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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 9

Trilogie estivale pour Alain Lefèvre

Par Réjean Beaucage / 4 juin 2003

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Le grand pianiste Alain Lefèvre ne passera pas beaucoup de temps sur les plages cet été ! Préférant apparemment la solidité de son banc de piano aux plaisirs de la chaise longue, l'homme s'est préparé un été durant lequel il devra prendre les bouchées double... et même triples ! Il participera en effet à trois festivals au Québec au cours des trois prochains mois, donnant trois concertos durant un même concert, et participant à trois concerts durant le même festival ! Tout cela, bien sûr, entre quelques concerts en Europe qui viennent compliquer un agenda dont on se demande bien comment il arrive à le citer de mémoire... Mais la qualité de sa mémoire n'a d'égal que celle de son accueil : il a répondu à nos questions avec un plaisir évident, allant au piano pour illustrer divers types de jeu ou sortant de sa bibliothèque certaines partitions pour expliquer son travail.

C'est d'abord ce mois-ci que nous pourrons voir Alain Lefèvre, alors qu'il prendra part trois fois plutôt qu'une au Festival de musique de chambre de Montréal. « Je vais participer à la soirée de gala du 11 juin avec une courte prestation, parce qu'il y aura plusieurs artistes. J'interpréterai le "Presto", extrait des Moments musicaux, op. 16, de Rachmaninov, et « La Révolutionnaire » (Étude en do mineur no 12, op.10) de Chopin. Puis, le 14, je serai du concert de musiques d'Amérique du Sud. J'y jouerai une œuvre d'Alberto Ginastera, les Tres Danzas Argentinas, la première qu'il ait composée pour le piano (1937), trois danses extrêmement belles, dont j'ai d'ailleurs enregistré la deuxième, une de mes pièces préférées, sur mon disque "Lylatov". Enfin, pour la soirée "Romance russe" du 19 juin, je ferai les Tableaux d'une exposition, de Moussorgski. » S'engage alors avec le pianiste une discussion sur son interprétation assez personnelle de l'œuvre de ce compositeur, qu'il a enregistrée l'année dernière pour Analekta et pour laquelle il a choisi des tempi plus lents que ceux que l'on a l'habitude d'entendre. « Évidemment, ce n'est pas une question de technique. Je n'ai pas de difficulté à jouer vite, mais il y a une fatigue à propos des pianistes qui "jouent vite".

On a poussé ça tellement loin avec les tempi très rapides, qu'à certains moments, ce n'est plus de la musique, mais du cirque.

Bien sûr, il ne s'agit pas non plus de faire bêtement le contraire, mais il faut quand même s'interroger sur la pertinence d'une interprétation. Et dans ce cas-ci, j'ai vraiment interprété comme je le sentais, l'important pour moi demeurant toujours le respect du texte. »

Réaliser un rêve

En juillet, Alain Lefèvre présentera en primeur au public du Festival d'été de Québec son « nouveau bébé ». En effet, le concert qu'il y donnera en compagnie de l'Orchestre symphonique de Québec sous la direction de Yoav Talmi reprendra exactement le programme de son prochain disque (le troisième) chez Analekta, que nous découvrirons tous à l'automne. Et quel programme ! « C'est un vieux projet, explique le pianiste, un vieux rêve de réaliser un jour une lecture des plus fidèles du Concerto de Québec d'André Mathieu, un compositeur qui n'a jamais été jugé à sa juste valeur. Il est triste de voir à quel point on n'a pas respecté le travail de cet immense génie. J'ai travaillé à partir de plusieurs partitions pour préparer cette interprétation et rectifier certaines erreurs. Il y en a une importante, très fréquente, qui consiste à dater l'œuvre date de 1947... Hé bien ! J'ai une signature d'André Mathieu qui indique "terminé février 1943". On s'est même trompé sur la date ! On l'appelle Concerto romantique, Symphonie concertante pour piano et orchestre, mais moi je l'appelle Concerto de Québec. J'en ai trois éditions manuscrites et ça a demandé 12 mois de travail, de relecture, de correction... » Lefèvre se dirige vers une bibliothèque où il range ses partitions et en revient avec le fruit de son labeur. En effet, de nombreuses corrections couvrent chaque page, aussi bien dans la partie de piano que dans celle de l'orchestre, le nombre de mesure ne correspondant pas toujours entre l'une et l'autre, le piano étant d'abord en dessous de l'orchestre, puis le contraire... « Il y a au moins 200 à 300 corrections de notes, ajoute-t-il, et on en fera sans doute une nouvelle édition après la sortie du disque. Ça a été beaucoup de boulot, mais on l'a enregistré. »

Lors de ce concert, Lefèvre interprétera l'un après l'autre trois concertos pour piano, un genre de prestation auquel les concertistes se livrent rarement. « L'idée consistait à prendre trois concertos à peu près de la même époque, de compositeurs qui, sans être ni Brahms, ni Wagner ou Bach, ont quand même un point en commun, celui d'être tous trois un peu passéistes. Ils avaient, à une époque de grande émergence de la musique contemporaine, une position intellectuelle portée sur un amour de l'ancien, tout à fait indépendante de ce renouveau musical. C'est un peu hallucinant de voir qu'il se passait à cette époque tant de choses nouvelles, mais que, par exemple, le Concerto de Varsovie (1942) de Richard Addinsell, est un concentré de Rachmaninov, de Chopin, et d'autres. C'est la même chose pour le Concerto de Mathieu. Ça ne veut tout de même pas dire que l'on n'a pas le devoir de faire connaître cette musique-là ; elle fait aussi partie de l'histoire. »

Le troisième compositeur est George Gershwin. « Au moment de concevoir le programme du disque, continue Lefèvre, pour moi, c'était clair : je voulais le Concerto de Québec. Mario Labbé, d'Analekta, m'a demandé ce que je voyais d'autre pour compléter. Je n'allais pas choisir un Rachmaninov ou un Chopin. J'ai alors pensé au Addinsell, une œuvre très connue à son époque et qui a eu son heure de gloire. J'avais déjà deux villes, Québec et Varsovie, et le Concerto en fa pour piano et orchestre (1925) de Gershwin a été écrit pour la New York Symphony Society. Alors voilà : trois concertos, trois villes. Gershwin est beaucoup plus romantique ici que dans sa Rhapsody In Blue et je considère personnellement le Concerto en fa comme l'un des très grands chefs-d'œuvre pour piano. J'arrive d'une tournée en Allemagne, où il a fasciné le public. On ne peut certainement pas prétendre que ce soit de la "musique secondaire". Il s'agit au contraire de très grande musique. Je n'ai pas beaucoup de musique de ce compositeur à mon répertoire, mais il y a des choses de lui que j'aimerais enregistrer, par exemple un disque avec les deux Rhapsody, et un autre avec ses pièces de récital. »

Soirée en famille

Au mois d'août, c'est au Domaine Forget de Saint-Irénée que l'on pourra voir Alain Lefèvre en récital avec, chose rare, son frère David au violon. « Je participe toujours avec plaisir au festival du Domaine Forget, dit-il. Je ne voulais pas y retourner cette année pour un autre récital en solo, d'autant plus que je prépare un nouveau programme de récital pour l'automne et pour mon prochain disque, avec du Rachmaninov [l'intégrale des Études-tableaux, l'Élégie et l'œuvre qu'il a présentée en première mondiale le 12 octobre 1931 à Montréal, les Variations sur un thème de Corelli]. J'ai parlé aux gens du festival de mon frère David. Violoniste de haute voltige, soliste à l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, il n'a pas joué au Québec depuis très longtemps. Seul des quatre frères né au Québec, il serait bien qu'il joue un peu chez lui après tout ! On fera la Sonate de Guillaume Lekeu, assez rarement jouée, la Sonate en do mineur, op. 45, de Grieg et aussi l'Adagio et Allegro, op. 70, de Schumann. »

On assistera peut-être un jour à un récital des quatre frères Lefèvre, en ajoutant à ce duo le pianiste Philippe et le violoniste Gilles ! Mais d'ici-là, avant et entre les différents festivals québécois, Alain Lefèvre part en tournée avec l'Orchestre de la Radio de Bratislava et la Cinquième de Beethoven, revient à Montréal, repart vers Prague pour deux concertos (Rachmaninov et Gershwin), participe à un festival à Athènes... Après le Domaine Forget, il prendra deux ou trois semaines pour préparer l'automne, qui débutera par une tournée en Amérique du Sud. Quand je m'étonne un peu de cette apparente frénésie, il touche le bois du fauteuil et dit avec le sourire : « On ne va pas se plaindre ! Il faut s'ouvrir les yeux : on aura bientôt un problème en musique et il faudra en parler avec les gouvernements, les organismes culturels, bref, avec les gens en place. J'ai rencontré un bon nombre de jeunes musiciens ces dernières années. Beaucoup sont de bons musiciens et on peut se demander s'il y aura du travail pour ces gens-là... Moi, ça commence à m'angoisser. Au marché, hier, j'ai trouvé une belle collection d'enregistrements de qualité à 4,99 $... Ça me semble profondément anormal. Mais qu'est-ce qui pourra donner envie à quelqu'un d'acheter un disque à 20 $ après ça ? »

Liszt, Transcriptions : Bach, Wagner
Alain Lefèvre, piano
Analekta FL 2 3179 (74 m 15 s)
*****

Ce qui poussera toujours les mélomanes à rechercher un disque plutôt qu'un autre, ce sont tous les aspects qui entrent dans la construction de ces étranges petits objets et qui, mis bout à bout, font les grands enregistrements. La qualité de l'enregistrement, le son de l'instrument, l'originalité du programme, la qualité du jeu aussi, bien sûr. L'auditeur du plus récent disque d'Alain Lefèvre sera sans l'ombre d'un doute satisfait sur tous ces points. Les Prélude et Fugue en la mineur pour orgue BWV 543 de J.S. Bach n'ont que le seul défaut d'être trop court ! Les transcriptions de Liszt, loin de les dénaturer, leur offrent une seconde vie et le jeu de Lefèvre laisse entrer juste ce qu'il faut de rondeur dans cette mécanique de précision. Dans les Variations sur le thème de Bach « Pleurer, Gémir... », que Liszt écrivit après le décès de sa fille, le pianiste épouse parfaitement le tourment du compositeur et adopte à chaque ligne un ton d'une grande justesse. Quant aux réductions d'Isoldens Liebestod, d'Étoile du soir ou de l'Ouverture de Tannhaüser, elles n'enlèvent rien à la musique de Wagner, mais en magnifient plutôt la puissance. Les transcriptions sont l'œuvre d'un grand compositeur et les interprétations, celles d'un grand pianiste. Réjean Beaucage


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