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La Scena Musicale - Vol. 9, No. 5

Le cas nippon La filière asiatique : premier volet

Par Marc Chénard / 9 février 2004


De toutes les musiques regroupées sous le giron populaire, le jazz est peut-être le premier à acquérir le statut de bien culturel universel. Preuves à l'appui, il fait l'objet d'innombrables festivals aux quatre coins du globe, d'une pléthore d'enregistrements parvenant de contrées lointaines et d'une abondante littérature. Maintes fois racontée, son histoire centenaire reste encore sujette à conjectures en ce qui a trait à son acte de naissance et à l'étymologie du nom, mais tous s'entendent à dire que c'est le peuple noir américain qui l'a engendré.

 

Satoko Fujii

Nul ne pourrait donc nier le fait que cette race ait tracé la voie pour cette jeune musique. Avant même les années 20, des hommes de couleur ont commencé à répandre la bonne nouvelle de par le monde. De Londres à Vancouver ou de Paris ou à Shanghai, l'Âge du jazz n'était que le prélude à sa diffusion à l'échelle planétaire. Dans ce nouveau millénaire, la part afro-américaine continue d'être un enjeu essentiel, mais d'autres peuples y ont aussi trouvé leur parti en le nourrissant de leurs propres idiomes.

À ce titre, les folklores africains et latins sont particulièrement probants, puisque les seconds sont intimement reliés aux premiers et que ceux-là ont nourri le jazz de sa sève originelle. Moins connue pour sa part, la filière asiatique ne s'inscrit pas sur cette tangente afro-américaine, mais cela n'exclut en rien la possibilité de rencontres entre ces deux mondes.

Territoire immense s'il en est, l'Asie est un continent plus diversifié que l'Amérique ou l'Europe et cela dépasserait de loin l'espace dévolu à cette chronique que de vouloir faire un portrait global de la situation. Pour la circonstance donc, ce survol portera essentiellement sur ses deux plus grandes puissances : le Japon, dans ce premier volet, et la Chine dans le prochain.

Peu de pays ont embrassé le jazz avec autant de ferveur que le Japon... et en si peu de temps. En effet, dans les 20 années suivant la défaite de 1945, ce peuple a succombé, pour ainsi dire, aux charmes des valeurs occidentales, séduit sans doute par l'exotisme d'un monde qui leur était (et est encore) tout aussi éloigné qu'étranger. Quel meilleur exemple de cet exotisme que celui d'une musique occidentale, métissée, issue d'une autre race que de celle des Blancs d'Amérique ? De cet intérêt premier, une véritable passion pour le jazz s'est instaurée « au pays du Soleil-Levant », entretenue par un vaste auditoire et une industrie du disque qui fait l'envie des amateurs de jazz d'ici. Ce faisant, nombre de jazzmen et jazzwomen occidentaux ont obtenu des contrats avec des maisons de disques nippones et ont également profité de tournées lucratives. Reconnu aussi comme chef de file en matière de rééditions et d'intégrales discographiques, le Japon passe pour la terre promise de l'amateur à la recherche de l'unique exemplaire enregistré dans les années 50 d'un quelconque saxo obscur de la Côte Ouest. En d'autres mots, si le disque ne se trouve pas à Tokyo, il n'a sans doute jamais existé.

À l'envers de cette médaille, il existe aussi une réalité toute japonaise du jazz. Comme ailleurs, l'éventail des styles est large. Il comporte beaucoup d'imitations de styles traditionnels acoustiques et une tangente électrique très commerciale, qualifiée par certains de « fusion plastique ». En contrepartie, les musiques plus expérimentales ont elles aussi leurs niches, s'étalant du minimalisme extrême jusqu'à de véritables murs sonores d'une violence inouïe.

C'est justement dans ces derniers créneaux, les musiques dites alternatives, somme toutes assez éloignées du jazz, que les Japonais font sentir leur présence sur la scène internationale. On pense tout particulièrement aux guitaristes Keiji Heino et Otomo Yoshihide, mais d'un point de vue plus historique, il revient à la pianiste Toshiko Akiyoshi d'avoir atteint la reconnaissance avant les autres. Boursière du conservatoire de Berklee, elle s'est rendue aux États-Unis en 1960. La presque totalité de sa carrière s'est déroulée en Amérique. Elle y a d'abord dirigé un grand orchestre en Californie pour ensuite en reformer un autre à New York, sa demeure actuelle depuis plus de 20 ans. Même si elle a quitté sa terre natale depuis longtemps, elle a toujours intégré des matériaux traditionnels (mélodies, gammes pentatoniques, rituels scéniques) ainsi que des instruments, tels le shamisen ou le shakuhachi dans ses productions.

À l'instar de cette pianiste, nombre de ses compatriotes ont tenté leur chance en Amérique, question de poursuivre leurs études, mais peu d'entre eux y ont élu domicile, le choc culturel et l'inévitable mal du pays n'aidant en rien. Exception à cette règle, sa jeune consoeur Satoko Fujii divise son temps entre La Mecque du jazz et la capitale nipponne. Elle réussit l'exploit de diriger un big band dans chaque pays et de petites formations ponctuelles de part et d'autre du Pacifique, en plus de gérer sa propre compagnie de disques (Natsat). En moins de 10 ans sur la scène, cette talentueuse pianiste et compositeure compte plus d'une quinzaine de titres à son actif, dans un registre résolument contemporain qui puise autant dans son patrimoine musical que ceux du jazz d'avant-garde et de la musique classique de notre temps. Il va sans dire que c'est un nom à surveiller.

Miya Masaoka mérite aussi l'attention. Cette musicienne se sert uniquement d'un instrument traditionnel, le koto. Elle a étendu la portée de cet instrument apparenté au cymbalum en y ajoutant des cordes supplémentaires, quitte à traiter les sons par des dispositifs électroniques. À la différence de ses contemporaines précitées, Masaoka est Américaine de naissance, ce qui lui donne une autre perspective de sa culture ancestrale, et même du jazz. Elle a gravé un disque entier de pièces de Monk, accompagnée de deux solides musiciens, le bassiste Reggie Workman et le batteur Andrew Cyrille.

En citant son cas, on évoque une autre dimension de cette filière asiatique, et qui fera d'ailleurs l'objet de la seconde partie de ce survol, soit les musiciens américains de souche orientale, et particulièrement ceux de descendance chinoise.p

Pistes d'écoute

Toshiko Akiyoshi Big Band Carnegie Hall Concert / Columbia-Sony (1992)
Satoko Fujii Trio – Towards to West / Enja (2000)
Miya Masaoka Monk's Japanese Folk Song / Dizim Records (1998)

 

 


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