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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 8

Coups de coeur des chefs, Steve Reich : Six Pianos

Par Propos de Véronique Lacroix, recueillis et mis en forme par Réjean Beaucage / 5 mai 2003

English Version...


Six Pianos est né de l'idée que j'ai eue pendant plusieurs années d'écrire une composition pour tous les pianos d'un magasin de pianos. Un très grand nombre de pianos (spécialement s'il s'agit de grands pianos à queue) pouvant produire un effet sonore compact et impossible à modeler, il en a en a donc résulté une pièce de plus modeste envergure. L'utilisation de six petits pianos à queue ou de pianinos a permis de jouer le genre de musique rapide, rythmiquement complexe qui m'attire, en même temps qu'elle a assuré aux exécutants la proximité suffisante pour s'entendre clairement les uns les autres.

Steve Reich, introduction à la partition de Six Pianos, publiée chez Boosey and Hawkes, collection "Hawkes Pocket Scores".

« Steve Reich a une grande finesse d'écriture. Le détail de ses oeuvres est remarquable. Elles sont à la fois simples et d'une extrême précision. Par exemple, il a exploré différentes façons d'opérer le déphasage des lignes mélodiques. Dans Six Pianos (1973), il utilise, selon ses propres propos, une nouvelle technique, à vrai dire une variante de celle utilisée pour Drumming en 1971. Dans cette technique de déphasage, il "remplace progressivement le silence par le son". Auparavant, il utilisait des mécanismes de changements subtils de tempo, alors qu'ici, une nouvelle voix s'insère peu à peu entre celles préexistantes et comble graduellement les silences de la mélodie. En fait, il remplit les trous entre des notes, en faisant une variété de pointillisme, mais en mimant une ou deux notes plus tard un motif déjà joué et, à mesure que les trous se remplissent, le déphasage du motif mimé prend forme. Cette construction (build up) fait entendre de nouvelles voix. Autrement dit, l'addition des voix jouées par les interprètes en fait entendre de nouvelles, qui ne sont pas jouées en tant que tel par les pianistes, mais que l'oreille peut discerner. Reich porte ensuite son attention sur ces dernières. Là réside l'extrême finesse de son travail : il reprend son pointillisme en ajoutant cette fois à la partition les notes de la mélodie fantôme, ce qui fait varier l'intensité de cette voix et détourne l'attention du motif initial.

Je parlais récemment avec deux des compositeurs impliqués dans le concert " Unions libres II ", durant lequel sera interprété Six Pianos, de la façon dont Steve Reich les avait influencés. Leurs réponses étaient à ce point opposées, ou complémentaires, que je me suis dit que l'on peut vraiment tout trouver chez Reich. Le premier se disait ébloui par son travail harmonique et rythmique et le comparait, avec raison je crois, à Bach, pour la clarté harmonique et le contrôle des détails ; il le comparait aussi à Stravinski pour la clarté de la ligne rythmique. L'autre compositeur ne se disait pas spécifiquement impressionné par les aspects rythmique et harmonique, mais plutôt par le travail sur les masses sonores, les volumes (aussi bien en termes d'intensité que de masse) et les textures. Dans Drumming, par exemple, il utilise des tambours accordés auxquels il superpose la voix d'une chanteuse, un piccolo, des marimbas, etc. On pense à Jean-Sébastien Bach, qui, dans les Concertos brandebourgeois, fait jouer une flûte à bec au sein d'un orchestre avec trompette. On n'entend pas forcément le détail de la flûte, mais la finesse réside dans les teintes qu'elle ajoute à la couleur de l'ensemble et dans le contrôle que le compositeur exerce sur ce subtil agencement. Il s'agit d'une sculpture sonore très soignée.

Évidemment, la musique de Reich ou, plus précisément, le courant de la musique minimaliste, a ses détracteurs. Ce que l'on appelle aussi musique répétitive se base sur une utilisation de la boucle, comme on en retrouve aussi, et surtout, en musique pop, mais pour des objectifs tout autres. Si l'on oublie les préjugés, on comprendra peut-être que Steve Reich n'a pas inventé la répétition en musique ! On pense cette fois-ci à une fugue de Bach, où le même motif revient sans arrêt. C'est la règle de la fugue : on commence avec des croches, puis on continue avec des doubles-croches. Comme on ne peut plus revenir en arrière, la rythmique se répète inlassablement jusqu'à la fin. Bien sûr, des objectifs différents supportent chez Beethoven ou chez Reich les variations apportées aux cellules rythmiques ou motiviques. Si Reich veut sculpter le son en travaillant particulièrement l'intensité et les détails du timbre, il doit respecter certaines limites, ne serait-ce que pour permettre à l'auditeur de le suivre. Ce faisant, il fait des choix clairs, parce que s'il s'attaquait simultanément à tous les paramètres de la musique, elle partirait dans toutes les directions et le résultat pourrait décevoir. Comment percevoir le déphasage si tous les paramètres musicaux subissent des variations ? Je crois qu'il a eu l'intuition extraordinaire de faire les bons choix par rapport à ce qu'il voulait atteindre comme qualité et cela le rend comparable aux grands maîtres évoqués plus tôt.

Participer à l'interprétation de ses oeuvres, au piano ou aux percussions, est une autre particularité de Reich. Il a un contact direct avec les instruments et sa musique y gagne une certaine physicalité qui tient compte de l'intuition des interprètes. Ainsi, dans Six Pianos, la partition indique la possibilité de répéter certains motifs 6 à 10 fois, ou 2 à 4 fois, ou 1 à 3, ou encore 3 à 6, etc. L'oeuvre se joue sans chef. Les interprètes choisissent et peuvent décider sur le vif. Le compositeur trouve antimusical de choisir arbitrairement un nombre fixe de répétitions et préfère un résultat approximatif. »

Les pianistes qui interpréteront en première partie du concert "Unions libres II" la musique de Steve Reich et l'oeuvre qu'elle a inspirée à Louis Dufort sont Rosalie Asselin, Patrick Beaulieu, Marc Couroux, Brigitte Poulin, André Ristic et Jeremy Thompson.


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(c) La Scena Musicale 2002