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Le Couronnement de Poppée, opéra subversif

Par Stéphane Villemin / le 14 mai 2002


Jeudi 27 avril 2002, Théâtre Elgin, Toronto

L'Incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi

Ottavia : Stephanie Novacek
Poppea : Meredith Hall
Nerone : Michael Maniaci
Ottavia : Stephanie Novacek
Ottone : Matthew White
Drusilla : Peggy Kriha Dye
Seneca : Alain Coulombe
Arnalta : Laura Pudwell
Orchestre Tafelmusik dirigé par Hervé Niquet
Mise en scène : Marshall Pynkoski. Chorégraphie : Jeannette Zingg
Coproduction Opéra Atelier - Grand Opéra de Houston

L'opéra baroque, qui naît avec Monteverdi, possède ses règles et ses conventions. Mais L'Incoronazione di Poppea, dernier chef-d'oeuvre du héraut génial de la secunda prattica, semble déjà questionner les rapports à la règle et la définition des codes en réfractant une modernité que ses successeurs n'auront de cesse d'imiter. Plus qu'un monument, cet opéra est un rite d'initiation à l'art total. Le monter implique une savante discipline visant à respecter l'éthique musicale du Seicento sans craindre d'émanciper ce qu'il faut dans l'interprétation afin de mettre à jour les multiples sources d'expression et d'émotion dont regorge cette pièce, à commencer par le texte du livret. Celui-ci constitue l'élément fondamental, puisque le maître de chapelle de la basilique Saint-Marc exigeait explicitement que la vocalità s'adaptât au texte et non l'inverse (ce que pourfendra plus tard Salieri avec son Prima la musica, poi le parole).

La représentation de l'Opéra Atelier rencontre l'esprit de l'oeuvre en bien des aspects. Les chanteurs montrent qu'une voix droite et claire sait éviter l'écueil de la sécheresse lorsqu'elle est compensée par la souplesse et l'émotion nécessaire pour muovere gli affetti. Cette distribution de haut niveau permet de jauger le le chemin parcouru entre la plupart des interprétations des années 1980 et le juste équilibre vers lequel on tend de nos jours. Néanmoins, chacun sait se prêter au jeu en préservant la personnalité de sa voix. Meredith Hall (Poppea) se distingue par sa propension aux changements de timbre en fonction des besoins de l'expression et des modulations de tonalité. Elle ne fait pas que prêter ses traits à l'ambition qui dévore un personnage au sempiternel « Tornerai? », elle confie également sa voix aux divers sentiments autour desquels se noue l'intrigue.

Michael Maniaci
et
Meredith Hall
Qu'elle stigmatise le vice de Poppea ou qu'elle corrobore la vengeance d'Ottone, la mezzo-soprano Stephanie Novacek campe une Ottavia avec force autorité, scéniquement et vocalement, bien que peu rompue à la diction italienne. Sa voix accepte volontiers la puissance, même si elle trahit parfois un naturel vériste qui se force à revenir et à coller au style (le Seneca d'Alain Coulombe révèle ce même sens de l'effort). Certaines monodies, telles que le lamento du premier acte, « Disprezzata regina », peuvent sembler plus abouties que d'autres. Néanmoins, la souplesse ne remplace pas encore totalement l'effet du vibrato, point sur lequel Novacek devra convaincre l'année prochaine en prenant le rôle-titre de Médée.

Malgré une gestuelle artificielle, l'Ottone du contre-ténor Matthew White s'avère remarquable dans le bas et le médium de son registre, moins souvent dans les aigus, qui pourraient devenir agressifs, surtout lorsqu'ils ne sont pas enveloppés dans un phrasé. Peggy Kriha Dye en Drusilla apporte un raffinement extrême à ses fins de phrases et la superbe aria « Oblivion soave » de Laura Pudwell (Arnalta) force l'admiration par le naturel d'une ligne vocale soutenue de bout en bout.

Mais l'absolue singularité vocale du soprano américain Michael Maniaci constitue l'événement en forme de début de carrière dont on n'a pas fini de parler. Renvoyant les « vrais-faux » hautes-contre et autres « falsettistes » dos à dos, cette voix naturelle qui n'a pas mué possède une couleur androgyne unique, celle d'un castrat qui n'en serait pas un. Ignorant les sautes de luminosité inhérentes aux passages de registres, le jeune élève (il n'a que 24 ans) du professeur new-yorkais Marlena Malas arpente sa tessiture vocale avec l'art d'un géomètre dont la passion narcissique pour la clarté dispute son aboutissement à l'articulation d'une prosodie aussi sensée que sensible. Successivement suave, fougueux, puis hystérique (les notes répétées de « Tu mi sfozi allo sdegno » en sont quelque peu affectées), Maniaci recrée le personnage de Néron non sans l'affubler de tous les vices qui caractérisent le jeune empereur décadent, manipulé et fier de l'être. Elisabeth Söderström et Guillemette Laurens ont certes déjà composé ce personnage avec crédibilité, mais force est de reconnaître que Maniaci, habité par ce rôle qu'il incarne sous les auspices d'un double hédonisme théâtral et vocal, les surpasse désormais en tout point.

À la tête de l'orchestre baroque Tafelmusik, Hervé Niquet inscrit sa direction dans le même élan de distinction musicale, dans le plus grand respect des règles de l'opéra vénitien du XVIIe siècle. Dans la droite ligne d'un Gardiner, il assigne aux musiciens l'accomplissement de l'exigeante mission visant à ne pas transgresser les connaissances actuelles délimitant l'authentique du pastiche. Se limitant à un orchestre à cordes, Niquet contourne le piège de la monotonie en diversifiant les continuos, répartis entre le clavecin, l'épinette, l'orgue ou les théorbes. Malgré un effectif instrumental restreint, le chef français (et montréalais dès la saison prochaine avec son orchestre La Nouvelle Sinfonie) fait naître une ampleur sonore par le truchement de la souplesse et du raffinement. Il stimule la rythmique des ritornellos avec une vitalité souvent renforcée par la chorégraphie mesurée de Jeannette Zingg. Les agréments et l'ornementation ponctuent la dialectique montéverdienne avec autant de délicatesse qu'ils se font entendre avec parcimonie. À ce sujet, seuls l'orchestre et Maniaci semblent maîtriser totalement cette subtilité.

Avec une mise en scène rompue à la gestuelle du Seicento, Marshall Pynkoski semble faire monter la sève de l'ardeur et de l'impétuosité d'une jeunesse qui évolue non sans lascivité dans les méandres d'une intrigue délétère, ponctuée de quelques réparties ironiques à l'effet cathartique avéré. En insistant sur l'aspect subversif de cet opéra où l'Amour et la Fortune piétinent allégrement la Vertu, Pynkoski réussit à mettre en exergue l'argument historique sous l'angle de sa modernité. Que Nerone et Poppea chantent séparément et donc égoïstement le fameux duo « Pur ti miro » n'a rien de choquant. Prétendre le contraire, en le statufiant au rang de « premier duo d'amour archétypique de l'opéra », n'est que l'artéfact d'une vision historique figée que le metteur en scène aura su déjouer.

Puisse-t-on prouver un jour que toutes les arias sont bien de la main de Monteverdi. Le rêve et l'admiration n'en seront que plus forts.


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