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Jenufa ou les vertiges du drame familial

Par Stéphane Villemin / le 2 février 2003


John Mac Master as Laca, Helen Field as Jenufa and Eva Urbanová as The Kostelnicka in the COC’s production of Leos Janácek’s Jenufa, 2003.
Photo : Michael Coooper, Canadian Opera Company

25 janvier 2003, Hummingbird Center, Toronto

Jenufa de Leos Janacek

Jenufa : Helen Field
Kostelnicka : Eva Urbanova
Steva: Miroslav Dvorsky
Laca : John Mac Master
Grand-mère: Sonya Gosse
Orchestre de la Compagnie de l’Opéra du Canada, dirigé par Richard Bradshaw
Mise en scène : Nicholas Muni


Comment ne pas penser à cette patiente qui, face à son psychiatre, commet ce lapsus révélateur : « Je viens vous voir parce que j’ai un problème avec ma fille…je veux dire avec ma mère. » Que ce soit avec une belle-fille comme dans la pièce de Gabriella Preissava, éponyme de l’opéra de Janacek, ne simplifie pas le tableau psychologique. Cela contribue en réalité à troubler un peu plus le jeu des filiations de cette famille recomposée, qui aimante chaque personnage autant qu’elle les éloigne. Le Kobbé — Baedeker des livrets d’opéra- a même jugé bon d’adjoindre un arbre généalogique afin de rationaliser les liens entre les demi-frères, les enfants du premier et second mariage, la grand-mère et la fameuse Kostelnicka, cette belle-mère autour de laquelle tout gravite. Même si cette précision de notaire rassure l’esprit cartésien, elle n’est d’aucun recours face à l’onde de choc qui se propage jusqu’à son funeste dénouement.

La Kostelnicka est omniprésente dans la mise en scène de Nicholas Muni. D’abord muette et assise sur une chaise dos à la scène, elle semble prier face à un portrait de vierge préraphaëlite, à l’image de Jenufa. Le cadre se détachera du mur pour le deuxième acte ; Kostelnicka avec le bébé dans les bras face à son choix cornélien envisage alors l’irrémédiable. Il aura alors entièrement disparu au troisième acte, dévoilant une perspective sur l’infini, un puit sans fond. Après la révélation tragique de l’infanticide, la scène finale à la Millet paraît aussi absurdement triviale que le cœur de cet échafaudage était outrancier. Le bourreau et sa victime ont échangé leurs masques sur fond de pitié, de péché et de repentance

Muni décline également le paradigme du malheur à travers autant de symboles que peuvent être un mur vertigineux et une gigantesque meule enfoncée dans la terre comme une stèle funéraire, éclairée par une lumière de scialytique qui se décompose en particules élémentaires. Les scènes campagnardes ne sont qu’un écot à l’art sincère cher à Janacek, mais elles ne parviennent pas vraiment à réchauffer l’atmosphère oppressante.

Eva Urbanova fait plus que prêter ses traits au personnage de Kostelnicka. Autant par son jeu de scène que par les timbres de son soprano drammatico, elle exsude l’essence de cette Némesis qui retire aux mortels qu’elle dirige l’attribut sacré qui aurait pu les affranchir de leur sort. L’intensité et la régularité de sa prestation vocale n’ont d’égal que ses superbes pianissimos, animés d’une même verve dramatique. Quant à l’intelligence de sa diction, elle rappelle l’impérieuse nécessité de maîtriser la musique de la langue tchèque, que Janacek érigea au titre de principe musical.

Helen Field dans le rôle-titre ne maîtrise peut-être pas l’idiome tchèque avec le même naturel, mais réussit sans conteste la composition de son personnage fait d’ingénuité, de fraîcheur et de soumission. La projection de sa voix lui permet d’assurer plusieurs si aigus et de passer au-dessus de l’orchestre sans effort.

Les interventions des autres chanteurs ne se résument pas à des rôles supplétifs. Le ténor slovaque Miroslav Dvorsky (ne pas confondre avec Peter Dvorsky qui figure dans la version de Mackerras chez Decca) campe un Steva haut en couleur, rehaussé d’un timbre vocal d’une grande finesse, face à Laca, le demi-frère chanté par le ténor canadien John Mac Master, plus monolithique, tel que l’ordonne la pièce. Le grand mérite de cette distribution réside dans son homogénéité, sans l’existence du moindre maillon faible.

L’orchestre sous la direction de Richard Bradshaw consacre la réussite de la soirée. En rendant comme par instinct la métrique souple de cette musique et en soulignant les notes obsédantes sans pour autant les alourdir, c’est à un véritable travail de détail au service du chant et de la dramaturgie que s’est livré la phalange de la COC.

Après Sarka et Le Début d’un roman, Jenufa s’avère bien le point de départ d’une grande lignée opératique composée par Janacek. A sa création à Brno en 1904, Freud avait quarante-huit ans…


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