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Le duo Turgeon: sur la voie des grands

Par Stéphane Villemin / le 14 mars 2001

Jeudi 8 mars 2001, Saint Lawrence Center for the Arts, Toronto

Darius Milhaud: Scaramouche (2 pianos)
Alexina Louie: Afterimages (2 pianos)
Franz Schubert: Fantaisie en fa mineur D 940 (4 mains)
John Corigliano: Chiaroscuro (2 pianos)
Johannes Brahms: Symphonie N.4 op.98 trans. par le compositeur pour 2 pianos
Anne-Louise et Edward Turgeon: pianos

Qui a dit qu'il n'y avait plus de grands duos de pianos en Amérique du nord? Vronsky-Babin et Nemanoff-Luboshutz ont aujourd'hui leurs successeurs avec quatre ou cinq duos de grande classe parmi lesquels comptent Anne-Louise et Edward Turgeon. Bien que ce couple canadien se soit constitué en duo dès 1988, il leur est arrivé de se produire en solo dans les années 1990 avant d'opter, définitivement aimerait-on souhaiter, pour cette auguste formation si délicate dans tous les sens du terme. Le duo de pianos est avant tout le résultat d'une chimie entre deux personnes. Il requiert en outre une grande dose de rigueur ainsi que de professionnalisme qui s'accomode mal en général des rencontres accidentelles. Délicats aussi, puisque rares sont les duos qui durent le temps d'une carrière, même parmi les couples entre mari et femme. L'intimité et la complicité sont sans cesse battus en brèche par les confrontations artistiques et la surargumentation. Lorsque ce mélange fait d'eau et de feu atteint son équilibre de manière constructive, on assiste alors à un véritable projet artistique autour d'un nouvel instrument issu d'un ventre commun, le "deux pianos".

C'est visiblement sur cette voie que s'épanouit le duo Turgeon. Malgré un programme herculéen quoique bien agencé avec ses alternances de grand répertoire et de musique contemporaine, le duo canadien a fait preuve d'une technique solide, d'un sens des nuances et des contrastes, mais plus important encore d'une approche architecturalement construite.

Laissons de côté la Fantaisie de Schubert dont le trop plein de lyrisme bavait sur le style tout en contribuant plus à l'effet qu'à la bonne appréhension de l'oeuvre (la partie fuguée par exemple s'apparentait à une voie sans issue). Leur Scaramouche était un petit bijou fait d'humour exquis, de théatralité bien à propos, scandé sur le rythme de samba du dernier mouvement que peu de duos parviennent à rendre si libre et si dansant.

Bien que distincts par leurs styles, les oeuvres de Louie et de Corigliano avaient en commun de disserter en modal sur des voies issues de Debussy et de Messiaen. La recherche sur les impressions et sur les couleurs sonores illustraient clairement cette filiation. Dans Afterimages, les cris d'oiseaux et les sons des cloches semblent tourner dans l'air du soir. Une réflection sur l'intervalle de quinte précède une réminiscence de la Fantaisie-Impromptu opus 66 de Chopin. Avec Chiaroscuro, l'oreille doit s'habituer aux réponses entre deux pianos dont l'un est accordé un quart de ton en dessous de l'autre. Très virtuose avec sa série de gammes, d'arpèges et d'accords, cette pièce prend l'allure d'un jeu de chaises musicales lorsque l'un des deux pianistes se lève pour venir jouer à quatre mains avec l'autre. Après la déclinaison d'une mélodie on-ne-peut-plus tonale, mâtinée d'un choral de Bach, l'autre pianiste quitte le banc commun afin de reprendre place devant le piano à l'accord perturbant.

La pièce maîtresse du récital était bien cette quatrième symphonie de Brahms dont le manuscrit de la version pour deux pianos avait été retrouvé par le duo Stenzl en 1997. Anne-Louise et Edward Turgeon ont réalisé un véritable tour de force en donnant une âme et un souffle à cette symphonie tout au long de ses quatre mouvements. Bien que la première mesure de l'allegro initial diffère quelque peu de la version pour orchestre, l'interprétation convaincante du couple pianiste a rapidement dissipé toute envie de poursuivre ce jeu de la comparaison. Ils ont imposé leur propre vision tout en restituant une richesse de sonorités quasi orchestrales. De même qu'avec la Sonate pour deux pianos, il semble que Brahms ait fort bien réussi pour cette formation qui lui évitait sans doute le piège d'une orchestration souvent trop pâteuse. Le duo Turgeon a ainsi démontré que loin d'être une fantaisie de salon, cette version pour deux pianos exhume une composition géniale par sa clarté, laquelle ne cède en rien sur les plans de la richesse harmonique et du tissu dramatique.


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