Je n’ai jamais entendu de premier acte de la Walkyrie aussi parfait que dans l’enregistrement de l’orchestre philharmonique de Vienne avec Lotte Lehmann, Lauritz Melchior et Emanuel List sous la direction de Bruno Walter. Pourtant la perfection n’existe pas et “les chefs-d’oeuvre sont toujours ratés” comme l’affirme Thomas Bernhard. Il en va de la Recherche du temps perdu comme des opéras de Wagner. Je garde de fabuleux souvenirs de la version de Böhm en 1962 avec Nielsen et Windgassen, même si le heldentenor n’était plus à son niveau de 1953. L’homogénéité de la distribution dirigée par Barenboïm au Staatsoper était saisissante, mais Waltraud Meier n’est pas Flagstad, même si elle chante remarquablement bien. Parmi les chanteurs de la jeune génération, de grandes et belles voix sont heureusement apparues. Je pense bien sûr à Ben Heppner. Mais pour combien de temps?

S.V.: Antoine Goléa aimait répéter avec ironie: “Wagner n’a jamais écrit pour des voix wagnériennes”. Pensez-vous qu’une Norma puisse chanter Brünnhilde?

J.J.N.: A ce sujet, on oublie trop souvent que Wagner admirait la Norma de Bellini où la mort sur le bûcher présente beaucoup d’analogies avec celle de Brünnhilde.  A mon sens, ce sont les chanteurs d’aujourd’hui qui s’imposent cette spécialisation. Doit-on rappeler que Callas a chanté la Walkyrie ainsi que la mort d’Isolde, et Domingo les rôles-titres de  Parsifal, Tannhäuser et Lohengrin? Un chanteur capable de soutenir la longueur des Huguenots devrait pouvoir s’adapter aux exigences de  l’opéra wagnérien. On peut imaginer que les sopranos qui abordent aujourd’hui les rôles-titres de la Vestale de Spontini ou de  la Médée de Cherubini pourraient se confronter à Wagner.

S.V.: Wagner a écrit: “Les chanteurs ne doivent pas céder à la tentation de ralentir dans les passages d’émotion”. Cela donne à réfléchir lorsque l’on connaît la dérive des tempos au fil des ans.

J.J.N.: Il n’y a pas d’indication métronomiques dans les partitions, mais nous connaissons assez clairement les intentions de Wagner grâce aux remarques qu’il adressait à Levi et qui ont été consignées. La difficulté des tempos wagnériens, c’est qu’il faut décider de la vitesse  de chaque passage en fonction de ce qui précède et de ce qui suit, parfois par rapport à une très large durée.   Walter, Kleiber et Furtwängler sont de très grands chefs wagnériens parce qu’ils savent faire cela, mais il semble qu’une «tradition» de lenteur ait été établie, après la mort de Wagner, par une lignée de chefs allant de Felix Mottl jusqu’à Knappertsbusch. C’est un des mérites de Boulez que d’avoir dépoussiéré Parsifal, et si l’on attend beaucoup de la production de 2004-2005, c’est parce qu’il est désormais capable d’intégrer toute la dimension affective et émotive de l’œuvre qu’il avait laissée de côté dans les années soixante.  

La rédemption ne veut plus rien dire pour le  public d’aujourd’hui.

S.V.: Boulez,  dans la Tétralogie,  fut conspué en 1976, puis acclamé en 1980. Dans le même genre, les Allemands ont admis que Cortot était l’interprète idéal de Schumann. Inversement, Gieseking aura été l’un des meilleurs interprètes de la musique française. Y-a-t-il un enseignement à tirer de ces relations franco-allemandes dans la musique classique?

J.J.N.: Cela peut se comparer à l’approche de l’ethnomusicologue face à une musique traditionnelle. “Pour bien comprendre une société, il faut adopter un regard éloigné”, disait à peu près Lévi-Strauss. Les deux Persans de Montesquieu appréhendent mieux les spécificités françaises que ne le font les gens du cru. Pour revenir à Bayreuth, Boulez a tout d’abord scandalisé les musiciens en leur demandant de jouer ce qui était dans la partition plutôt que de réinventer la musique sous le prétexte d’une fausse tradition. La dernière recommandation que Wagner donna aux musiciens et aux chanteurs lors de la première de la Tétralogie à Bayreuth en 1876, ce fut: “Netteté! Les grosses notes ressortent d’elles-mêmes; l’important, ce sont les petites notes et le texte”. Boulez pourrait avoir signé cela, et sur cet aspect fondamental, il me semble plus fidèle à Wagner que bien des chefs d’orchestre de la tradition allemande.

S.V.: Vous insistez dans vos analyses sur la présence de la dualité dans l’opéra wagnérien, notamment  en parlant d’androgynie ou en montrant que sa pensée et son œuvre s’organisent autour d’oppositions binaires. Pourtant le symbolisme présent dans la musique, le livret et la mise en scène semblent souvent transgresser cette dimension binaire.

J.J.N.: La pensée romantique est fondamentalement dualiste. Le thème du double est une dimension fondamentale des opéras de Wagner, déjà remarquée par Baudelaire. Ces oppositions duelles me semblent très caractéristiques des  Romantische Opern. Écoutez l’ouverture de Tannhäuser!

S.V.: Avec l’omniprésence de la mort, qui nous libère des errances et des vices de la vie terrestre, pensez-vous que l’opéra wagnérien soit foncièrement pessimiste?

J.J.N.: Une chose est sûre, c’est que Wagner s’inscrit en opposition à la frivolité et la légèreté de l’opéra français de son époque. L’idée de rédemption est constante et fondamentale chez Wagner. Or, comment la mettre en scène? Wieland, je l’ai dit, a réussi dans Tristan, mais Chéreau avait gommé cette dimension dans le final du  Crépuscule des Dieux et Harry Kupfer, au Staatsoper, n’a pas su mettre en scène les morts de Tannhäuser et d’Elisabeth de façon convaincante. Je crois que le problème, en fait, c’est que la rédemption ne veut plus rien dire pour le  public d’aujourd’hui.


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