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La Scena Musicale - Vol. 9, No. 8

Le piano dans la société du xixe siècle

Par Gilles Cantagrel / 10 mai 2004

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Nous vivons gavés de sons, au point d'en avoir perdu conscience. Des musiques, et souvent hélas ! des pires, nous escortent aujourd'hui dans le moindre des actes de notre vie quotidienne. En taxi comme dans le métro, dans les magasins, les avions, les restaurants, les gares, dans les rues, même. Atteinte odieuse à la liberté individuelle. Mais réalise-t-on à quel point ce phénomène est récent ? Et que les invasions sonores n'ont déferlé que dans les dernières décennies ? L'extraordinaire vague de progrès successifs de l'électronique du dernier demi-siècle a permis cette prolifération de la diffusion sonore. Mais avant ?

Sous l'Ancien Régime, jusqu'à la fin du xviiie siècle, le fossé était demeuré très profond entre une certaine élite, celle de l'aristocratie en particulier, et le peuple essentiellement rural. Aux premiers, les plaisirs de la musique savante, le clavecin, le concert privé ; aux autres, les musiques simples, souvent menées par le violon du ménétrier. Or, il se produit au xixe siècle un phénomène remarquable et nouveau dont le piano va être l'un des emblèmes : l'essor d'une nouvelle classe sociale, la classe moyenne de la bourgeoisie. Montée en puissance d'une population urbaine, en Angleterre d'abord, puis dans toute l'Europe après l'épopée napoléonienne, population qui s'enrichit et se crée un cadre de vie matérielle fondé sur le confort. C'est alors que se développe le besoin d'une culture qui va, en l'absence de tout moyen de reproduction sonore, se centrer sur la pratique musicale.

Cette « consommation » de musique se manifeste en public comme en privé. En public, c'est le concert, avec la création des orchestres et des salles appropriées, et l'opéra, dans un goût immodéré pour les genres nouveaux d'un théâtre lyrique renonçant aux allégories mythologiques chères à l'aristocratie d'antan pour traiter des sujets historiques ou sentimentaux accessibles à tous. Et c'est aussi la période d'une pratique musicale domestique, celle du salon bourgeois. Il n'est pas de salon qui ne possède son piano, pas de famille dont les femmes et les filles ne jouent du piano.

À instrument nouveau, pratiques nouvelles et musiques nouvelles. Au concert brillent les batteurs d'estrade, Liszt, bien sûr, mais aussi Hummel, Moscheles, Alkan, Thalberg, Kalkbrenner, tous virtuoses ébouriffants et compositeurs, pour le meilleur et parfois le pire. Musiques descriptives, évocatrices de paysages, d'atmosphères et de sentiments, en d'innombrables variations brillantes, paraphrases, fantaisies diverses et morceaux de bravoure. À côté des Années de pèlerinage ou de la Sonate en si mineur de Liszt, combien de pages vaines et futiles n'ont-elles pas fleuri, destinées à faire valoir ceux qui les exécutaient devant un public frivole !

Il est cependant un domaine très important, où va exceller Liszt, précisément, celui de la transcription. On peine à imaginer, en effet, à quel point les techniques de reproduction sonore ont modifié notre approche de la musique. Pendant tout un xixe siècle où croît le besoin de connaissance de la musique -- et en particulier, phénomène neuf, des musiques du passé --, seules des manifestations publiques en petit nombre peuvent répondre à cette demande. Il faut habiter les grandes villes pour avoir quelque chance d'entendre de temps à autre jouer un orchestre. Les associations symphoniques et les sociétés de concert ne se constituent que progressivement au fil du siècle, et l'on peut dire qu'un amateur parisien, viennois ou londonien aura peut-être entendu une fois dans sa vie la Symphonie pastorale -- et ce n'est pas même certain. Comment faire connaître les partitions nouvelles ? C'est ce à quoi s'emploient certains virtuoses, Liszt le tout premier, toujours lui, l'infatigable, qui va transcrire les neuf symphonies de Beethoven ou la Symphonie fantastique de Berlioz pour son seul piano, et les jouer sur toutes les scènes d'Europe où il se produit. Quoique privées de leur parure orchestrale, on aura ainsi pu découvrir les œuvres.

Même pratique au salon. Le répertoire du piano s'accroît d'un nombre incalculable de variations ou de danses destinées à animer soirées intimes ou réunions mondaines, ainsi que de romances et de mélodies -- avec le piano, toujours. Et les éditeurs publient en quantités considérables transcriptions de symphonies et d'ouvertures, de ballets, d'opéras, réduits pour le piano seul, ou avec un violon, ou pour le piano à quatre mains. Tout ce répertoire, on le joue en famille ou entre amis, pendant des heures, dans le salon où, faute de télévision, trônent le portefeuille de l'homme d'affaires et le piano de ces dames. Le piano à quatre mains tient en ce contexte un rôle très particulier. D'abord, parce que musicalement il permet de disposer d'un nombre plus grand de possibilités lorsqu'il faut traduire la richesse et la puissance du langage orchestral. Mais surtout, il est à lui seul un lieu de convivialité, l'âme de la cellule sociale. Rite social, en effet, qu'accomplissent le maître et sa jeune élève, le frère et la sœur, la grand-mère et son petit-fils, ou les deux jeunes gens épris l'un de l'autre et réunis dans un coude à coude amoureux discret et complice...

À lui seul, le piano se substitue donc à l'orchestre. Il est l'instrument des séances de déchiffrage, d'exécutions de pièces dansantes et charmeuses pour réjouir les cénacles d'auditeurs, mais encore de la délectation des chefs-d'œuvre suscités par l'instrument tout au long du siècle, de Beethoven et Schubert à Fauré et Debussy, en passant par Chopin, Mendelssohn, Schumann ou Brahms. Il se trouve aussi au cœur de la musique de chambre que l'on pratique intensément : duos avec le violon, trios et quatuors, mais aussi accompagnement de chanteurs et chanteuses dans les mélodies et les airs d'opéras à la mode.

Cette fonction va perdurer jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Déjà, la TSF et le gramophone, comme on dit alors, commencent à offrir de la musique prête à l'emploi, sans qu'il soit nécessaire de la produire soi-même. Durant la seule année 1900, cinq millions de disques sont vendus. Les traditions se survivent un moment encore, mais bientôt les amateurs de musique seront devenus des consommateurs d'enregistrements. Après 1950, une ère est révolue. La suite est connue.


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(c) La Scena Musicale 2002