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LSM Online Reviews / Critiques


Critiques de La Scena Musicale Online. [Index]


Sigiswald Kuijken, broyeur d’icônes

Par Stéphane Villemin / le 7 mars 2002

Sigiswald Kuijken est à la musique classique ce que Roland Barthes fut à la littérature. Pour ce musicien belge, débusquer les mythes s’apparente à une croisade au nom de l’authenticité. A cinquante-huit ans, il fait le point sur deux sujets qui lui tiennent à coeur: le violon baroque et la musique du XXè siècle.

Stéphane Villemin: Quelles sont les différentes manières dont on joue du violon baroque de nos jours?

Kuijken

Sigiswald Kuijken: Beaucoup me considèrent comme le chef de file du renouveau du violon baroque. Revenir aux origines, c’est-à-dire jouer sans tenir le violon sous le menton, sans mentonnière ni coussin, m’aura coûté un an d’effort. Et je ne parle pas de mon travail de recherche basé sur l’iconographie et les écrits de l’époque qui décrivent plus ou moins bien la technique du violon baroque. Si l’on résume rapidement la démarche, on peut prendre pour base les textes de Geminiani qui affirment que le violon doit être posé sous la clavicule. Puisque le menton ne peut être posé sur la table d’harmonie, l’autre support vient de la main gauche avec le pouce. Lorsque cette main monte vers les positions hautes, tout va très bien. C’est l’inverse qui devient un véritable casse-tête. Il faut énormément travailler les changements vers les positions basses tout en contrôlant avec la base de l’index pendant un quart de seconde. Certains réussissent aussi à s’aider en poussant avec une impulsion sur le bord du violon. Cette première année d’expérimentation a suscité en moi une remise en question constante, essaimée de concerts ratés avec la volonté de tout arrêter par deux fois. Mais petit à petit, en réinventant cette technique, je découvrais un nouveau monde qui me motiva à persévérer. La mentonnière n’a été inventée qu’à l’époque de Beethoven. Bériot a proposé une mentonnière décrite dans sa méthode; elle devait être légèrement plus petite que celle utilisée par Spohr. Mais avant eux, tout le monde jouait sans. Il y avait donc bien une manière de le faire…

Aujourd’hui, je reste à l’origine de ce courant qui souhaite revenir aux sources. Mais certains ne sont pas d’accord, et sont prêts à faire des concessions pour un résultat immédiat: archet moderne avec violon ancien, violon ancien avec mentonnière, ou avec cordes métalliques. Je trouve que cela manque de courage et de volonté.

SV: Sur quel violon jouez-vous actuellement?

SK: Dès que l’on joue sur un violon ancien, il est presque impossible d’en certifier l’origine. Cela est d’autant plus vrai que la marque est prestigieuse. Si l’on est honnête, beaucoup d’instruments attribués à Stradivarius ne sont en réalité que des copies. Nous raisonnons encore d’après le codex établi au début du XIXè siècle où la société d’alors cherchait à se forger des héros. Stradivarius est devenu ce mythe que l’histoire a étoffé avec les ans. Comme avec toutes les belles histoires, il faut retrouver la part de l’authenticité et reconnaître les faux, bien que ces derniers soient en général des violons tout aussi exceptionnels que les vrais. Stradivarius est plus un modèle, une convention, un art qui s’est répandu à travers l’Europe. Il existe pourtant des copistes officiels et honnêtes, tels que Jean-Baptiste Vuillaume issu de l’école de Mirecourt, qui a fait des copies de Garnarius "del Gesù" qui sont parfaites- du point de vue musical, j’entends.

Il est aussi un fait que nombre de violons anciens ont dû être réparés, avec des pièces venant d’autres instruments. Ainsi, nous jouons quelquefois sans le savoir sur un violon assemblé de deux instruments d’origines diverses. Si tous les possesseurs de Stradivarius acceptaient des tests scientifiques pour dater leurs instruments, la dure réalité éclaterait enfin au grand jour. Mais les lois du marché et la vanité ne sont pas prêts de céder. Pour un vrai musicien, peu importe la marque, seul le son compte. Je suis convaincu que des copies de Stradivarius sont aussi exceptionnelles que les originaux. De même pour les archets, les faux Péccatte sont peut-être plus nombreux que les vrais, même s’ils sont pour la plupart de très bons faux.

Après tout cela, si je vous dis que mon violon, acheté chez un luthier d’Amsterdam, porte le nom de Giovanni Grancino, établi à Milan, est estimé du début du XIXè siècle… Vrai ou faux, je doute, c’est là ma seule certitude, de même que pour mon archet baroque, qui serait de la même époque. Pour Mozart, j’utilise un archet acheté auprès d’un collectionneur anglais. Cela nous rapproche des polémiques au sujet des Tournesols de Van Gogh, et d’autres maîtres qui furent si bien copiés que même les meilleurs experts peinent à discerner les deux tableaux. Le problème est que les spécialistes n’ont pas tout le loisir de faire leur travail, à cause de la politique conservatrice des états, des musées et des propriétaires en général. C’est scandaleux.

SV: Votre jeu a-t-il évolué avec le temps? Usez-vous plus fréquemment du vibrato?

SK: Il est clair que mon jeu a évolué, mais dans l’autre sens: je mets moins de vibrato qu’avant. Il y a 30 ans, mes enregistrements comportaient beaucoup de vibrato. Il suffit de comparer mes différentes versions d’oeuvres de Bach pour s’en rendre compte. Aujourd’hui, j’estime être plus réfléchi que dans ma jeunesse sur le sujet.

kuijken
Déjà en 1636, Marin Mersenne parlait d’une possibilité de rendre un effet de "verre cassé" en jouant du luth, et décrivait cette technique comme une source d’émotion intense. Dans les années 1730, les publications de Geminiani affirmaient qu’il fallait vibrer "le plus souvent possible". D’autres écrits précisent que le vibrato était en réalité répandu comme un ornement. En 1756, Mozart s’élève contre les violonistes qui en usent avec exagération. "On dirait qu’ils ont de la fièvre" commente-t-il avec agacement. Somme toute, il n’y a pas une seule manière de l’utiliser. Il faut également replacer les différents écrits dans leur contexte. La méthode de Léopold Mozart s’applique surtout au violoniste de l’orchestre alors que Geminiani se réfère au soliste.

SV: Du point de vue artistique, ce qui vous touche le plus dans le violon baroque, est-ce le son, la liberté de jeu,…?

SK: L’harmonie et le naturel qu’offre cette méthode. Les deux coudes sont à la même hauteur, de même que les épaules, de sorte que tout devient symétrique et beaucoup plus anatomique que le violon moderne. A l’époque, l’esthétique du jeu avait une part importante, comme pour la danse et l’équitation. Malgré les pamphlets de l’époque, Monsieur de Sainte-Colombe n’avait pas deux ports de main!

SV: Que pensez-vous de l’enseignement du violon en général et de la domination russo-américaine en particulier?

SK: Cette école donne une part trop importante aux pédagogues. Beaucoup ne sont que des usines où les élèves suffoquent: ils sont des produits génériques comme au "Mac-Do". Ils réussissent très bien dans l’effort physique, mais ce n’est pas émouvant à cause du manque de personnalité. Tout cela ne m’intéresse pas.

SV: Quel diapason utilisez-vous?

SK: Je suis également coupable de cette convention du diapason à 430 établi en 1982. Cela s’est passé à l’époque où je me suis risqué avec La Petite Bande dans la musique de Mozart et Haydn, ce qui constituait alors la première incursion des adeptes du baroque dans le répertoire classique. A partir de ce moment, 430 devint la référence. C’est un peu haut quelquefois, mais c’est pratique pour les musiciens. Nous savons fort bien que jouer Lully et Rameau à 440 n’est pas probant. 392 était le diapason de beaucoup d’instruments à vent de l’époque. Dans les églises, les orgues avaient leur propres diapasons. A Leipzig, par exemple, l’orgue était un ton plus bas que l’orchestre. A Weimar, on jouait un ton plus haut qu’à Leipzig, soit à 465 qui est presque un la dièse. Les musiciens devaient donc transposer en changeant de ville. Aujourd’hui, il est difficile de tenir compte de tant de spécificités, et réaliser un modus vivendi à 430 résoud nombre de problèmes pratiques lorsque l’on joue avec orchestre.

Mais pour les Partitas pour violon seul, la liberté reste entière. La première fois, j’ai joué à 415 et la seconde à 405, ayant tenté 392 sans être convaincu du résultat.

SV: Passons maintenant à un autre aspect de votre vie artistique avec la musique du XXè siècle. C’est bien dommage pour ceux qui aiment les étiquettes et les spécialistes spécialisés…

SK: Certes, mais ceux qui connaissent l’histoire des frères Kuijken ne doivent pas être surpris. Il faut se replacer dans le contexte de ma sortie du Conservatoire en 1964. Notre seul souhait était de faire tout ce qui n’y était pas enseigné: la musique baroque et la musique atonale devenaient de facto nos deux centres d’intérêt. C’est ainsi que j’ai joué pendant dix ans dans l’ensemble Musiques Nouvelles où nous réalisions beaucoup de créations en plus des oeuvres de Schönberg, Webern, Berg et de leurs successeurs. Quant à Debussy que j’ai enregistré l’année dernière, j’en avais déjà donné l’intégrale des sonates dans les années 1970. Ce disque présente l’originalité de sortir du couplage du quatuor de Debussy avec celui de Ravel. Ce dernier ne m’interpelle pas; je le trouve trop distingué et trop virtuose.

Pour cet enregistrement, je n’avais plus mon violon moderne que j’avais vendu. J’ai dû en emprunter un…

SV: Debussy était-il un argument pour réamorcer d’autres enregistrements de compositeurs plus contemporains?

SK: Seulement un retour aux sources, avant d’aller plus en avant mais aussi revenir vers quelques romantiques que j’admire. Bien que les deux premiers quatuors de Schumann ne soient pas souvent interprétés, nous avons eu un réel plaisir à les enregistrer en famille avec mes filles Sarah et Véronique. Ce disque devrait être commercialisé par Arcane en 2003. J’ai toujours eu également beaucoup d’affinités avec Brahms. Ensuite il y a des projets autour de Schönberg et Webern que j’aimerais concrétiser. Le baroque est pour moi un grand élan de contestation, un rejet de l’académisme pour un besoin de liberté. Des années 1960, il reste toujours une flamme. Enfin, le temps nous ramène souvent à nos premiers amours.

SV: Comment voyez-vous l’avenir du mouvement baroque?

SK: Il sera sans aucun doute victime de son succès, s’il ne l’est pas déjà. Jouer la musique romantique sur instruments anciens est un non-sens. L’ego des compositeurs du XIXè siècle ne s’embarrassait pas de ce genre de considération. Leur seul but était de mettre en avant une sensibilité exacerbée et un pathos qui prime sur l’instrument. Verdi et Debussy joués sur instruments d’époque, c’est commercial. Le Marteau sans Maître sur marimba d’époque est pour bientôt. Le besoin de vendre à tout prix, le marketing des compagnies de disques qui étouffent à force d’avoir voulu trop grossir, c’est de la fantaisie qui nous éloigne de la musique.

Propos recueillis par Stéphane Villemin

L’auteur tient à remercier Monsieur Frank Carruet, Consul de Belgique à Toronto, pour avoir organisé cet entretien.


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