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Réflexions sur les problèmes de syntaxe en musique contemporaine : De l'intelligibilité du processus de composition à la clarté de la perception

Par Jacques Desjardins / le 31 mai 2002


Le manque d'engouement, voire l'aversion, du public pour la musique contemporaine a forcé depuis quelques années autant les musicologues que les psychologues à s'interroger sur le potentiel cognitif de cette musique. Leurs recherches tentent à peu près toutes de répondre à la même question : certains systèmes d'écriture de musique contemporaine sont-ils trop complexes pour être perçus par l'auditeur ? Par extension, les oeuvres conçues dans ces nouveaux modes d'expression souffrent-elles de l'opacité de leurs codes structurants pour que les mélomanes, mêmes avertis, puissent les apprécier comme objets d'art ? Nous proposons de faire un survol (bien fragmentaire, il est vrai, vu le peu d'espace disponible pour cette recension) de la recherche dans ce domaine, et de formuler quelques réflexions sur l'état actuel de la question.

L'une des cibles favorites des chercheurs demeure au premier chef le système d'écriture sérielle de la Seconde École Viennoise1. Formulé par Schönberg dans les années vingt, le système élimine pratiquement toute hiérarchie entre les hauteurs et les intervalles en prescrivant qu'aucune hauteur ne puisse être répétée à un autre registre tant que toute la série des douze sons de la gamme chromatique n'a pas été entendue. Par série, on entend ici une organisation spécifique des douze sons de la gamme chromatique en une suite d'intervalles aux propriétés déterminées par le compositeur. Plus tard, à la fin des années quarante, Messiaen, Boulez et Stockhausen ont élargi ces principes pour y inclure les valeurs, les articulations et les nuances, ce qui a été convenu d'appeler le sérialisme intégral.

Des recherches récentes (Krumhansl, Sandell, & Sergeant, 1987; Krumhansl, 1990) ont permis de confirmer dans une certaine mesure l'opacité cognitive de ces systèmes. Si les sujets de ces études sont relativement capables de déterminer l'appartenance ou non d'une hauteur à l'intérieur d'une série dodécaphonique, leurs jugements deviennent sérieusement compromis dès qu'interviennent d'autres facteurs (rythmes irréguliers, changements radicaux de registres, nuances imprévisibles, etc.), tels qu'on les retrouve dans une « vraie » composition musicale. En outre, les résultats varient de façon non-négligeable d'un sujet à l'autre, ce qui fait dire à Carol Krumhansl (1990, p. 270) qu'il existe probablement un conflit entre le traitement égal des douze sons de la gamme chromatique, tel que prescrit par le système, et la tendance psychologique à soumettre l'ensemble des hauteurs à un petit nombre de hauteurs de référence stables et immuables2.

Une autre étude (Krumhansl, 1991) a vérifié la capacité de sujets ayant des degrés variables de familiarité avec le sérialisme intégral (un groupe d'étudiants en musique et un groupe de compositeurs professionnels de musique contemporaine) à comparer les deux premières minutes du Mode de valeurs et d'intensités d'Olivier Messiaen avec des fragments originaux ou transformés de l'oeuvre. La plupart des sujets parvenaient avec succès à faire la distinction entre les « bons » et les « mauvais » fragments. Krumhansl note toutefois que les sujets avaient beaucoup plus de facilité à retenir la surface musicale que les détails de la grammaire compositionnelle. Les bonnes réponses dépendaient toutes de facteurs généraux (contour, distribution des registres, densité rythmique, etc.) plutôt que l'identification précise des processus d'écriture empruntés par le compositeur.

Fred Lerdahl (1988) nous donne son point de vue de spécialiste en musicologie théorique (« music theorist »). Il cite Le marteau sans maître de Pierre Boulez comme exemple de musique perceptuellement opaque (« perceptually opaque »). Son exposé lui permet d'établir une liste de dix-sept contraintes cognitives sur les systèmes de composition. Il base sa démonstration sur les règles de groupement (« grouping structure »), de structure métrique (« metric structure ») et de segmentation temporelle (« time-span segmentation ») élaborées dans sa théorie générative de la musique tonale (Lerdahl & Jackendoff, 1983). À travers le prisme de cette théorie, il prétend que Le marteau sans maître ne répond à aucune des règles de hiérarchie musicale qui nous permette d'intérioriser l'oeuvre soit dans son ensemble (écoute globale ou rétrospective) ou tout au long de son déroulement (écoute synchronique). En dépit de l'architecture rigoureusement contrôlée de cette musique, l'expérience de l'auditeur se résume à une suite d'événements sonores déployés dans le temps, sans qu'aucun n'ait apparemment plus d'importance structurelle que les autres. Il arrive à la conclusion qu'il y a effectivement une coupure entre la grammaire compositionnelle et la grammaire d'écoute, ce qui empêche l'auditeur, dans ce cas particulier, de décoder l'information musicale.

En tenant compte de certains ajustements de sa théorie pour pouvoir l'appliquer à la musique atonale, Lerdahl (1989 et 1999), avec ses conditions de saillance (salience), de stratification (streaming), de bande critique (critical band), d'ancrage mélodique (melodic anchoring) et de tons virtuels (virtual pitches), arrive à récupérer une bonne partie du répertoire contemporain qui ne procède pas a priori par une hiérarchie des hauteurs. À partir d'exemples tirés des périodes pré-sérielles de Schönberg et Webern, Nicola Dibben (1999) s'est employé à vérifier expérimentalement cette théorie révisée et est arrivé à la conclusion qu'il y avait effectivement des critères de saillance (événement qui se démarque soit par l'intensité, le registre ou tout autre facteur qui « attire l'attention »), de dissonance (bande critique) et de mouvement horizontal (ancrage mélodique et stratification) qui contribuaient à projeter la réduction prolongationnelle (prolongational reduction) d'une oeuvre atonale3. La hiérarchie nouvelle ainsi obtenue entre les événements musicaux, en fonction de critères variables (tantôt les hauteurs, tantôt l'intensité, tantôt le degré de consonance ou dissonance, etc.), permet d'inférer que ces oeuvres procèdent par une grammaire compositionnelle aux règles beaucoup plus souples qu'en musique tonale.

Une nouvelle question se pose alors : dans quelle mesure une grammaire aussi libre, dont les règles changent souvent en cours de route, peut-elle être intériorisée et décodée par l'auditeur ? Du point de vue du langage, on sait qu'il est possible pour un être humain d'apprendre rapidement une grammaire artificielle à partir de pseudo-mots (Saffran, Newport, Aslin, Tunick et Barrucco, 1997 cité dans Tillmann, Bharucha et Bigand, 2000, p. 886). On sait aussi que l'être humain peut facilement « déduire » les hiérarchies des accords et, par extension, les hiérarchies des tonalités du système tonal à partir de l'importance relative des différentes hauteurs d'une gamme de départ, majeure ou mineure (Tillmann, Bharucha et Bigand, 2000). Dans une autre étude, Bigand, Perruchet et Boyer (1998) ont même démontré qu'on pouvait, dans une certaine mesure, apprendre une grammaire artificielle de timbres musicaux. Après une courte période d'acquisition de la grammaire artificielle, les sujets arrivaient à identifier correctement les nouvelles séquences de timbres qui partageaient les mêmes régularités que les séquences-contrôle, bien que les résultats de cette expérience aient été sensiblement inférieurs à ceux de l'expérience consistant en l'identification de séquences de pseudo-mots. Leurs conclusions rejoignent celles de Krumhansl (1991) et tendent à confirmer les intuitions de Lerdahl (1989, 1999) : les séquences de timbre laissaient suffisamment de traces en mémoire pour permettre d'en inférer la grammaticalité, mais les jugements des sujets étaient basés sur les régularités de surface et non sur la reconnaissance effective des hiérarchies grammaticales4. C'est aussi ce que Krumhansl avait observé dans son étude sur le sérialisme intégral et cela confirme, en un sens, l'importance des nouvelles conditions formulées par Lerdahl pour mettre à jour sa théorie générative de la musique.

Mais on est confronté à une importante différence d'opinion : d'un côté, les psychologues (Krumhansl, Bigand, Perruchet et Boyer) ne considèrent pas ces « régularités de surface » comme faisant partie de la grammaire alors que Lerdahl, au contraire, prétend qu'elles contribuent activement à déterminer des hiérarchies grammaticales. Qui a raison ?

Les psychologues seraient-ils trop prudents ? Cherchent-ils désespérément un équivalent sémantique en musique à ce que l'on trouve si aisément dans le langage ? Après tout, le système tonal, avec ses formules de cadences et ses progressions d'accords aux jeux si tranchés de tensions et résolutions, offre presque ce type d'équivalence. En revanche, la musique atonale emprunte des voies si multiples et changeantes que ses codes structurants semblent effectivement ne se percevoir que dans la mesure où ils s'ancrent à certains paramètres « de surface » (intensité, structure des hauteurs, timbre, dissonance, registre, etc.) qui échappent à la grammaire familière du système tonal. En ce sens, une bonne oeuvre de musique électroacoustique est-elle grammaticalement moins valable qu'une sonate de Mozart ?

Sans prétendre pouvoir répondre à la question, j'aimerais, en guise de modeste conclusion, partager quelques réflexions basées sur ma propre expérience de compositeur et d'amateur de musique contemporaine. Je me suis amusé dans mon travail récent à changer sciemment les « paramètres grammaticaux » à l'intérieur même de mes oeuvres : tantôt, c'est le jeu des hauteurs qui est le centre d'attention, tantôt c'est l'interaction entre les timbres, ou encore ce sont les variations brusques d'intensités qui occupent soudain l'avant-scène, comme si j'avais délibérément suivi les prescriptions de Lerdahl dans mes compositions. J'ai même osé écrire des musiques qui ne répètent jamais de matériel déjà entendu, ce qui, d'un point de vue cognitif, tient presque du sacrilège quand on connaît l'importance de la répétition pour l'intériorisation d'une pièce de musique tonale, par exemple. J'ai aussi écrit des musiques à partir d'échelles microtonales de trente-six notes par octave, alors que la plupart des cultures du monde basent leur musique sur des échelles de hauteurs dépassant rarement les 20 notes par octave.

J'ai récemment fait entendre un enregistrement d'une de mes propres oeuvres de musique microtonale à un groupe d'étudiantes et étudiants dont les deux tiers se spécialisaient en musique et l'autre tiers en neuropsychologie. Certains ont aimé, d'autre moins, mais personne n'a éprouvé de réaction allergique à l'écoute de cette musique et surtout, personne ne s'est senti « perdu » dans ce monde sonore si peu familier. Certains ont éprouvé un certain inconfort pendant les premières minutes d'écoute, mais ont admis, qu'une fois habitués à la nouvelle échelle de hauteurs, avoir pu suivre sans peine le déroulement de l'oeuvre. J'en déduis qu'il y a eu pour ce groupe d'auditeurs un processus d'acquisition implicite de cette nouvelle grammaire, semblable à celui observé par Bigand, Perruchet et Boyer (1998) dans leur expérience sur les timbres musicaux. Pourtant, ma grammaire était « variable » en ce sens qu'elle ne procédait pas seulement de l'échelle sonore, mais aussi, entre autres, des variations de tempo, du contrepoint entre les voix et des changements radicaux ou graduels de registres, ce qui aurait dû rendre, en principe, le décodage des hiérarchies encore plus difficile.

Que penser de tout cela ? Que le potentiel d'assimilation de l'oreille humaine est beaucoup plus complexe qu'on le croit. Il y a une limite, comme le démontrent les études sur le système sériel (Lerdahl, 1988; Krumhansl, Sandell, & Sergeant, 1987; Krumhansl, 1990), mais on n'a pas encore réussi à la déterminer. Il semble qu'une grammaire compositionnelle puisse se baser sur un grand nombre de paramètres, mais que l'oreille ne soit capable de s'y retrouver que dans la mesure où ceux-ci n'entrent pas trop en concurrence entre eux. D'autres études expérimentales plus poussées que celles de Dibben (1999) apporteraient sûrement des réponses plus approfondies à cette question, à condition qu'elles permettent de mesurer plusieurs paramètres à la fois, autant en parallèle (occurrences simultanées) qu'en série (occurrences consécutives). Mais ce ne sera pas une mince tâche !


Notes

1. Une explication du système sériel déborde du cadre de ces pages, mais on peut consulter Perle (1962) pour en avoir une illustration claire et détaillée.

2. The large intersubject differences found in the study with 12-tone serial materials suggest that the organization of pitch materials in this music may coincide less well with the kinds of perceptual strategies that listeners use with unfamiliar styles. In particular, a basic mismatch may exist between this style's treatment of all 12 chromatic scale pitches equally, and the psychological tendency to relate all pitches to a few stable and unchanging reference pitches.

3. Il est impossible ici, vu le manque d'espace, d'expliquer en détails la théorie de réduction prolongationnelle atonale (atonal prolongational reduction) de Fred Lerdahl, mais j'invite le lecteur à lire les deux articles de Lerdahl (1989 et 1999) à ce sujet. Mentionnons seulement que la prolongation atonale d'une pièce est déterminée par l'importance hiérarchique de certains événements musicaux (importance dévolue, par exemple, par leur intensité dynamique ou leur position déterminante dans la structure formelle de l'oeuvre) auxquels les autres événements seront subordonnés.

4. This experiment confirms that simple exposure to grammatical sequences of timbres left sufficient traces in memory to enable participants to evaluate the grammaticality of new sequences. Such judgments of grammaticality were primarily based on the development of a sensitivity to surface regularities. (Bigand, Perruchet et Boyer, 1998, p. 592)


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